Un an après les premières élections démocratiques, la situation en Tunisie reste assez mitigée mais l’échiquier politique commence à s’éclaircir petit à petit. Nidaa Tounes est en phase de devenir la principale alternative au parti islamiste Ennahdha. Le front populaire, une union de partis d’extrême gauche, quant à lui veut s’imposer en tant que troisième alternative.
Cette triade a existé depuis l’apparition des mouvements politiques d’opposition dans les années 1970 en réaction au refus continu de Bourguiba d’admettre le pluralisme politique et s’est affirmée dans les années 1980 lors des émeutes à l’université entre Islamistes et Communistes d’une part et le Parti Socialiste Destourien au pouvoir à cette époque.
La politique Tunisienne a été neutralisée depuis les élections de 1989 mais s’est réenclenchée depuis le départ de Ben Ali en Janvier 2011. Après un peu moins de deux ans de la concrétisation de la révolution Tunisienne, le schéma politique actuel démontre bien que la Tunisie n’a plus affaire à la politique du parti unique, néanmoins la révolution n’a pas apporté un changement en profondeur dans le paysage politique.
Ce sont les mêmes pôles d’avant 1989 qui refont surface mais ils se sont adaptés au contexte actuel, avec une tendance à une bipolarisation entre Ennahdha et Nidaa Tounes renforcés par des partis satellites. Mais cette tendance à la bipolarisation entre ces deux partis n’est pas seulement à prendre de point de vue politique. Elle exprime peut être exprimée selon trois autres visons.
En ce contexte d’instauration de la deuxième république et de remise en cause d’une partie des Tunisiens du modèle Bourguibien qui a montré ses limites, le débat est lancé entre progressistes et conservateurs. Le premier groupe est incarné par une bourgeoisie Tunisoise supportée par une classe politique du Sahel Tunisien (les villes de Sousse et Monastir essentiellement) est inspirée du modèle Bourguibien alors que le deuxième est soutenu par une petite bourgeoisie du sud-est Tunisien (Sfax, capitale du Sud, Gabes, Djerba et Médenine) qui se sent plus proche du Monde Arabe et du “Machreq” ou Orient.
La première est historiquement plus ouverte au monde extérieur, de plus ses élites restent fortement inspirées du modèle Français. La deuxième élite quant à elle est plus enracinée dans la culture Arabe orientale. Enfin de compte, ce combat entre les deux modèles de société n’est que le prolongement du combat entre l’ancien parti destourien de Abdelaziz Thâalbi et le néo-Destour d’Habib Bourguiba à partir des années 1930, suivi par le combat entre une vision bourguibiste de la Tunisie et une autre Yousséfiste, en référence à Saleh Ben Youssef, leader Nationaliste de tendance Nasserite.
Mais le conflit n’est pas seulement sociétal et ne peut pas seulement être partagé entre Nord et Sud, il y a aussi une bipolarisation économique entre l’est et l’ouest Tunisiens. Il est important de rappeler que la révolution qui a commencé le 17 décembre a été déclenchée par le sentiment d’une disparité sociale entre les régions côtières à l’est et les régions intérieures à l’ouest de la Tunisie. La conjoncture qui a suivi la révolution Tunisienne n’a fait qu’accentuer les problèmes sociaux de plus, le taux réel de pauvreté est estimé à 24.7% alors qu’avant il était faussement estimé à 3.8%.
La réalité est loin de la Tunisie plage et parasols des zones côtières touristiques que Ben Ali a cherché à véhiculer. Les progressistes et les conservateurs n’arrivent pas à fédérer les gens des zones intérieures à leur vision de société car ils sont déçus du système de Ben Ali qui les a exclus de la société et de celui d’Ennahdha qui n’a toujours pas apporté une solution aux problèmes sociaux, surtout à Sidi Bouzid fief de la révolution Tunisienne.
Brûler les bureaux d’Ennahdha et virer le gouverneur Nahdhaoui de Sidi Bouzid sont des preuves que les gens qui, ayant repris espoir de voir leurs situation s’améliorer après la révolution, n’ont tout simplement plus rien à attendre de la classe politique Tunisienne.
C’est là où les salafistes d’Ansar Al Chaâria essayent de gagner du terrain en fédérant ces gens car l’Islam reste le seul recours dans un environnement de désespérance totale. N’oublions pas que le leader du mouvement Ansar Al-Chariâa [Partisans de la Charia], Al Khatib Al-Idrissi, est basé aux environs de Sidi Bouzid et que, logiquement, il commencerait par fédérer les jeunes de cette ville voisine.
D’ailleurs le mouvement a décidé, suite à l’assassinat de Lotfi Naguedh à Tataouine, de former un comité de sécurité pour assurer la sécurité des citoyens contre la violence, ceci ajouté aux différentes actions d’aide aux personnes nécessiteuses. D’autre part la plupart des fiefs salafistes sont localisés dans les quartiers populaires des grandes villes dont la jeunesse subit les mêmes problèmes d’inégalité sociale et qui aussi n’attendent plus rien de la classe politique Tunisienne. Abou Iyadh, la trentaine, porte-parole d’Ansar Al-Charia et natif du quartier populaire d’Hammam-Lif à Tunis, est un exemple concret.
A part les conflits sociétal et économique, il existe aussi un conflit de génération. Les jeunes qui ont été le principal acteur de la révolution Tunisienne ne se sentent pas représentés dans la classe politique Tunisienne qui reprend d’une part les vieux conflits politiques, et qui d’autre part ne comprends pas cette nouvelle génération de Tunisiens.
Il y a aussi ces jeunes de la génération de Ben Ali qui pendant 23 ans ignoraient ce qu’est la politique, qui en ont marre de l’ancien parti au pouvoir, le RCD et qui ne connaissent le mouvement islamique Ennahdha qu’à travers leurs parents.
Il faut dire qu’un an après les élections du 23 Octobre, nombreux sont les jeunes Tunisiens qui sont déçus par la classe politique et qui ne comptent pas pour l’instant voter lors des prochaines élections.
Ces conflits sociétal, économique et générationnel ne feront qu’enrichir les débats au sein de la société et élargir le spectre des possibilités de la nouvelle Tunisie. Néanmoins, il faut que ce débat de société soit structuré et qu’il ne tourne en violence car ceci risque d’avoir des conséquences graves.
La Tunisie est le précurseur de l’expérience démocratique dans le monde arabe et l’échec du modèle Tunisien aurait un effet néfaste sur toute la région. Il est temps de prouver que la citation d’Ibn Khaldoun, sociologue Tunisien du 14ème siècle, qui dit que: “Les Arabes se sont mis d’accord de ne pas se mettre d’accord.” n’a plus de sens en 2012.
La Tunisie peut être un modèle pour les autres pays arabes qu’on a jugé comme étant pas encore prêts à la démocratie. Ceci est possible, mais avant d’engager tout débat, il y a toute une mentalité à réviser.
Eymen Gamha
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