Vitrine d'une librairie au centre ville de Tunis. Crédit image : ir7al.info
Vitrine d’une librairie au centre ville de Tunis. Crédit image : ir7al.info

Voilà presque deux mois que s’est achevée la 29ème édition de la Foire Internationale du Livre de Tunis, qui s’est tenue au Palais de la Foire du Kram, ce, du 2 au 11 Novembre 2012. Première session après le soulèvement populaire historique de la Tunisie, le 14 janvier 2011. Foire tant espérée et tellement attendue après un an d’absence (il n’y a pas eu de Foire du Livre en 2011).
Ce dernier rassemblement des protagonistes qui peuplent l’Univers de l’Ouvrage National et International a suscité et engendré des questionnements aussi divers que préoccupés, autant perplexes que nonchalants.

Avec environ 112 exposants tunisiens et 205 autres exposants répartis sur 19 pays, l’Egypte était l’invitée d’honneur. A vrai dire, sans grande surprise. L’étonnement de la Foire a été plutôt la « pleine » présence de la Syrie, troisième pays le plus représenté après la Tunisie et l’Egypte, avec 29 exposants. Déconcertant pour un pays où le livre ne se vend plus. Et c’est tout à leur honneur de continuer malgré tout.

En Tunisie, plus que jamais, le secteur du livre est en ébullition, et cette dernière Foire a justement été l’opportunité pour ses acteurs d’ouvrir des parenthèses jusqu’ici restées fermées. Et c’est d’ailleurs ici l’occasion, avec du recul et une certaine « digestion » des événements, de revenir sur plusieurs points symptomatiques.

Mise à part une opinion générale unanime sur un point, qui devient presque un refrain voir un « rabâchement » à l’infini : « Rompre définitivement avec les politique de la Censure », que pouvait-on proposer d’inédit au lecteur tunisien, acteur fondamental d’un marché du Livre en pleine mutation, comme le reste des éléments qui composent notre société ?

Mehdi Mabrouk, Ministre de la Culture n’a cessé de rappeler, à maintes reprises, avant et pendant d’autres manifestations culturelles appropriées (réunions de professionnels et corps de métier, ouverture de colloques ou conférences, inauguration d’espaces littéraires, etc ) que la circulation des livres se devait désormais d’être libre, et que la censure n’aurait plus droit d’asile en Tunisie, comme c’était le cas avant la révolution.

Oui, la mort de la censure est nécessaire, vitale à toute proposition d’expression, et arme souveraine contre la répression des libertés de pensée. La censure qui pose également les questions de l’autocensure et des limites de la liberté d’expression. Censure qui, ces derniers temps, a notamment refait surface avec cette notion bigarrée « d’atteinte au sacré ». Les notions de sacré et de sacralité ne font pas bon ménage avec la liberté d’expression.

Alors, pendant les événements tous récents où artistes, auteurs, journalistes, intellectuels se sont fait agressés pour leur liberté de création et d’opinion, l’on se croyait indubitablement retournés en arrière, de siècles entiers. Et chacun d’entre eux commençait alors à réfléchir à des nouvelles manières de contourner les cupidités obscurantistes des intolérants. Avec beaucoup de dégout : il est toujours nauséabond de manipuler l’opinion publique, qu’elle que soit les fins de ces manipulations.

Finalement, le dossier houleux de la « censure » que l’on croyait bel et bien fermé après la révolution, a refait surface avec grande arrogance. D’où cette réalité quelque peu désobligeante où le sujet de la censure a monopolisé l’ensemble du domaine du livre, en occultant par là même la qualité des ouvrages et leur présentation. Oui, il faut définitivement abolir la « censure ».

Cependant, son arrêt ou son trépassement suffit-il, à lui seul, à (re)donner au livre une identité saine, franchissant les inter-dits, outil de connaissance mais également moyen économique qui puisse offrir à un pays un rayonnement intellectuel et artistique tout en lui permettant une promotion et un développement culturel, qui ne pourra s’épanouir qu’à travers la liberté d’expression, la libre édition et la libre diffusion.

Alors quand nous constatons à nos dépens, puisque nous sommes sur l’exemple de la Foire, que celle-ci a dénoté (et ce n’était un secret pour personne) d’une couleur communautaire majoritaire, donc sociale, donc d’une politique toute autre : une flagrante mise en avant du livre islamique, avec tout ce que cela comporte d’affairements, de tendances et d’activités parallèles. Comme si c’était dans l’ordre ou la nature des choses. Cette dernière foire a été celle du livre islamique et non la foire internationale du livre avec ce que porte le mot inter-nations en son sein….

Étale d'un jeune salafiste vendant du « bkhour », du « iîtr », encens ethuiles essentielles.
Étale d’un jeune salafiste vendant des parfums et des produits religieux.

La Foire du Livre a donc porté cette année la franche couleur du salafisme. Avec ses vendeurs ambulants, frère jumeaux des vendeurs résidents officiellement devant la « Mosquée El Fath », fief autorisé des salafistes ornant agréablement la capitale tunisoise, le ton a été d’emblée donné et n’est pas resté environnant qu’aux portes d’entrée. En plein cœur de la foire, nous étions également plongés dans une atmosphère de « pèlerinage à la Mecque » avec une pléthore de stands faisant l’éloge du salafisme et des ouvrages de propagande religieuse dont le conformisme intellectuel est dangereux. Certes, cette « salafisation » s’est minutieusement dissipée lors de précédentes foires Ben-Aliennes, mais sous cette forme, elle a été choquante à bien des égards.

Néanmoins, nos hommes politiques, allant de Mustapha Ben Jaafar, président de l’ANC en visite à la Foire le 7 Novembre, et Mehdi Mabrouk, Ministre de la Culture se sont félicités de la qualité des livres exposés et de l’organisation exceptionnelle de la Foire [sic]. Le Ministère s’est d’ailleurs alloué plusieurs stands pour y exposer multiples ouvrages dépendant tous du Ministère de Tutelle.

Questionné autour de ses constats généraux mais loin d’être généralistes, le directeur de la dite Foire, Kamel Gaha, également directeur de la Bibliothèque Nationale, a juste répondu : « Pour moi, si cette Foire se termine comme elle a commencé, sans violence et sans grabuges, dans le climat tendu où se trouve le pays, pour moi ce sera une victoire ».

A la question de savoir si tous ces personnages barbus et habillés en « kamis », munis de leurs étalages fournis en « bkhour », « iîtr », encens, huiles essentielles, et faux manuels pour l’application de la « chariâa », avaient eu l’autorisation des autorités responsables et/ou de la direction de la Foire, K.Gaha a rétorqué : « Non, ils n’ont eu aucune autorisation. Mais ce n’est pas grave. Je préfère qu’ils viennent avec leur « petit » commerce, qu’armés de sabres et de cocktail molotov. Même si la Foire n’est pas leur place ».

Fathi Ben Haj Yahia, écrivain indépendant, auteur de « La gamelle et le couffin » (2008, Edition Mots Passants), participant à la Foire du Livre 2012, voit celle-ci comme « une institution de l’état qui révèle le collectif mental. Et celle de l’appartenance prononcée du courant et de la communauté « salafiste » avec ses us et coutumes, n’en est qu’une des démonstrations ». Selon lui, la censure ne doit s’appliquer à aucun mouvement, quel qu’il soit. Il note à ce propos que les « salafistes veulent censurer les démocrates, et les démocrates veulent censurer les salafistes », alors que « la culture doit se mener en dehors des diktats ».

La modernité en Tunisie, a souvent été imposée par le pouvoir jusqu’ici en place, et aujourd’hui l’on se rend peut-être compte, avec un débat de société perpétuellement ouvert, comme une plaie, que « les gens refusent de marcher dans ce modèle dirigiste ».

N’oublions pas que le parti qui a gagné les élections représente le mental collectif actuel et que la volonté politique est la culture populaire. Alors, dans cette Foire où les maisons d’édition francophones ont déserté, l’Image véhiculée par toutes ces défaillances qui sont autant de révélations, doit après le « choc » direct et initial, inciter à la réflexion, puis à la bataille voir le combat. Pour ne pas casser le référent moral du pays. Car comme le précise F.Ben Haj Yahia « il ne s’agit pas de recoudre la virginité de la Tunisie ». Interrogé plus précisément sur (comment) il voit l’avenir (de la culture et de ses aspects, du livre, de la Tunisie…), une sorte de synthèse, il révèle, « Je n’ai pas de conclusion. Même si l‘être humain a peur des lignes de fuite, je n’ai pas peur des perditions. En ce moment, et par rapport à tout cela, je me sens disloqué, c’est flou dans ma tête. Je n’ai pas de voie à montrer. Mais, en même temps, je fais tout ce qui est en mon possible pour analyser ou décortiquer les choses. La construction sur des générations ne pourra se faire que par la déconstruction. L’on ne mène pas un combat contre l’obscurité en restant assis dans un fauteuil ».

Certains visiteurs de la Foire, sollicités à leur tour, ont eu des réponses aussi diverses qu’homogènes. Certains ont trouvé leur compte dans cette « pluralité » d’horizons, d’autres tel que « K », universitaire tunisien qui vit en Arabie Saoudite a été « choquée que l’on entende du « Mezoued » pendant les heures de la prière au sein de la Foire ». « M », une jeune lectrice qui a ses habitudes « s’est offusquée de ne voir que des livres sur le Coran ou des livres sur la révolution ».

Est-ce que ces distinctions voir ces écarts d’opinions sont le reflet de notre (nouvelle) société ?

D’autres positions affirment au contraire que malgré la qualité médiocre de la Foire, indéniable sur certains points, c’est tout à l’honneur du Ministère de la Culture d’avoir organisé cette foire dans un climat sociopolitique des plus tendus, aux lendemains du 23 Octobre 2012, avec un environnement tuniso-tunisien peu clément et joyeux.

Toutefois, mis à part le climat sordide et l’ambiance lugubre, voir surréelle de cette foire, égale à celle de toutes les autres de part la morosité de son décor et l’obscurité des ses allogènes, nous confirmons que ce qui a le plus « dérangé » le lecteur averti et passionné, c’est sans nul doute l’invasion barbare des titres religieux. Un pouvoir mis en place, clairement de tendance islamique, érigé à sens unique. …. Une incroyable dissipation des énergies a fait résonner de plus belle celle qui règne dans chaque recoin de notre société, ce vacarme assourdissant et ce vulgaire mélange des genres. La même dissipation qui résonne, de l’épicier du coin à l’administration institutionnelle, quand le citoyen lambda réclame justement ou injustement son dû.

Pourtant, les amateurs de livres et de lecture, requièrent une diversité enrichissante. Consommateurs d’œuvres littéraires, scientifiques, de nouvelles, d’essais, de poésie, de polars, les lecteurs ont une place essentielle et toujours prépondérante pour le maintien, voir la survie du secteur de l’ouvrage. Sans oublier que la place et le rôle du livre dans la pédagogie scolaire, lycéenne et universitaire, est décisif pour l’éducation de générations entières. Que ce soit au niveau pragmatique, dans le sens de pratique, ou comme un avancement pour la réflexion si l’on se place à un niveau d’apprentissage théorique.

Jasmin, le premier Manga tunisien.
Jasmin, le premier Manga tunisien.

Le livre chez la jeunesse et les enfants, voilà une autre paire de manches. Disons que les enfants obéissent souvent aux goûts et aux décisions de leurs parents, qui leur achètent leurs ouvrages. Ces derniers sont rarement motivés par des actions telles que l’éducation, l’instruction, la distraction, le développement moteur et cérébral, etc, mais sont plutôt accaparés par la réalisation de performances scolaires en tout genre et sont le plus souvent à l’affut d’achats de livres tels que livres parascolaires, encyclopédies, et dictionnaires, oubliant d’offrir à leurs progénitures les vrais plaisirs de la lecture : l’évasion, l’aventure, la découverte.

Du coup, les enfants sont la plupart du temps rebutés par le « livre » car, pour eux et vu l’offre qu’on leur propose, le livre comme l’école, est synonyme d’obligation. De plus, l’exemple qu’a l’enfant au sein de sa famille, le plus souvent, est celui d’un foyer exempte de bibliothèques, où les pièces de la maison sont uniquement ornées de meubles, d’objets électroniques et autre bibelots. Ce qui n’encourage pas l’enfant ou l’adolescent à ouvrir un livre lors de ces moments de vacation, puisque ses premiers modèles, c’est-à-dire ses parents, ne lisent pas.

De facto, qu’il soit averti ou profane, l’importance de la réception et le rôle du public dans l’admission et l’accueil qu’il réservera au livre, seront décisifs dans son interprétation et son jugement sur ce dernier. La lecture termine le sens qu’a mis en place l’auteur. In fine, auteur et lecteur ont le même degré de responsabilité quant à l’ouvrage.

En regard à ce point quant aux différents aspects propres à la « consommation » du livre, un repère important intervient : la traduction d’ouvrages et leur disponibilité pour le lecteur tunisien. Quand nous regardons d’un peu plus près les chiffres que l’institution étatique tunisienne spécialisée dans la traduction, le CNT, ou le Centre National de Traduction, met à notre disposition, l’on se dit que la traduction « se porte bien » ici bas.

En effet, elle a proposé lors de la dernière Foire, 69 traductions sur son stand. Ces dernières sont d’avantage dédiées aux chercheurs et aux spécialistes, des traductions de l’arabe vers d’autres langues comme le français, l’allemand, l’italien, l’anglais, l’espagnol ; des encyclopédies de référence (prix internationaux) traduites en arabe (en général du français vers l’arabe, ou de l’anglais vers l’arabe ; ou de l’allemand vers l’arabe); des livres universitaires, philosophie, littérature, très rarement de l’arabe vers le français ou de l’arabe vers l’espagnol, ou de l’arabe vers l’italien.

Traduire des ouvrages, c’est dépasser les frontières intellectuelles que les frontières géographiques et linguistiques pourraient favoriser, frontières dont les limites deviendraient invisibles puisque la traduction des ouvrages permettrait de réels échanges culturels. La langue ne doit pas être une barrière, pour que la transmission de générations d’auteurs et de lecteurs s’effectue justement.

C’est également une manière de lutter contre la mondialisation et l’hégémonie culturelle. Guettant l’univers du recueil comme n’importe quel autre palier mercantile, la mondialisation est la plus grande menace contre la préservation de l’identité culturelle, et le plus court chemin vers l’uniformisation de la pensée. Si cette dernière a réussi à imposer ses lois économiques sur un ensemble de pays, beaucoup d’autres se sont soulevés contre la standardisation de leurs cultures et une néo-colonisation intellectuelle. C’est cet exemple que la Tunisie doit continuer à suivre même si les bourses pleines sont toujours tentatrices en temps de crise.

Un envoi de livres tunisiens à la zione de fret de Tunis-Carthage.
Un envoi de livres tunisiens à la zione de fret de Tunis-Carthage.

Par ailleurs, la parution d’ouvrages en Tunisie a enregistré une nette progression, depuis Mars 2011. Malheureusement toujours centrée autour de la capitale et des grandes villes, en oubliant les éternels oubliées: les régions intérieures du pays( !). Des thématiques de livres concentrées sur les Révolutions du « Printemps Arabe », sur la transition démocratique et son processus, la nouvelle Tunisie, la laïcité, le modernisme à l’ère postrévolutionnaire, le style satirique, le dessin de presse, la liberté d’écrire, le cinéma dans et avec la révolution, la culture constitutionnelle, etc…

Un grand boom postrévolutionnaire quant à l’écriture et la lecture a eu lieu. Editeurs, créateurs, auteurs, universitaires, intellectuels, penseurs de multiples horizons, en attestent. De nombreux espaces de lecture, de nombreuses signatures de livres, que nous remarquons peut-être plus aujourd’hui car l’information passe d’avantage, surtout que le public est à l’affut de tout ce qui peut ou pourrait toucher à la liberté d’expression. L’oralité, et la récitation de poèmes lors de soirées poétiques en attestent aussi. Des manifestations comme « l’Avenue Takra » (manifestation avec un livre à la main sur l’Avenue Habib Bourguiba) ou « Klem Cheraâ », également. Faut-il rappeler que parmi les activités postrévolutionnaires les plus remarquées, se placent en pôle position l’écriture. Les Tunisiens écrivent de plus en plus. Sur Facebook, Twitter, sur des journaux, sur leurs blogs, etc, on ne les arrête plus. Cette inflation, arme à double tranchant, sature à bien des égards le « système du livre », puisqu’amateurs et professionnels se confondent désormais.

Par là-même nous touchons à la question éditoriale, à savoir, est-ce que nos auteurs réussissent, aujourd’hui, à publier correctement leurs ouvrages, ou est-ce que cela reste une entreprise sélective et préférentielle?

Karim Ben Smaïl, directeur de « Ceres Edition », pense que la majorité des tunisiens, passent encore devant les livres en restant indifférents. D’autres moyens auraient dus être dépensés pour mettre en valeur le travail des arteurs tunisiens, mais jusqu’ici « l’Etat de Ben-Ali a encouragé la médiocrité du livre en achetant n’importe quoi, juste pour acheter, et montrer que l’on a acheté».

Selon K.B.Smaïl, il « reste beaucoup d’archaïsme dans le secteur de l’édition, dû aux subventions mal réparties et mal dirigées. L’édition doit pourtant être subventionnée par l’Etat. Pour l’instant, l’édition n’est pas rentable. Systématiquement, rien ne change ou si peu, alors que le lectorat tunisien a vraiment évolué. Il attend que l’on produise des ouvrages qui l’intéressent sur des sujets qu’ils recherchent. Il a soif de connaitre, de comprendre. C’est comme s’il voulait avoir toutes les clés du savoir. Le lecteur comme l’éditeur doit savoir choisir ou refuser. Oui l’éditeur se définit aussi parce qu’il refuse. [Aux lendemains de la révolution, Ceres a refusé d’importer le livre de Leïla Ben Ali, « La Régente de Carthage »]

Parmi d’autres problématiques profondes et fondamentales liées à l’édition, il y a bien-sûr son financement. De multiples ouvrages forts intéressants tels que les beaux-livres ou anthologies ne peuvent être édités car leur publication est coûteuse et le Ministère de la Culture n’aide pas vraiment les auteurs dans ce sens, puisqu’il ne finance pas à lui seul les ouvrages qu’on lui propose. De plus, l’édition de certains ouvrages spécialisés telles que les collections de recueils d’écrivains tunisiens, ne seraient du ressort que de l’Union des Ecrivains Tunisiens, qui est accusée par les gens du métier et famille d’éditeurs, de fonctionner par « copinage » pour la sélection de ces ouvrages. Un peu comme toutes les « Unions » et surtout celles qui sont nées avec et pendant Ben-Ali.

L’édition reste donc un secteur fragile, qui a certes ses perspectives mais qui se voit handicapé par ses limites. Misant sur la promotion des ouvrages, l’édition a-t-elle en outre une vraie politique, voir une vraie stratégie ? Nous avons constaté un accroissement du nombre d’auteurs et de titres après la révolution, sans que le budget alloué à l’édition suive. La diffusion du livre en pâtit, sa promotion et son circuit industriel aussi. La boucle est ainsi bouclée.

Autre constat qui en découle, car tout est lié : devant des réseaux de distribution qui ne suivent pas les avancées socioculturelles et technologiques, certains libraires qui prennent le relais des éditeurs en continuant la chaîne de diffusion, se retrouvent à présenter des ouvrages et des publications spécialisés avec des livres scolaires et parascolaires voir même à devenir des papèteries, pour assurer un minimum de chiffre d’affaire Confusion d’une fusion mal orchestrée et qui ne fait que nuire d’avantage au secteur de l’édition et à le marginaliser. Et, ici comme ailleurs pour la culture nationale, il faudrait réviser le cadre institutionnel et juridique du marché de l’édition, qui gagnerait déjà avec une diversification et une multiplication de foires spécialisées.

Nous ne pouvons évoquer les problématiques liées au secteur du livre sans discourir de l’énigme des archives encore irrésolue. L’on parle indéfiniment de la mise en place d’une stratégie nationale de numérisation du patrimoine culturel tunisien, comme la mise en valeur du patrimoine tunisien et arabe. Cela ne saurait se faire sans sortir de leurs interminables oubliettes des archives inestimables.

En effet, le volet des archives en Tunisie, les archives nationales, est un pan d’une étendue grisante. L’on a commencé à parler des « archives » avec droit et légitimité de droit qu’après la révolution. Chaque citoyen tunisien possède la liberté de se documenter à partir des archives de son pays, et de pouvoir consulter celles-ci, tous domaines confondus. Sans attendre que l’ANT (les Archives Nationales de Tunisie) organisent ses expositions documentaires habituelles en nous montrant des archives privées ou publiques, avec des choix dirigés, avec toujours ce qu’elles décident de nous montrer. Pourtant, le tunisien veut avoir un libre accès aux archives.

En somme, lire comme écrire sont les miroirs d’une société. Ils sont donc actuellement le reflet de la crise sociale, économique et culturelle que traverse la Tunisie d’aujourd’hui. Si de récentes statistiques de l’UNESCO affirment qu’un Européen lit 35 livres par an, qu’un Israélien en lit 40, alors que 80 Arabes et Nord Africains ensemble n’en lisent qu’un seul sur la même durée ( ?), l’on se dit que oui, c’est vrai, ce n’est pas dans la culture tunisienne de masse de « Lire ».

C’est une activité qui reste malheureusement élitiste, particulière, et exigeante. Dans le monde entier, la lecture est loin d’être ou de devenir un sport national. Seuls les enfants des pays très civilisés et super développés naissent (ou presque) avec un livre à la main. Là, oui, nous pouvons dire que la lecture est une seconde nature. Nature qui n’a pas connu de dictature…

Justement, un grand vent d’espoir a soufflé sur les pays arabes suite au « Printemps Arabe », expression galvaudée qui, aujourd’hui, raconte très mal la situation actuelle de ces mêmes pays. Et pourtant, nous y avons cru au renouveau culturel, avec la chute des dictateurs.

Concrètement, le temps est aux inquiétudes. Que pourraient devenir l’art et la culture dans l’esquisse de projets sociétaux tels que ceux qui se profilent en Tunisie, ou encore en Egypte ? Deux schémas similaires à bien des égards, parvenus à venir à bout de la dictature du parti unique, pour tomber dans celui du « langage » unique. En Tunisie, comme en Egypte, gare à ceux qui se risqueraient à critiquer les islamistes et leurs alliés au pouvoir. Gare à ceux qui écriront contre eux. La menace certes souterraine, a été bel et bien lancée, tel un épouvantail érigé pour faire peur à ceux qui s’y risqueraient. Menace qui devient effective quand nos néo-patriarches se fâchent.

Alors, comment espérer une Culture du Livre Arabe reluisante dans une aumônière de libertés à double-face et à double-langage ? Question ouverte…

Selima Karoui