Mercredi 17 octobre, 14h, une foule dense se presse devant le local du SNJT au cœur du quartier de Lafayette à Tunis. « C’est une journée mémorable dans l’histoire de la presse tunisienne, cette grève générale est la première depuis l’indépendance du pays. Aujourd’hui les journalistes sont en gréve pour défendre le droit des citoyens tunisiens à une presse libre digne de ce nom, gérée par des responsables choisis selon des critères de compétence et non des critères d’allégeance »  témoigne Kamel Labidi de l’INRIC présent sur place.

Mongi Khadraoui, secrétaire général du bureau exécutif du SNJT (Syndicat National des Journalistes Tunisiens), est ravi, surtout que la mobilisation a touché 90% des journalistes selon l’UGTT .

A travers cette journée, historique pour les journalistes, hypocrite pour certains citoyens qui ne perçoivent toujours pas de changement dans le travail des médias, plusieurs points se font jour. En effet après une année difficile les journalistes ont l’air d’avoir enfin réussi à s’unifier et à donner plus de poids au SNJT. Le combat se tourne de plus en plus vers la liberté de la presse. Une liberté qui ne pourra être assurée que lorsque les médias seront indépendants et ce principe a l’air d’avoir été intégré par tous les professionnels du secteur.

Et justement, alors qu’il y a quelques jours à peine la Troika annonçait la mise en application du décret-loi 116 relatif à la liberté de la communication audiovisuelle, ce soir là l’annonce de l’application du décret-loi 115 venait clore une année de combat et laissait espérer la mise en oeuvre d’une véritable liberté de la presse.

Cette annonce est un pas positif pour Larbi Chouikha, qui regrette tout de même le temps perdu. Car finalement c’est le sentiment général de cette année : une mise à mal des médias par des tentatives de reculades, pour, finalement, avec un an de retard, décider d’appliquer un cadre juridique qui devrait poser des bases saines.

L’annonce coup sur coup au mois d’octobre de la mise en application du décret-loi 116 puis, finalement, des décret-lois 115 et 116 a réjouit les membres du SNJT, comme tous les journalistes et défenseurs des libertés. Mais replacée dans le contexte politique, cette annonce peut être vue comme un leurre des politiques alors que les tensions sont fortes sachant que la date anniversaire des élections n’a pas vu l’ANC accoucher d’une Constitution et que les inégalités continuent à être grandes dans le pays.

L’année avait été rude pour le secteur des médias : pas de cadre juridique, des violences continues, des nominations-parachutages, un syndicat empêtré dans un combat politique, des journalistes qui peinent à changer leur méthode de travail et des citoyens impatients. Voici un tour d’horizon à travers quelques grands axes, de l’année écoulée dans le secteur des médias en Tunisie.

Un vide juridique qui pose problème

La réforme du secteur des médias semblait pourtant avoir bien commencé il y a un peu moins d’un an justement. Début novembre 2011, deux décrets-lois concernant les médias sont promulgués : les décrets-lois 115 et 116. Il ne reste qu’ à publier les décrets d’application. Des décrets toujours attendus aujourd’hui.

Le décret-loi 115 lui pose le principe de la liberté de la presse et promulgue un nouveau code de la presse, de l’imprimerie et de l’édition. Les restrictions à cette liberté sont minimes et il n’y a plus besoin d’autorisation préalable de publication.

Le décret-loi 116 s’intéresse à la liberté de la communication audiovisuelle et de la mise en place d’une Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle. Cette autorité a un rôle consultatif, un rôle régulateur et un rôle de sanction. Mais surtout elle donne son avis sur les personnalités nommées à la tête des médias audiovisuels publics.

Son collège est composé de neuf membres nommés par le Président de la République (1), par les organisations professionnelles des magistrats (2), par le Président du pouvoir législatif (2), par des représentants les journalistes (2), par des professionnels de l’audiovisuel (1) et par des patrons d’entreprises d’information et de communication (1). Le fait que ce collège soit pluriel garantirait son indépendance. Une indépendance qui a eu l’air de gêner au premier Ministère.

Avant même que les décrets-lois 115 et 116 ne soient promulgués, le Syndicat des Dirigeants de Médias Tunisiens, composé de dirigeants qui n’ont pas participé à la rédaction des textes, du fait de leur travail passé en faveur du pouvoir, se sont élevés contre eux. Notamment contre le décret-loi 115 jugé trop répressif pénalement.

Ces dirigeants de média, notamment de chaînes de télévision privées semblent, surtout préoccupés par l’idée de voir leur licence remise en jeu et une nouvelle distribution de la publicité se faire. Reste que le nouveau gouvernement, mis en place par la Troika (Nahdha, CPR et Takatol), a eu l’air de profiter du mécontentement de cette partie de la scène professionnelle, pour demander la suspension des décrets-lois et la mise en place d’une consultation nationale. Car le décret-loi 116 lui pose problème. Il instaure une Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) qui donne un avis quant à la nominations des dirigeants des médias publics….

On peut donc penser que la composition du collège de la HAICA pose problème et qu’elle est à l’origine du retard d’application des décrets-lois et du fait que des consultations ont eu lieu. La première réunion de cette consultation a lieu en avril et est un échec car elle est boycottée par les professionnels et que l’on trouve à sa tête d’anciens collaborateurs du système Ben Ali. Une deuxième réunion doit avoir lieu, mais encore une fois c’est un rendez-vous manqué.

Entre temps, le Premier Ministère, dont les conseillers n’ont cessé, pendant l’année, d’avoir maille à partir avec les journalistes, décident de faire réviser les textes en les confiant à une commission parlementaire.

Larbi Chouikha, membre de l’INRIC, explique que cette tentative de dé-tricotage du texte n’est pas constructive. L’édifice mis en place doit être pris dans son entier et modifié en fonction de ses imperfections qui se feront jour lors de la pratique.

Kamel Labidi, qui présidait l’INRIC, n’a eu de cesse, pendant toute cette année d’appeler à la mise en œuvre de ces décrets-lois afin qu’un vrai cadre juridique voit le jour pour les médias. Car il pense, lui aussi, qu’avec la pratique il y aura des ajustements à faire.

Au vu de la situation l’INRIC décide de geler ses rapports avec le gouvernement au début du mois de juillet 2012, explique Kamel Labidi, en signe de protestation face à un gouvernement qui n’a fait que tourner le dos au processus de réforme. L’INRIC a tout de même continué à travailler et à coopérer avec la société civile pour défendre le processus de réforme. En l’absence de volonté politique de dialogue la tâche de l’INRIC était difficile. Elle a préparé un plan de travail et des recommandations pour mettre au niveau des médias des pays démocratiques les médias tunisiens, explique Kamel Labidi. Le rapport, sorti fin avril 2012, était une feuille de route. Mais ni l’ANC ni le gouvernement n’ont souhaité en tenir compte jusqu’à présent.

Olivia Gré, directrice de Reporters Sans Frontières en Tunisie, s’est elle aussi inquiétée du vide juridique laissé du fait de la non-application des textes, rappelant régulièrement l’importance d’un cadre juridique défini pour un bon encadrement du secteur.

Des nominations problématiques à la tête des médias publics

Sit-in au sein de Dar Assabah

L’absence de cadre juridique a eu comme conséquence directe des nominations conflictuelles à la tête des médias publics ainsi que des entreprises de presse faisant partie des entreprises confisquées par l’Etat. Ces nominations ne sont pas faites selon des normes objectives mais suivant des affinités politiques et ce dans l’intention de mettre la main sur les médias, pour Mongi Khadraoui du SNJT. Kamel Labidi va dans le même sens et a même l’impression que le gouvernement, en n’adoptant pas des critères transparents et justes, voulait mettre en place des personnes ne servant pas le droit des Tunisiens à une information libre et pluraliste.

Au mois de janvier de nouveaux dirigeants sont placés à la tête de la TAP, de la Société nouvelle d’impression de la presse et de l’édition qui édite les journaux La Presse et Essahafa, de la Télévision nationale Tunisienne. En février c’est à la tête de Radio Zitouna et de Shems FM qu’il y a du changement, en avril à la tête de la Radio Nationale, en juillet de la Wataniya 1( chaîne nationale, ex TV7), en août à la tête de Dar Assabah qui publie Le Temps et Assabah. Tous les secteurs sont balayés : de l’agence de presse à la presse écrite, de la radio à la télé.

Si pour la presse écrite l’autorégulation est de mise, pour les médias audiovisuels c’est la HAICA qui doit émettre un avis conforme concernant la nomination des PDG des établissements publics de la communication audiovisuelle (art 18 du décret-loi 2011-116).

Et temps que le décret-loi 116 n’est pas mis en application l’instance HAICA ne donne pas d’avis, le gouvernement est donc libre de placer qui il souhaite à la tête des médias.

Mais quelque soit le secteur : presse écrite, télé ou radio, toutes les nominations qui ont eu lieu cette année ont été source de conflit.

En janvier, à la TAP (Agence Tunis Afrique Presse) par exemple, la prise de poste d’un ancien de l’agence a suscité un petit mouvement de protestation, pas tant contre la personne nommée que contre la méthode. A Dar Assabah (DA) un sit-in et une grève de la faim ont été organisés. La Radio Nationale est elle aussi traversée par des conflits. Toutes ces institutions sont des médias publics d’origine ou suite à la confiscations de biens du clan Ben Ali.

Ainsi plusieurs conflits ont secoué le secteur des médias pendant l’année : DA étant le plus important, le plus long et le point culminant. C’est sans doute la première fois que la profession s’unit autour de l’indépendance et l’autonomie de la presse. Une union qui portera ses fruits puisque Lotfi Touati finira par quitter son poste.

Le conflit débute au mois d’août lorsque Kamel Samari, ancien journaliste à Londres et militant des Droits de l’Homme, est évincé lors d’un renversement d’un Conseil d’Administration. Il est remplacé par Lotfi Touati, un ancien commissaire de police qui a participé au putsch contre le SNJT en 2009. Cette arrivée n’est pas acceptée par les journalistes et membres du personnel, ainsi un bras de fer commence. Entre l’éviction de l’un des trois rédacteurs en chef du journal Le Temps, Jameleddine Bouriga, altercation physique, un sit-in qui n’en finit pas, une tension qui ne baisse pas au sein de Dar Assabah, l’ex-directeur Lotfi Touati ne trouvait pas de trêve. Il y a quelques jours il a démissionné.

La mise en place d’un nouveau PDG ayant voulu toucher à la ligne éditoriale a beaucoup dérangé les journalistes. Surtout que sous cette nomination se cacherait, selon les employés et journalistes de DA, une volonté de main mise de la part du gouvernement en lien avec les prochaines échéances électorales et une volonté, de la part des fils du fondateur, de récupérer un bien qu’ils avaient en partie cédé à Sakher El Materi.

Lotfi Touati, l’ex-PDG, avait lancé le processus de vente de la maison de presse. Mais la bataille des chiffres a commencé. Entre une administration qui présente la société en faillite et des employés qui présentent une entreprise viable, le discours diffère, les intérêts aussi.

En ce sens ce qui s’est passé à DA est un conflit important car il cristallise beaucoup de choses : la liberté de la presse, l’économie, la corruption, la main mise du gouvernement et le contrôle politique. Le fait que les journalistes et employés aient eu gain de cause est une nouvelle encourageante. Dar Assabah aura été le seul média à se faire entendre.

La Radio Nationale, elle, est toujours un siège de conflit. Habib Belaïd, un ancien de la radio, avait été nommé PDG. Il avait entamé tout un travail de réforme nécessaire, tant sur le fond que sur la forme. Finalement il sera écarté et remplacé par un ancien technicien dont les états de service sont effrayants : incapable de travailler réellement et empêchant ses collègues de travailler, le nouveau PDG Mohamed Meddeb a même été reconnu coupable d’avoir détruit des archives par une audit interne.

Sa prise de poste a immédiatement posé problème. Car lui aussi, d’après le personnel de la radio, s’est immiscé dans la ligne éditoriale des chaînes de radio et a mis au placard des journalistes.

Ces conflits sont représentatifs des tensions qui existent dans de nombreuses rédactions où des journalistes cherchent un nouvel équilibre, alors que d’autres ne veulent rien changer au système.

La violence

Un des constats les plus alarmants de l’année écoulée, quant à la situation des médias, est celui du chiffre des agressions qui tourne autour de trois agressions par semaine, alors qu’elles étaient au nombre de 1,5 dans la période post-révolution. Ce nombre a “explosé” selon Mongi Khadraoui du SNJT. Dans le passé une ou deux agressions été rapportée par mois.

Mais comme l’explique Olivia Gré de RSF, il s’agit en fait de violences nombreuses en une seule fois qui font que les chiffres sont aussi élevés.

Aymen Rezgui, membre du bureau exécutif du SNJT, explique qu’en plus de s’être multipliées, les agressions ont maintenant différentes sources. Avant la révolution « l’ennemi » était unique. Aujourd’hui il se divise principalement en trois camps : les hommes politiques, les policiers et les citoyens / militants.

Les forces de l’ordre continuent à malmener les journalistes, n’ayant sans doute toujours pas trouvé une méthode de gestion des manifestations et des journalistes qui couvrent les évènements. Ainsi la date du 9 avril 2012 (manifestation célébrant la journée des martyrs, violemment réprimée par les forces de l’ordre) restera sans doute la journée la plus sombre de l’année. Lors d’une manifestation célébrant la fête des martyrs au centre ville, les forces de l’ordre , en dispersant la foule, se sont attaqués aux journalistes, les insultant, les violentant et les empêchant de faire leur travail. Quatorze journalistes seront agressés ce jour là : des journalistes tunisiens comme des journalistes étrangers. Cette démonstration de force prouve que la police n’a pas encore changé sa vision envers les journalistes.

Les hommes politiques, eux, sont plutôt dans la violence verbale avec agression, insulte, menace et pression, au sein de l’ANC comme dans la rue ou à travers les médias. Au mois d’avril dernier, quelques jours seulement après la manifestation du 9 avril où une dizaine de journalistes ont été agressés, lors d’une discussion dans l’enceinte de l’ANC, une députée du parti islamiste Ennahdha parle des journalistes en les traitant de « mouches ». Cette désignation dénigrante montre le mépris des politiques vis-à-vis des journalistes et l’absence d’empathie, pour des gens qui ont été victimes de violence.

Ce type de discours influence les citoyens, déjà très durs avec les journalistes. Ces citoyens, notamment les militants politiques, d’après Aymen Rezgui, n’hésitent d’ailleurs pas à s’en prendre physiquement aux hommes des médias et à leur matériel. D’ailleurs une des premières affaires de l’année remonte au mois de novembre 2011. Alors que Ikbal Gharbi, nommée pour prendre la tête de Radio Zitouna, essaie de rentrer dans son bureau, elle est prise à parti par un groupe d’extrémistes religieux qui la menace et l’expulse de la radio. C’est une des premières agressions par des citoyens et des sympathisants de groupe politique après les élections.

Ce sera une des premières plaintes de l’année déposée par un membre du secteur des médias. Une plainte qui date du mois de novembre et pour laquelle Mme Gharbi n’a toujours pas eu de nouvelle.

Et Olivia gré de RSF explique que la manière dont ces agressions sont traitées montrent en fait qu’une justice à deux vitesses est en train de se mettre en place dans le pays. Mongi Khadraoui du SNJT confirme ce sentiment : les agresseurs des journalistes ne sont jamais inquiétés, puisque les différentes plaintes déposées n’ont pas eu de suite jusqu’à présent, alors que les journalistes sont attaqués pour infractions commises par voie de presse avec application du Code pénal.

Ainsi, au mois de février l’affaire du journal Attounsia retiendra toute l’attention. Après la publication d ‘une photo de femme torse nu, le directeur du journal et arrêté et emprisonné avant même que son jugement ait lieu sur la base du Code pénal. Son rédacteur en chef et le journaliste de l’article en question seront eux aussi arrêtés.

Cette affaire n’est pas la seule du genre puisque plusieurs journalistes comparaîtront dans l’année devant les tribunaux pour diverses accusations : diffusion de fausses informations, diffamation ou encore publication de fausses nouvelles…

La violence est donc physique, verbale et psychologique puisque les journalistes, qui sont en train de se débarrasser de leurs réflexes d’auto-censure, doivent faire avec la menace permanente d’une possible attaque, injustifiée, en justice.

Le travail des journalistes en question

Le vide juridique entraîné par la non-application des décrets-lois 115 et 116 a eu plusieurs conséquences. Il a favorisé des nominations controversées à la tête de médias publics, comme expliqué précédemment et a empêché le paysage médiatique de se renouveler. Or la prise de direction par des personnes ne s’impliquant pas dans la ligne éditoriale et la création de concurrence auraient pu être bénéfique aux journalistes qui n’auraient pas eu à se perdre dans des batailles internes et auraient pu se dévouer complètement à l’amélioration de leur travail.

Car durant toute l’année le travail des journalistes n’a pas fait l’unanimité. L’impatience est grande chez les citoyens qui veulent voir une presse professionnelle et compétente émerger rapidement. Mais les changements sont longs et difficiles à mettre en place, comme pour tous les autres secteurs en Tunisie. Longs parce qu’il faut repenser la formation et que les nouvelles habitudes professionnelles demandent un peu de temps et de pratique pour être intégrées. Difficile parce que le secteur des médias s’est retrouvé plongé dans une bataille politique durant toute l’année. La non application des décrets-lois a fait perdre du temps à ce niveau là aussi : lorsqu’un dirigeant de média était parachuté et qu’il appartenait à la vieille école, le changement de mentalité et le travail de formation était difficile à mettre en place.

Au niveau des rédactions, l’immobilisme de l’administration a eu des conséquences sur le renouvellement des équipes journalistiques. Essahafa, le journal arabophone de service public, n’avait pas organisé de concours de recrutement depuis une dizaine d’années ; la TAP avait gelé les entrées de journalistes provenant de l’IPSI pendant longtemps. Ceci met en exergue un autre problème au sein de la profession : la différence entre générations.

Or le renouvellement des équipes aidera à changer la manière de travailler et les mentalité. Et cette regénération aura lieu quand de jeunes diplômés formés, autrement, arriveront sur le marché. Car le changement doit commencer dès la formation. Mais Larbi Chouikha, professeur au sein de l’Institut de Presse et de Science de l’Information (IPSI) prévient qu’il faudra être patient. L’IPSI était un maillon de la chaîne de répression. Elle était plus dans une logique politique qu’ académique et professionnelle. Les pratiques ne peuvent changer du jour au lendemain. l’IPSI est en mutation, mais l’ossature est la même. Il faut changer les mentalités et la manière d’enseigner et ce sont les générations montantes qui devront prendre le relais.

En faisant le tour de certaines rédactions et en discutant avec ceux qui y travaillent on se rend compte que les journalistes et les dirigeants, plus âgés ont du mal à changer leur méthode et continueraient à pratiquer parfois de l’auto-censure pour ne pas se fâcher avec le gouvernement et ne pas nuire à leur carrière. Les jeunes semblent plus dynamiques et plus prompts à couvrir des sujets jamais couverts jusque là. Et c’est à ce niveau que se joue la redéfinition du journaliste en Tunisie : à l’opposé d’un travail de fonctionnaire c’est un métier qui demande implication personnelle permanente et flexibilité.

Par ailleurs un autre phénomène persiste toujours : celui de l’allégeance. Ou à l’opposé celui de l’attaque infondée et de la course au buzz. Après la révolution beaucoup de médias ont choisi un camp politique. Pour ou contre. L’habitude de devoir prendre parti semble trop ancrée et certaines rédactions ne semblent toujours pas capables de tendre vers la neutralité necessaire au métier. Les dérapages réguliers de certains médias sont ainsi des arguments utilisés par les hommes politiques et les citoyens pour justifier leurs nombreuses attaques à l’égard de la profession.

Les changements dans le secteur des médias doivent se faire à plusieurs niveaux : au niveau des sujets traités, des méthodes de travail, comme au niveau des mentalités. La question du chômage ou de la vie en région, de la répartition des richesses ou du traitement des budgets, sont des sujets qui ont l’air d’attirer beaucoup de jeunes journalistes. Les nombreuses formations organisées au sein des rédactions doivent permettre aux professionnels de travailler de manière plus efficace et on peut espérer qu’à force de pratique plus libre le journalisme trouvera ses lettres de noblesse.

Pour cela les journalistes doivent avoir encadrement et appui de la part de leur hiérarchie. Or comme l’explique des journalistes de La Presse ou de la TAP par exemple : les vrais reportages n’ont pas encore trouvés leur place dans l’info. Entre un Kamel Samari qui travaillait les articles avec les journalistes après publication et un Lotfi Touati rejeté par le personnel, on comprend que le passage d’un dirigeant à un autre pose problème et fasse que les journalistes ne se concentrent pas sur le vrai enjeux : celui du changement.

Et ce n’est pas la liste noire des journalistes que les politiques menacent, à tour de rôle, de sortir qui aide à instaurer une atmosphère propice au changement. Faire le ménage ou faire du tort ? Le feuilleton n’en finit plus. Le SNJT explique ne pas pouvoir travailler correctement puisqu’il n’a pas accès aux archives de la police politique. Le ministre de l’Intérieur Ali Laaryedh a expliqué il y a quelques jours à peine, à l’inverse des propos de Lotfi Zitoun, ne pas disposer d’assez d’éléments pour prendre position sur ce dossier sensible. Quoi qu’il en soit la polémique autour de la volonté d’épuration du secteur des médias n’a eu pour résultat que de nuire et de décrédibiliser la profession. Une profession que les membres du parti Ennahdha, plus que les autres, n’ont eu de cesse de décrier tout en refusant d’établir un dialogue avec elle pour lui permettre de tendre vers un travail plus professionnel.

Et à ce niveau là aussi beaucoup de temps à été perdu. Car au lieu de permettre aux professionnels des médias de travailler dans des conditions adéquates afin de couvrir les évènements en donnant à entendre tous les points de vue, le gouvernement s’est contenté de dénigrer les journalistes en rejetant sur eux toutes les fautes. Or si les hommes politiques s’étaient adonnés à une vraie communication, avaient fait montre du professionnalisme qu’ils exigent de la part des médias, alors la presse, la télé, la radio et les sites internet auraient pu couvrir l’actualité de manière plus objective.

Un texte de loi concernant directement le travail des journalistes, le décret-loi 2011-41 du 24 mai 2011 est tout de même une belle avancée. C’est un texte relatif à l’accès aux documents administratifs des organismes publiques et qui ouvre droit à toute personne d’accéder aux documents administratifs. Une avancée importante qui doit permettre aux journalistes de faire leur travail plus facilement. Malheureusement peu de journalistes ont eu recours à cette possibilité.

Le droit à l’information joue en fait dans les deux sens : il permet au citoyen d’être informé et il oblige le politique à être responsable. C’est un droit essentiel et les médias publics doivent jouer un rôle particulier dans cette démarche. Il faut donc travailler dès maintenant à l’implantation de l’idée de service public dans la tête des journalistes comme dans celle des dirigeants, explique Larbi Chouikha.

Une partie de l'équipe de Sawt el Manajem à Gafsa

Pendant ce temps les médias associatifs et communautaires essaient de se mettre en place et partout dans le pays des journalistes citoyens prêtent main forte pour la couverture d’évènements ponctuels. Le travail fait par ces médias alternatifs montre une avancée importante dans les mentalités. Malgré l’absence de cadre juridique,malgré le fait que ces médias ne soient pas reconnus et soutenus financièrement, partout des initiatives ont germé.

A Gafsa la radio Sawt el Manajem est l’une des plus écoutées. A Sidi Bouzid la web radio SBZone tente de couvrir l’actualité. A Makter le blog MaktarisNews s’impose petit à petit comme un véritable média local. Mais les politiques n’ont pas eu l’air de vouloir prendre en considération ce secteur qui est pourtant primordial. Les médias se ne sont pas seulement les entreprises privées et les médias publics, ce sont aussi des médias communautaires et associatifs, des citoyens qui s’emparent des moyens de communication pour montrer leur quotidien et appliquer la démocratie à échelle humaine.

L’émergence de ces médias alternatifs montre que l’envie et le besoin d’information n’ont jamais été aussi grands en Tunisie. Des besoins qui ne trouvent toujours pas de réponse, les médias traditionnels ayant donné l’impression d’avancer à l’aveuglette. Pourtant la mise en place d’un Etat démocratique dépend, aussi, de la mise en place d’une presse libre. Ces douze derniers mois ont été difficile pour les médias, mais il faut espérer que la promesse de mise en application des décrets-lois 115 et 116 se réalisera, que la brèche ouverte par la démission de Lotfi Touati de la direction de Dar Assabah en entrainera d’autres et que dans un an nous pourrons, enfin, nous réjouir d’avoir une presse libre.

NDLR : Nous avons essayé de joindre le Premier Ministère pour prendre son avis. Mais notre demande est restée sans réponse.

Crédit images : Sana Sbouaï / Nawaat