La semaine dernières des émeutes ont eu lieu dans le pays. Les rumeurs racontent que des salafistes énervés ont voulu protester contre des oeuvres d’art exposées au Palais Abdellia. Reste qu’en visionnant les images des émeutes on s’est vite rendu compte qu’il y avait peu “d’hommes à barbe” parmi les casseurs. La chaine française TF1 a tout de même décidé de profiter des évènements pour diffuser à ce moment précis un reportage résumant les évènements en lien avec des salafistes en Tunisie, un reportage très “sobrement” intitulé : “La menace”.

A travers ce reportage la journaliste met en avant une partie seulement de la réalité de la situation tunisienne en parlant des violences exercées par certains “salafistes”. Mais en l’absence de contre point, outre un ton exagérément sensationnaliste, avec une musique de fond digne d’un film de terreur, le rendu journalistique de TF1 ne va que dans un sens : celui de la peur et de l’amalgame.

Ton grave de rigueur pour le lancement du sujet du magazine d’information “Sept à huit” du dimanche 17 juin 2012: “Les fondamentalistes musulmans menacent-ils le retour à la démocratie après la chute de Ben Ali ?” s’interroge le présentateur Harry Roselmack. Pardon ? Le retour de quoi ? Pendant un instant je fixe l’écran en m’interrogeant : quelle partie de l’histoire de la Tunisie ai-je raté pour ne pas me rappeler de la période où le pays a vécu un régime démocratique ?

M. Roselmack, insinuez-vous ici que, sous le régime de Ben Ali, un système démocratique était en place ? Ou peut-être sous Bourguiba ? Ou parlez-vous du temps béni des colonies ? Ainsi en n’admettant que l’on ne retienne comme seul critère de démocratie l’organisation d’élections libres (passons sur les droits des individus, la transparence, la liberté de la presse…) le 23 octobre 2011 est la seule date démocratique à retenir.

Comment, alors, les « salafistes » peuvent-ils empêcher le retour d’un système qui n’a jamais existé ? Je n’en ai aucune idée, mais il me semble que votre journaliste va m’éclairer sur ce point, tout en me faisant découvrir un monde dans lequel je vis, mais dans lequel j’ai l’impression de ne jamais avoir mis les pieds.

C’est parti, la caméra TF1 tourne, la voix off commente : “Distribution de gâteaux [par des salafistes] à des gamins qui n’en ont jamais mangé de leur vie…” Vraiment ? Par “jamais” vous voulez dire : jamais jamais ou juste pas “très souvent” ? Non, parce que je n’ai pas encore croisé d’enfants, dans tout le pays, qui n’ont jamais mangé de gâteaux Break à 350 milimes, environ 20 centimes d’euros.

Alors je m’interroge : à quel moment la journaliste s’est dit : “Tiens ! Faisons du misérabilisme.” A deux heures de vol de Paris des enfants pieds nus qui ne mangent pas de gâteaux et dont les parents mangent des racines. D’ailleurs je ne sais pas si dans le reste de vos rush la mère de famille dit clairement que ses enfants dorment le ventre vide, parce que dans le morceau diffusé ce n’est pas le cas. Pourtant nous avons été trois à tendre l’oreille.

Allez on va mettre ça sur le compte de la mauvaise traduction. Soyons sympa. N’allons pas ici parler de sensationnalisme, d’amalgame, d’idées reçues. Disons juste qu’en frappant bas vous essayez de vous rattrapper de 10 ans de sujets biaisés qui montraient une Tunisie faite de plages et de soleil et de gentils hôtes qui souriaient toute la journée.

Permettez-moi tout de même de vous signifier qu’entre les deux tableaux il y a un juste milieu que j’aimerais vous dépeindre en deux phrases : la Tunisie traverse une période difficile, faite d’insécurité et d’instabilité et pour cause nous ne cherchons pas à faire revenir la démocratie, nous cherchons à la mettre en place ! Et comme dans n’importe quel jeu de pouvoirs chacun essaie, dans un dernier sursaut, de sauver sa tête et de se remplir les poches.

Cher Harry, chère Stéphanie, cher Mathias, ce détail est sans doute insignifiant pour vous, préoccupés que vous semblez être à propager la peur de “la menace”. Une question alors me vient à l’esprit : êtes-vous actionnaires chez un quelconque fabricant d’anxiolythiques ?

En regardant les 15 minutes de reportage je me suis dis que c’était un beau gâchis : toute cette énergie déployée pendant des mois pour filmer les différentes évènements, pour trouver les bons interlocuteurs, pour vous déplacer, pour trouver un bon fixeur et gagner la confiance des membres de l’association “salafiste”…tout ça pour ça. Vous êtiez à deux doigts de nous éclairer, nous spectateurs, sur la réalité de la situation. Il aurait suffit pour cela de réaliser une interview avec un membre des forces de l’ordre et avec des habitants du coin qui sont loin d’être terrorisés.

Car il y a en a plein. Oui oui, je vous assure, je les ai rencontré. Tout ce qu’on lit dans leurs yeux c’est de la lassitude. Ils attendent, impatients, que l’image biaisée que l’on donne de Sejnane, s’efface. Qu’on les montre, eux, qui continuent leur vie tranquillement : les agriculteurs, les potières, les ingénieurs, les cafetiers… Voilà la première chose que je reproche à votre reportage : le manque de contre point. Et c’est pourtant ça qui fait la différence entre un travail de journaliste et un travail de communiquant : le croisement des points de vue.

Votre reportage nous fait croire que la Tunisie est en train de sombrer sous “la menace” salafiste. Au fait vous avez balancé de bout à bout tous les événements qui se sont déroulés… pendant plus d’un an, sans prendre le temps de les situer réellement temporellement. Sans prendre le temps de tempérer, de relativiser. En condensant en quelques minutes des évènements espacés dans le temps et sans recourir à un contre point, vous avez opté pour une ligne droite : celle de la peur.

En effet, vous créez l’amalgame en procédant de la sorte car vous rassemblez en moins de 15 minutes des évènements qui ont eu lieu sur plusieurs mois sans vraiment l’expliciter clairement.

Récapitulons les événements dont vous parlez :

Les salafistes à l’université de la Manouba : novembre 2011.
Les journalistes qui défendent “la laïcité” : janvier 2012
Le jeune homme qui s’est fait attaqué et porte une blessure à la main : agression en décembre 2011
Le jeune homme vidéaste blessé à la jambe : agression juillet 2011.

Si bien qu’en regardant les images des habitants de Sejnane en manteau je m’interroge sur la date de votre tournage. Au pif : février, mars 2012 peut-être. Allez soyons sérieux : il fait plus de 25°c dans le pays depuis presque trois mois maintenant.

Finalement depuis le mois de juillet 2011, combien de manifestations de soutien aux libertés, combien de conférences, de colloques, de formations, de mouvements de la part des citoyens tunisiens qui ne se reconnaissent pas dans cette poussée de violence ?

En omettant cela dans votre reportage vous donnez aux téléspectateurs une image tronquée de la Tunisie.

D’ailleurs parlons d’un mouvement qui n’en finit pas : les citoyens devant l’Assemblée Constituante. Tous les jours devant l’ANC des dizaines de personnes attendent les députés et protestent : pour faire baisser le prix du kilo de tomate, pour augmenter les aides, pour des petites affaires personnelles… Tous les jours les citoyens viennent à la rencontre de ceux qu’ils ont élu et mettent en place une démocratie participative sans barrière, sans le savoir. Tous les jours des Tunisiens restent devant les grandes grilles vertes de l’Assemblée et obligent, de ce fait, la démocratie à se mettre en place. Où sont les caméras et les appareils photo des journalistes avides d’instantané ?

Quand tous ces journalistes filment, photographient, assistent à des manifestations de groupes “salafistes” pourquoi ne se retournent-ils pas pour observer les réactions du reste du peuple tunisien : ce peuple étonné, ne se reconnaissant pas dans ces manifestations de violence et de haine ? Ce peuple tranquille et patient qui se dit que la révolution se fait ainsi : en ouvrant la possibilité de parole à tous ? Pourquoi ne regardent-ils pas les badauds observer ces hommes en noir et se dire que ce ne sont que des caprices d’enfant qui passeront avec le temps ?

Empêtrés dans vos peurs vous semez l’angoisse. Parce que vous n’êtes pas journaliste, vous êtes vendeur de yogourt et que de ce fait on ne peut malheureusement exiger auncun signe de conscience professionnelle de votre part : “Regardez Mesdames et Messieurs : de méchants islamistes qui envahissent le monde” mais, juste après la pub. TF1 n’a jamais été réputée pour son niveau journalistique. Le problème c’est qu’avec cet exercice vous entérinez une fois de plus cette affirmation.

Vous vous contentez de stigmatiser : notre saison touristique n’est pas assurée et une partie de notre économie, de nombreuses familles dépendent de cette activité. Sans argent, sans revenu la misère s’étend, l’ignorance avec. La misère est un terreau favorable à la violence et à l’extrémisme. Vous êtes les extrémistes ! Vous nous condamnez !

Les groupes salafistes existent, ils mènent des actions, c’est clair. Le ministère de l’Intérieur ne semble pas savoir comment agir et nous sommes dans une situation difficile à gérer. Mais rien ne justifie les raccourcis que vous faites.

Alors si vous n’êtes pas actionnaires d’antidépresseur peut-être voulez-vous vous assurer des vacances au Maroc tout frais payés ? Les présidentielles et les législatives étant passées lors de la diffusion de votre sujet je ne peux y lire aucune tentative de détournement de vote. Ouf ! Il s’agirait d’argent plutôt que d’idéologie, je suis rassurée. TF1 reste dans sa droite ligne.