Moez Chakchouk, P.D.G de l'Agence Tunisienne de L'internet. (Yasmine Ryan/Al Jazeera)

Le régime de Zine El Abidine Ben Ali a toujours été un ennemi de l’Internet libre. La censure d’Internet mobilisait de nombreuses ressources. L’Agence Tunisienne d’Internet (ATI, fondée en 1996) a été l’outil utilisé par le gouvernement pour verrouiller l’accès aux voix dissidentes du web et aux sites Internet critiques envers le régime. Après l’éviction de Ben Ali, le 14 janvier 2011, les internautes tunisiens ont commencé à jouir, pour la première, d’un accès à un Internet non censuré.

Alors que l’ATI essaye de casser cette image de censeur du web, différentes interrogations voient le jour quant au rôle de l’Agence dans la Tunisie post-révolution, à l’avenir du matériel de censure et aux défis d’Internet dans le pays.

Pour répondre à toutes ces questions, Index on Cencorship a interviewé Moez Chakchouk, P.D.G de l’ATI. Une plainte a été déposée pour contraindre l’ATI à remettre en place le filtrage de contenu pornographique sur le web.

Si l’ATI perd ce procès comment envisagez-vous l’avenir de la censure sur Internet en Tunisie ? Est-ce que cette décision pourrait ouvrir la voie à d’autres poursuites judiciaires demandant le blocage d’autres types de contenus ?

Il y a déjà d’autres plaintes déposées contre l’ATI pour demander le filtrage d’autres contenus. Il y a des poursuites intentées par des juges d’instruction, similaires aux demandes faites par le Tribunal militaire au mois de mai. (En mai 2011 l’ATI a dû filtrer 5 pages Facebook critiquant l’armée, suite à un verdict pris par le Tribunal militaire.). Nous avons reçu des plaintes pour censurer une trentaine de pages Facebook.

Qui est à l’origine de ces dépôts de plainte ?

Il y a des plaintes déposées par des personnes contre d’autres personnes pour diffamation, ou pour diffusion d’informations fausses ou non vérifiées. Dans ce cas c’est le juge d’instruction qui demande à l’ATI de filtrer ce type de contenu.

Sous l’ancien régime, l’ATI utilisait un équipement de censure. Des questions se posent quant à cet équipement. Où est-il maintenant ? Qu’en a-t-on fait ? Va-t-on s’en servir à nouveau ?

L’équipement de censure est toujours au siège de l’ATI. Ce matériel a été acheté et installé par le gouvernement en 2006. En 2011 rien n’avait été acheté. En fait, l’équipement nécessite une extension chaque année pour faire face à l’augmentation du trafic Internet. En 2011 rien n’a été ajouté car le gouvernement avait repris une subvention qui nous avait été accordée.

Qu’en est-il des cinq pages Facebook que la Tribunal Militaire vous a demandé de filtrer ?

Nous avons commencé à filtrer ces pages pendant un moment, puis nous avons dû arrêter pour des raisons techniques. Les filtres n’étaient pas capables de couvrir le trafic Internet qui était passé de 30 Go à 45 Go par rapport à l’année dernière. Sachant que pour une augmentation de 15 Go nous avons besoin de plus de deux machines de filtrage. Lorsque nous avons essayé de filtrer ces pages avec l’équipement disponible, la qualité du service Internet a baissé. Et nous ne pouvons pas permettre que cela arrive, parce que nous avons des contrats avec des fournisseurs de services Internet (FSI) … Nous sommes en quelque sorte coincés entre les deux. Juridiquement, l’agence est obligée de filtrer (…) mais nous ne pouvons pas le faire. Nous avons donc décidé de ne pas filtrer jusqu’à ce que nous puissions améliorer l’équipement que nous avons.

En plus, en aout 2011 l’Agence a du faire face à une autre panne mécanique : la machine de filtrage est tombée en panne. Chose normale étant donné qu’il n’y a pas eu de maintenance pendant un an et que l’extension nécessaire n’a pas été mise en place.

Sous l’ancien régime, l’ATI jouait le rôle de censeur d’Internet. Quel est le rôle de l’ATI dans l’après-Ben Ali en Tunisie? Et comment peut-elle passer d’une agence qui censure sur Internet les voix dissidentes et le contenu critique à l’égard du régime, à une institution garantissant la liberté d’Internet?

À l’heure actuelle il n’y a pas de censure sur Internet. Je suis contre la censure. Mais au cas où il a un appel au retour de la censure, il doit être fondé sur des textes juridiques. Et pour l’instant il n’y a pas de tels textes concernant l’Internet en Tunisie.

L’objectif de l’agence après la révolution est de garantir la neutralité du net. Quand nous disons neutralité on ne devrait pas se soucier du contenu.

En réalité nous ne voulons pas d’une législation pour Internet car nous sommes conscients des risques.

Si nous voulons développer Internet en Tunisie nous ne devrions pas créer des obstacles. Il n’est pas urgent pour la Tunisie de tracer des lignes rouges. Mais je veux préciser que ceci est mon point de vue personnel, indépendant de celui de l’Agence, qui elle doit rester neutre.

S’il doit y avoir le contrôle d’Internet en Tunisie, ce contrôle doit être intelligent, transparent et doit avoir lieu pour des raisons de sécurité. L’agence, effectuait un tel contrôle secrètement. Aujourd’hui, nous préconisons la transparence absolue. Il serait d’ailleurs mieux qu’un nouvel organisme public soit mis en place et prenne en charge une telle tâche. L’ATI ne peut pas garantir la neutralité d’Internet et de superviser l’Internet en même temps. Il y a conflit ici. Ceci est en tout cas mon point de vue personnel en tant que représentant légal de l’ATI.

Savez-vous où sont les principaux techniciens et des fonctionnaires en charge du blocage et de la surveillance d’Internet sous l’ancien régime ? Sont-ils encore en poste ?

L’ATI est une agence technique où le matériel de censure a été et est toujours installé. L’agence n’a jamais été impliquée dans le choix des sites a censurer. Les employés de l’agence savent comment faire fonctionner et entretenir les machines, mais ils ne sont pas ceux qui choisissent les sites à censurer. Ils ne sont formés qu’à l’entretien de l’équipement. Ceux qui prenaient ces décisions n’étaient pas des employés d’ATI.

Selon les informations que j’ai, l’Agence Tunisienne de Communication Extérieure (ATCE) a été impliquée dans la prise de telles décisions (…) l’ATCE avait d’importants échanges avec l’ATI. Mais ces opérations n’ont pas été classées comme des pratiques de censure, simplement comme de la surveillance de site web. Mais il n’y a aucun document qui prouve que les échanges entre les deux agences étaient en lien avec la censure.

L’ancien parti au pouvoir, le RCD, le palais présidentiel et l’appareil de sécurité, pourraient avoir été impliqués également dans ces pratiques. Je ne sais pas exactement. Il n’y a pas de documents qui révèlent les noms exacts et les partis.

Qu’en est-il des entreprises étrangères avec lesquelles l’Agence a coopérée sous l’ancien régime? Coopérez-vous toujours avec elles?

Nous ne coopérons plus avec les entreprises avec lesquelles nous coopérions dans le passé. Au cours de l’année écoulée nous avons mis un terme aux opérations de l’agence avec les anciens marchés, et nous n’avons pas lancé de nouveaux projets liés à la censure.

Depuis que l’Agence fait du filtrage pour les institutions publiques, nous avons essayé de renouveler un contrat de maintenance avec une société de filtrage. Mais nous avons connu des problèmes importants, et le contrat n’a pas été renouvelé pour le moment. Cette société considérait l’Agence Tunisienne d’Internet comme un partenaire important … un partenaire technique qui hébergeait de l’équipement qui ne lui appartient pas, et qui a été utilisé pour procéder à la censure et les tests de surveillance. Pour ces entreprises, la Tunisie a répondu à leurs besoins; un pays proche de l’Europe, un endroit où tout était permis, et où personne n’ose poser de question autour de la fomule « erreur 404 ». Mais maintenant, quand un site Web hébergé en Europe, ou aux Etats-Unis n’existe plus, et que le Error 404 s’affiche sur l’écran d’ordinateur, les journaux signalent immédiatement que «la censure est de retour”, et que «ATI nous ment”. En réalité, il n’est pas une seule machine, à l’exception des filtres locaux, qui ne fonctionne que pour les institutions publiques.

Quel est le nom de cette société?

Malheureusement, je ne peux pas vous dire les noms des entreprises. J’ai lu les contrats de ces sociétés qui travaillaient avec l’Agence, et ils contiennent des clauses de confidentialité.

Quels sont les prochains défis à venir pour l’ATI et l’Internet en Tunisie?

Lorsque nous vérifions l’indice de développement des TIC, nous remarquons que le problème de la Tunisie est le contenu. Nous avons une infrastructure de pointe, mais le contenu et les applications ne sont pas développés, pour des raisons simples. Avant, pour créer un site web, il y avait des obstacles – l’approbation de l’ATCE et la censure. Les gens ne se sentaient pas à l’aise et en sécurité pour créer du contenu. Il était impossible de créer des sites web en Tunisie, c’était un rêve.

L’obtention d’un nom de domaine pour un site web était aussi impossible. Mais, maintenant tout citoyen tunisien peut aller demander le nom du domaine qu’il ou elle choisit. Il n’y a plus de contraintes politiques. Et il n’y a plus de censure. Les gens avaient peur qu’eux et leur famille soient surveillés par les autorités. C’est pour cela que la Tunisie est à la traine.

Les obstacles qui ont été en place au cours d’une certaine période devraient être abolis aujourd’hui. Nous devrions essayer d’assurer un développement adéquat, sans contraintes, et sans obstacles. Internet c’est la liberté, Internet c’est l’ouverture. Bien sûr, il peut être mal utilisé, mais nous nous améliorerons au fil du temps.

Maintenant, les gens portent plainte les uns contre les autres pour diffamation. Nous sommes dans une réaction excessive et j’ai peur qu’en réagissant ainsi nous recevions des ordres de censure.

Un autre défi pour Internet en Tunisie c’est la régulation. Le gouvernement ne devrait pas être impliqué dans la régulation d’Internet. Au lieu de cela, une autorité indépendante devrait prendre en charge une telle tâche. Mais nous n’avons pas ces autorités pour l’Internet en Tunisie, nous avons donc soulevé cette question de façon réaliste.

Si l’Etat veut tracer des lignes rouges pour la liberté d’Internet, il faudra d’abord établir une autorité indépendante chargée de réguler Internet. La législation pour Internet ne devrait pas être élaborée sans une autorité de régulation qui crée l’équilibre entre les intérêts publics et individuels. L’Etat a le droit de protéger et d’éliminer la diffamation, mais les citoyens ont le droit de s’exprimer librement. Nous avons donc besoin d’équilibre, et si le gouvernement ne peut pas créer un tel équilibre, un conflit d’intérêts se produira.

Traduit de l’anglais par Frida Fado