La scène journalistique tunisienne connaît depuis plusieurs années une crise identitaire et professionnelle profonde. Entre asservissement à l’ancien régime et recherche de nouveaux modes opératoires qui tardent à venir, sans oublier une recherche de reconsidération auprès du public, beaucoup de titres et de journalistes vivent une période charnière et critique. Seuls quelques cas sortent du lot et préfigurent une forme de “renaissance”.

Rétrospectivement, il est évident qu’à la lumière du contexte dans lequel opéraient les différents titres et professionnels, la qualité des productions ne pouvait pas, en aucun cas, être comparable aux titres anglasoxons.

Deux organes seulement géraient la formation des journalistes et futurs professionnels : l’IPSI (Institut de Presse et des Sciences de l’Information) et le CAPJC[1] (Centre Africain de Perfectionnement des Journalistes et des Communicateurs). Lesquelles deux entités étaient facilement “gérables” par le gouvernement en place : financement, interdiction de faire appel à certains titres internationaux pour mener à bien leur mission, certains matériaux pédagogiques étaient fournis par l’ATIE (ATCE) et donc servaient comme outil de propagande…sans parler évidemment des financements, dont une partie provenait notamment du MEDA[2], le programme européen.

Sur le plan associatif, seule l’Association des Journalistes Tunisiens opérait et profitait pleinement des faveurs du régime, même si elle se présentait comme structure indépendante. Il suffit de se rendre compte que 8 des membres siégeant dans son bureau directeur, en 1999, étaient affilités au parti dissout : le RCD.

Quant au financement des titres, l’ATCE avait une main mise complète sur cette activité. Les différents rapports de RSF et FIDH en attestent régulièrement. Sans oublier aussi le manque de savoir-faire professionnel de ces titres dans la recherche de financement étranger et la collecte de fonds.

Ensuite, le Web a commencé sa pénétration en douceur dans le paysage médiatique et journalistique tunisien. Ce qui a permis à certains “pure players” de voir le jour et se positionner en “contre-pouvoir” : Kalima, Alternatives Citoyennes, Kaws El Karama ou encore Tunezine, et plus récemment Nawaat.

C’est donc avec cet héritage lourd que le paysage journalistique et médiatique actuel est amené à avancer, évoluer, se transformer ou mourir. En prenant notamment en considération de nouveaux paramètres qui ont fait évoluer les règles du jeu : des médias sociaux transformant la relation du citoyen à l’information, une nouvelle temporalité dans la production et la consommation de l’information et une crise internationale du journalisme (modèles économiques, indépendance, mutation…)

De ce fait, plusieurs questions peuvent être soulevées, et auxquelles une réponse (individuelle ou collective) est nécessaire à apporter.

Le gouvernement de Ben Ali a identifié dans le Web et l’Internet en général une menace certaine et réelle, comme l’atteste à titre d’exemple le rapport de l’Open Source Center de mars 2010, intitulé “Tunisian Media Freedom”, ou encore celui de Freedom House. (vous pouvez visualiser les deux rapports en bas de l’article).

Comment se fait-il alors, que la presse professionnelle et les médias, ne profitent pas de cette opportunité pour se reconstruire de nouvelles bases solides ? Les pratiques sont toutefois à l’opposé de ce qui est attendu : recherche d’audience et une course effrénée aux clics, une ligne éditoriale se rapprochant de plus en plus des titres de Gossip et de scandales, un mélange des genres digne des souks de la méditerranée, une absence (relative) de prise de recul pour apporter une vision éclairante sur une situation complexe…

Une trentaine de sites de “pure players” numériques comme Kapitalis ou TunisieNumerique occupent aujourd’hui la scène Web. Sauf quelques titres qui respectent les règles de base d’un journalisme en ligne, pourquoi une grande majorité de titres ne déclare pas de manière transparente des informations clefs : leur financement, la structure juridique de l’entité, leur ligne éditoriale…

Quelle indépendance du SNJT vis-à-vis des acteurs et instances de télécommunication ? Quand le seul et unique syndicat accepte de se faire sponsoriser par un opérateur télécom[3], il est légitime de se poser la question de l’indépendance de cet organe. J’imagine mal, personnellement, voir un jour un article qui va à l’encontre de certaines orientations de cet opérateur !

Quels programme et projet de restructuration et de mise à niveau du secteur et du métier ? Et avec quelles parties prenantes ?

Quelles modalités de formation des journalistes actuels et la relève du futur ? Comment faire en sorte que les journalistes d’aujourd’hui sauront mobiliser intelligemment les outils et services Web comme ça peut se faire ailleurs. Une newsroom dédiée aux médias sociaux comme l’exemple de la BBC[4].

Comment rendre plus cohérents et efficients, les programmes de recherche académique, de formation initiale et de formation continue avec la demande du marché et l’offre d’information ? Si aujourd’hui Facebook se trouve en situation de monopole d’information du public tunisien, c’est peut être aussi à cause d’une absence d’une offre crédible d’information. Une offre qui sait tout d’abord poser les bonnes questions, avant de se précipiter à apporter des réponses.

Oui, il est possible aujourd’hui d’être praticien et d’enseigner, ou d’enseigner et d’être praticien. J’imagine mal demander à un professeur de musique de ne pas utiliser son piano et d’écrire sur les personnes qui jouent avec !

Etant données les caractéristiques actuelles du journalisme tunisien, quelle place et quel modèle économique pour les travaux d’investigation (économique, politique, financière…) ? Et quelle complémentarité avec d’autres corps de métier pour enrichir ces productions : visualisation des données, analayse statistique, datajournalism[5]…

Autant de questions que d’enjeux et que d’acteurs, autant de risques que d’opportunités. Il s’agit avant tout une question de responsabilité individuelle et collective, d’une vision et d’une projection à moyen et long terme et d’une volonté de d’exemplarité.

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[1] http://www.capjc.nat.tn/
[2] http://europa.eu/legislation_summaries/external_relations/relations_with_third_countries/mediterranean_partner_countries/r15006_en.htm
[3] http://www.letemps.com.tn/article-57915.html
[4] http://www.cyberjournalist.net/bbc-news-opens-multi-platform-newsroom/
[5] http://beta620.nytimes.com/

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Pour aller plus loin :

Des journalistes… au journalisme
On Quora, Journalism and Disintermediation
News organizations still party like it’s 1899
No, Twitter Is Not a Replacement For Journalism
NYT Reporter Shows the Power of Twitter as Journalism
Guardian and Observer to adopt ‘digital-first’ strategy
BBC developing new iPhone app for field reporters
Page One: Inside the New York Times