La question que Khadija se pose est celle de savoir si, dans son cœur, son enfant gardera le souvenir du déchirement. Elle a du l’abandonner un mois et demi. En fait 10 jours seulement. Après ça elle s’est rendue quotidiennement à l’hôpital pour le voir. « J’arrivais à 9h du matin et je restais dans la salle d’attente jusqu’à 11h, jusqu’à ce que la responsable me laisse entrer pour que je vois mon fils. Je restais une heure avec lui tous les jours. » Khadija est mère célibataire. Quand elle a accouché sa famille lui a imposé d’abandonner son enfant. Elle a du le laisser aux bons soins des infirmières. Et puis un jour elle a trouvé une solution, elle a embarqué son fils et elle s’est installée au foyer des mères célibataires de l’association Amal à Tunis.

Khadija a trente ans. Elle fréquentait son copain depuis trois ans quand elle est tombée enceinte. La pilule ? Elle ne la prenait pas, elle ne pensait pas au risque de grossesse. Elle espérait juste que son copain finirait par l’épouser le jour où il aurait assez d’argent.

Mais en fait il a préféré se fiancer à une autre et à laisser Khadija se débrouiller seule. Elle n’a pas pensé à avorter. Ou plutôt elle a tout fait pour éviter. « Tous les jours je me disais que j’irai le lendemain, et finalement le lendemain je repoussais encore, j’ai trouvé des excuses jusqu’à ce qu’il soit trop tard… » Elle a donc mené sa grossesse à terme.

A trente ans elle pensait son avenir tracé : épouser son copain et mener une vie tranquille. Elle est tombée enceinte, il est parti et avec lui la possibilité d’être en couple de manière stable, avant qu’il ne soit trop tard. Pour beaucoup de femmes quand la trentaine approche une horloge semble se mettre en route : si je ne trouve pas le bon partenaire, si je n’ai pas d’enfant bientôt, il sera peut-être trop tard. Trouver un fiancé à 30 ans, économiser quelques années pour organiser le mariage, espérer qu’aucun des deux ne change d’avis et voilà les années qui s’accumulent et la possibilité d’avoir un enfant qui s’envole. Khadija y a pensé, elle l’avoue à demi-mot. Elle a voulu son enfant parce que, quelque part au fond de sa tête, elle n’était pas certaine de pouvoir en avoir un autre.

Quand on regarde les choses en face on se dit que Khadija a fait un bébé toute seule et, que sans vraiment le vouloir, elle change les mœurs tunisiennes.

D’ailleurs quand on jette un œil aux statistiques de l’association Amal pour la famille et l’enfant on s’aperçoit que Khadija n’est pas seule. Il y a un chiffre qui prend de la place dans le compte rendu annuel de l’association. C’est le pourcentage de mères célibataires âgées de 30 ans et plus. En 2008 elle représentaient 37% de l’effectif, 44,5% en 2009 et 38% en 2010. Plus d’un tiers des mères célibataires présentes dans le foyer.

Pour Samira, la psychologue de l’association, l’hypothèse des femmes trentenaires qui décident de faire un enfant seule n’a rien d’étonnant : « toute les grossesses sont désirées finalement. Il suffit de discuter avec les mères pour s’en rendre compte. » Certaines tombent enceinte pour construire le foyer et la famille qu’elles n’ont pas eu. Une famille qui passera par le lien avec l’enfant ou par le lien avec le père.

En Tunisie le célibat est de plus en plus fort. Alors forcément, le changement de moeurs s’opère. Il suffit de lire une étude du Ministère de la santé de 2007, qui éclairait déjà à l’époque sur les évolutions de la famille en Tunisie entre les années 70 et les années 2000. Des évolutions qui se font toujours sentir aujourd’hui et qui montrent qu’un nouveau mode de vie est en train d’émerger. Un mode de vie qui fait de plus en plus de place à l’individu et au libre choix. Le mariage et le nombre d’enfants par femme sont en recul, le célibat, lui, se développe.

De plus en plus de jeunes choisissent de manière libre leur partenaire, par exemple, et bénéficient même du soutien de leur famille. Le choix du partenaire s’opère de plus en plus en fonction de facteurs extra-familliaux comme le travail ou le niveau d’instruction. On ne va plus forcément épouser une cousine ou une connaissance de la famille pour perpétuer les traditions.

Le moment du mariage recule. De ce fait la possibilité d’avoir des enfants diminue. Entre 1966 et 2001 l’âge auquel les femmes se marient est passé de 21 ans à 29 ans. Le célibat des femmes de 40 à 44 ans est passé de 1,8% de cette population à 9% sur le même laps de temps. Ce dernier chiffre montre que le célibat dit « définitif » est de plus en plus important. Ces femmes se retrouvent donc seules et sans enfant, alors qu’elles désiraient peut-être en avoir. Mais hors mariage cette possibilité reste difficile en Tunisie. Lutter contre les idées reçues et aller contre la culture majoritaire est un défi que peu d’entre elles tentent de relever.

Une bonne partie de la population se retrouve coincée. En effet le mariage est de plus en plus inaccessible pour les jeunes Tunisiens. D’abord parce qu’il faut trouver le bon partenaire. D’un côté les hommes reprochent aux femmes d’être vénales, de l’autre les femmes reprochent aux hommes d’être menteurs. Un cercle vicieux qui n’encourage personne à économiser ! Parce qu’une des causes de la dégringolade du mariage est là : comment trouver de quoi financer un tel événement quand on ne travaille pas ou que les contrats sont précaires ? Un banquier installé au cœur de Tunis témoigne : « En moyenne les gens sollicitent des crédits de 20 à 30 000 dinars, au remboursement échelonné sur 7 ans. Mais pour ça il faut être fonctionnaire et gagner environ 750 dinars par mois. » Autant dire que le champs des possibles est réduit pour une grande partie de la population.

Le ministre des affaires religieuses, Nouressine Khadmi, aurait trouvé une solution au problème. Il a ainsi lancé l’idée de la création d’un fond pour aider les jeunes à se marier.

« C’est une suggestion a laquelle nous réfléchissons, explique Kamel Essid, du Ministère des Affaires Religieuses. Dans notre culture le mariage a une place importante, nous devons donc diffuser ses principes auprès des jeunes, pour que notre culture reste ce qu’elle est. »

On va mettre la main à la poche pour que les jeunes se marient. Pas sûre que cette solution fonctionne. Régler la facture de la salle des fêtes ne sert à rien si ces mêmes jeunes n’ont pas d’emploi. Vouloir à tout prix sauver l’honneur ne mène à rien. Marier les jeunes parce que la morale le requiert ne leur assure pas une vie heureuse. Ils vivront suivant les conventions, certes, mais ne vivront pas vraiment.

Une autre solution sort de temps en temps de la bouche de politiciens, hommes comme femmes, coincés dans une autre époque : la polygamie. Une solution qui permettrait de lutter efficacement contre le célibat des jeunes filles. Sans même entrer dans le débat autour de la valeur d’une femme, cette idée peut-être démontée d’un point de vue mathématique. A-t-on pensé au célibat des hommes ? Certes les femmes représentent plus de 51% de la population tunisienne, reste que cet écart n’est pas suffisant pour justifier qu’un homme puisse avoir plusieurs épouses. Il léserait de facto un autre homme. La polygamie comme réponse à un manque de moyen financier n’est pas la solution. Elle ne ferait qu’accentuer l’injustice sociale : un homme avec de l’argent pourrait épouser une, deux, trois femmes. Alors que celui sans moyen se verrait réduit au célibat définitif. On ne résout donc pas le problème, au contraire, on le renforce.

Finalement la seule solution au « problème » du célibat se trouve dans une évolution nécessaire des mentalités. D’un côté il faut accepter le célibat d’une partie de la population, de l’autre il faut revenir à une idée moins matérialiste du mariage. Louer une robe 800 dinars pour parader deux heures est un non sens dans un pays où le smig avoisine les 300 dinars. Meubler un appartement à crédit c’est commencer sa vie avec des hypothèques. Et franchement, on souhaite autre chose à un couple fraîchement marié.

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