J’apprenais la nouvelle il y a deux jours. Deux jeunes tunisiens, âgés de 28 ans, originaires du gouvernorat de Mahdia, écopaient chacun d’une peine de 7 ans et demi de prison ferme et de 1200 TND d’amende pour publication de photos insultant le Prophète sur le réseau social Facebook.

J’ai d’abord cru à une intox avant de retrouver la trace de la nouvelle sur deux sites d’information tunisiens. Une petite recherche poussée sur le net m’a permise de découvrir le témoignage de l’un des accusés, Ghazi Béji. Son témoignage avait été recueilli sur le blog Atheistica de Kacem El Ghazzali, marocain athée, très actif sur la toile mais aussi dans la sphère réelle. Dans son témoignage, Ghazi parle de son athéisme, de ses déboires quotidiens à cause de ses convictions et expose sa version des faits par rapport à l’affaire des photos. Il parle également d’une nouvelle qu’il avait écrite en langue arabe, intitulée “L’illusion de l’Islam” (وهم الاسلام) et qui a circulé sur le net. Il avait écrit la nouvelle entre mars et juillet 2011 alors qu’il était immobilisé au lit suite à une opération du genoux. Si Ghazi a pu témoigner, c’est parce qu’il a pu s’enfuir de la Tunisie avant de se faire arrêter.

En effet, le 8 Mars 2012, soit 3 jours après l’arrestation de son ami Jabeur Mejri, deuxième inculpé dans l’affaire, Ghazi apprenait que ce dernier avait fini par cité son nom – sous la torture selon les dires de Ghazi – et ancien militant tunisien des droits de l’Homme lui conseillait de quitter le pays car l’affaire était “très sérieuse”. Ghazi s’est donc enfui en Libye où il a passé la nuit. La situation sécuritaire chez les voisins n’étant en rien rassurante, il décide de revenir en Tunisie le 9 mars. Il apprend que la police est passée par chez lui (Ghazi vit chez ses parents) et décide alors de s’enfuir chez les voisins du côté Ouest. Il part en Algérie. Une tante lui envoie la somme nécessaire pour prendre l’avion en direction de la Turquie. Une fois sur place, il traverse le fleuve Evros à la nage pour accoster en Grèce. Une traversée qu’il aurait pu payer au prix cher de sa vie. (Cf : Grèce-Turquie: 16 migrants retrouvés noyés). Depuis, il s’est installé en Grèce clandestinement. Squatteur pendant les premiers jours, il loue depuis peu avec des clandestins Algériens grâce à l’argent que lui envoie sa tante.

Les faits que je viens d’exposer dépassent de quelques détails le témoignage qu’on peut lire sur le Blog de Kacem, parce que grâce à ce dernier, j’ai pu appeler Ghazi en Grèce. Suite à notre entretien téléphonique, mais aussi suite à la réception d’une copie conforme du Certificat d’extrait d’arrêt correctionnel qui m’a été remis par un ami de la Ligue des Humanistes Tunisiens, j’ai décidé avec mon amie journaliste Henda Hendoud de partir à Mahdia pour enquêter sur cette affaire.

Nous nous sommes ainsi rendue à Mahdia le mercredi 4 avril. Le premier protagoniste de l’affaire que nous rencontrons est Maître Foued Sheikh Zaouali, l’un des deux plaignants. Jeune avocat, à peine la quarantaine, il nous reçoit aimablement à son bureau situé à quelques dizaines de mètres du Tribunal de Première Instance de Mahdia. Nous nous présentons et lui expliquons les raisons de notre présence. Nous lui demandons de filmer l’entretien. Il accepte.

Maître Sheikh Zaouali, dossier bien garni à la main (nous disposons d’une copie qu’il a bien voulu nous fournir), nous explique les raisons qui l’ont poussé à porter plainte contre Jabeur Mejri. Car il est important de le souligner, Ghazi Béji n’était pas concerné par la plainte.

Maître Sheikh Zaouali reçoit le 2 mars 2012, à son bureau, une connaissance (le deuxième plaignant dont je ne citerai pas le nom puisque nous ne l’avons pas rencontré et donc pas eu son autorisation) qui lui parle de la publication sur le réseau social Facebook de photos portant atteinte au Prophète et à l’Islam par Jabeur Mejri et lui demande conseil sur la manière d’agir. Maître Sheikh Zaouali, après avoir constaté par lui-même les photos en ligne sur le profil de Jabeur, décide d’appeler ce dernier pour lui demander de retirer les photos. Jabeur Mejri lui répond (selon le témoignage officiel de l’avocat plaignant) qu’il n’en fera rien, insulte l’Islam et le Prophète, traitant les musulmans d’hypocrites, déclarant qu’il ne reconnait que la religion juive et qu’il demandait asile en Israël. L’avocat n’appréciant pas les propos de Jabeur décide de porter plainte contre lui. La plainte est déposée le lendemain 3 mars par les deux plaignants, sollicitant l’ouverture d’une enquête pénale contre Jabeur Mejri pour atteinte au Prophète au moyen de photos et d’écrits, atteinte au sacré appelant à la Fitna (désaccord, divisions) entre musulmans.

Le 5 Mars, Jabeur est arrêté et le deuxième plaignant est entendu. Ce dernier déclare qu’il connait Jabeur mais qu’il n’a avec lui aucun problème personnel ni différend excepté l’atteinte qu’il a porté à la communauté musulmane (Al Oumma) et qu’il porte plainte en sa qualité de musulman ayant subi un préjudice moral aigu l’ayant énormément affecté.

Jabeur est entendu pour la première fois le jour même (5 Mars). Il reconnait avoir publié textes et photos sur son compte Facebook personnel et explique que ces publications sont dues à ses convictions car il ne reconnait pas la religion musulmane. Il déclare être athée et dit avoir par le passé demandé l’asile politique en Israël et aux États Unis. Il insiste sur le fait que les publications ne sont motivées que par ses convictions personnelles. Il refuse de présenter des excuses soulignant que ces publications ont été faites sur son profil personnel et que personne n’a à porter plainte contre lui. Il déclare n’être atteint d’aucun trouble psychique et n’avoir jamais eu à se faire soigner par le passé.

Deux jours plus tard, soit le 7 Mars, Jabeur est entendu une deuxième fois. Il change de discours. Rappelons que Ghazi dans son témoignage évoque la torture de son ami, fait que nous ne sommes pas parvenues à vérifier puisque nous n’avons pas rencontré Jabeur en prison ni ne sommes parvenues à rencontrer les membres de sa famille. Le 7 Mars donc, Jabeur déclare que son compte Facebook a été consulté en sa présence dans le cadre de l’enquête et qu’un livre dont il est l’auteur a été constaté. Ce livre porte le titre de “La bande uabs” (عصابة uabs) en référence à son ancien employeur. Il avoue y citer les noms d’employés qui lui avaient porté préjudice par le passé et évoque son licenciement abusif. Il dit avoir écrit ce livre par souci de vengeance mais aussi d’interpellation de l’opinion publique et avoue y avoir intentionnellement porté atteinte à l’image de l’Islam et du Prophète en y intégrant des caricatures qui lui ont été fournies par son ami Ghazi Béji connu par tous les habitants de Mehdia pour son athéisme et évoque le livre de ce dernier “L’illusion de l’Islam”.

Jabeur revient également sur son refus de présenter des excuses formulé l’avant veille, demande pardon auprès de tous ceux qu’il a pu offenser et déclare regretter ses actes les attribuant à des fins personnelles qui le lient à certaines personnes employées à la SNCFT de laquelle il a été renvoyé abusivement.

Le 8 mars, une demande de prolongation de la garde-à-vue est formulée :

Le 9 Mars, une ordonnance d’ouverture d’instruction est émise à l’encontre Jabeur et Ghazi pour transgression de la morale, diffusion de publications et d’écritures de sources étrangères et autres qui troublent l’ordre public et apport de préjudice aux tiers à travers les réseaux public de communication sur la base des articles 121-3 et 226 du code pénal et l’article 86 du code des télécommunications.

Le jour même, les flics débarquent aux domiciles des accusés et confisquent un ordinateur, un disque dur et détiennent 11 pages tirées d’Internet :

Le 12 mars, un nouveau constat est effectué. Le PV révèle le pseudonyme de Jabeur (Iheb Gammarth) et décrit les caricatures publiées (que Maître Sheikh Zaouali a préféré ne pas nous fournir afin qu’elles n’accompagnent pas cet article). Le livre “Illusion de l’Islam” dont Ghazi est l’auteur est à nouveau évoqué et voici la description qui en est faite :

“Doute de l’existence de Dieu, doute de l’existence d’une religion nommée Islam, doute de l’existence du Prophète Mohamed (QSSL) avec justificatifs du doute comme affirme l’auteur”

Le même jour (12 mars), un mandat d’amener est émis contre Ghazi. Mais Ghazi avait déjà quitté le pays le 9 mars.

Y avait-il des avocats ?

Jusqu’à la date du 12 mars, aucun document en notre possession ne mentionne la présence d’avocat(s). Maître Sheikh Zaouali nous a confié (vidéo à l’appui) qu’aucun avocat n’a accepté de plaider. Ce dont m’avait déjà informée Ghazi lors de notre entretien téléphonique et ce que nous a également confirmé son père plus tard. Selon Maître Sheikh Zaouali, ses collègues avaient refusé de le faire par principe.

Le 13 mars, Jabeur est entendu par le juge d’instruction. Le PV évoque que l’accusé a refusé explicitement de faire appel à un avocat. Une autre page Facebook ouverte avec un autre compte mail (portant tout de même le nom de Jabeur) est évoquée. Jabeur déclare que c’est Ghazi qui la lui a ouverte, l’initiant à son utilisation et lui remettant les photos. Jabeur dit avoir agi sous l’influence de Ghazi, qu’il appartient à une famille conservatrice. A ce niveau du PV nous pouvons alors lire la phrase :

“Nous l’avons alors informé que nous ne l’entendons pas en raison de ses croyances ou de ses idées mais qu’il est poursuivi en raison d’actes contraires à la loi compte tenu des photos qu’il a publiées et qui portent atteinte aux croyances d’autrui ce qui est de nature à troubler l’ordre public en plus de leur portée pornographique qui transgresse la morale et porte préjudice aux tiers”.

Le 15 Mars, deux témoins sont entendus : Maître Sheikh Zaouali (un des deux plaignants – son témoignage est publié au début de l’article) et une deuxième personne (dont je ne citerai pas le nom). Le deuxième témoin évoque en plus de l’affaire en question deux autres affaires concomitantes à l’encontre de Jabeur pour diffamation mais déclare qu’elles font l’objet de plaintes distinctes :

Le 28 Mars 2012, la sentence tombe : Jabeur et Ghazi sont condamnés à 7 ans et demi de prison ferme et 1200 TND d’amende.

Jabeur depuis a fait appel. Le père de Ghazi a pris un avocat qui fera objection puisqu’il a été jugé en son absence.

Nous avons quitté le bureau de Maître Sheikh Zaouali et nous sommes dirigées au domicile de Ghazi où son père nous attendait. Nous sommes par la suite parties rencontré le Sheikh Wanness, réputé pour être le chef des salafistes à Mehdia car nous avions appris que des menaces de mort auraient été proférées contre les deux accusés, les rumeurs disant qu’on enverrait quelqu’un jusqu’à dans la cellule de Jabeur pour l’assassiner. Ces menaces ont été niées par Sheikh Wanness.

Olfa Riahi

[NDLR] Article initialement publié sur le blog de l’auteur
Titre original : “Affaire Mahdia” : L’Enquête – “Athéisme, délit de pensée, atteinte au sacré ?”