Par Zied OUNISSI
J’ai rédigé cet article en vue de réagir au traitement a minima du nouveau prêt souscrit par la Tunisie auprès de la Banque Mondiale. Ce billet d’humeur part d’un article publié dans les colonnes numérique du journal Le Temps. En raison de la très faible couverture de l’évènement, les griefs portés contre cet article pourraient être généralisés à l’ensemble des médias Tunisiens.
A l’intention de M. Zied Dabbar, auteur involontaire d’un article sur la visite du Président de la Banque Mondiale en Tunisie,
De prime abord, je n’ai pas compris un traître mot de votre article. Puis, je me suis dit que vous l’aviez « écrit » – c’est un bien grand mot, je vous le concède volontiers – sur un coin de table, sans chercher à voir les choses de plus « prêt »…
Dès la première phrase de l’article, vous semblez vouloir étaler au grand jour son – votre ? – inconsistance en « affirmant » – c’est, de nouveau, un bien grand mot – que « le Président de la Banque Mondiale, Jim Yong Kim, serait parmi nous pour une visite officielle ». « Serait parmi-nous » ! Que n’êtes-vous pas allé vérifier par vous-même ! Vous qui œuvrez dans un des principaux médias tunisiens, comment avez-vous pu vous contenter d’ « on dit » et de suppositions ? N’est-ce pas là, le b.a.-ba du journalisme? D’autant qu’en l’occurrence, vérifiez l’information ne relevait pas d’une sinécure, puisque vous relevez aussitôt le caractère « officiel » de cette visite.
Quoiqu’il en soit, la présence du président de la Banque Mondiale en Tunisie aurait dû vous mettre la puce à l’oreille. C’est une information de première importance ! Dès l’instant où vous avez été informé de sa venue, plutôt que de vous jeter à tort – mais pas à cri – dans la rédaction d’un article, vous auriez dû – soyons fou ! Faisons notre métier ! – interroger notre homme ! Une interview du Président de la Banque Mondiale en une du Temps, ç’aurait eu de la gueule. Nul besoin d’être journaliste pour imaginer la titraille d’un tel article : Jim Yong Kim (Président de la Banque Mondiale) : « Ben Ali était un excellent client ! », ou bien « Tunisie : encore quelques réformes douloureuses pour profiter de la croissance mondiale ». A la faveur d’une telle interview, vous auriez eu l’occasion de renseigner le lecteur sur les conditions de la signature de ce prêt. Un milliards de dollars, soit plus de cent milliards de dinars, c’est une somme ! Pourquoi s’être contenté d’un entrefilet « journalistique » – c’est… non, pour le coup, ce n’est pas un « bien grand mot » : il s’agit bel et bien d’un « entrefilet journalistique », dans toute sa splendeur.
En lisant votre article, je me suis également demandé pourquoi, sur un sujet aussi fondamental, vous vous êtes contenté de recopier des éléments de langage de la Banque Mondiale – que tout le long de votre « article », vous appelez, comme nombre de vos confrères, « BM », sans qu’on comprenne vraiment pourquoi ; autant je sais qu’on peut dire FMI ou ONU, mais « BM » pour Banque Mondiale, ça sonne un peu bizarre… Passons. Permettez toutefois que je donne un seul exemple de ce recopiage un peu béat : « la BM – décidément… – a présenté sa nouvelle Note de Stratégie Intérimaire (NSI) en Tunisie. Une stratégie axée sur trois principaux domaines d’intervention, tels que – c’est à partir de là que ça devient truculent – les fondations pour un retour à une croissance durable et à la création d’emplois, la promotion et l’inclusion économique et le renforcement de la gouvernance par l’amélioration de l’accès à l’information publique ». Ouaou ! Alors là, un peu comme vous, je signe direct ! La Banque Mondiale – que dis-je, la BM – se propose d’accorder à la Tunisie un prêt hyper généreux d’un milliards de dollars, ou de cinq cent millions de dollars supplémentaires, pour « la promotion et l’inclusion économique» et « le retour à une croissance durable » – croissance, dont on sait qu’elle a disparu des pays « riches » depuis au moins 25 ans – et vous, vous ne vous posez pas de question ? Vous recopiez des termes abscons et filandreux tel quel. Le plus étonnant est que vous n’avez même pas pris la peine de placer ce charabia technocratique entre guillemets. Mais, à la limite, ça n’est pas le plus problématique.
Ce qui m’a le plus désolé, c’est le manque d’attention porté aux corollaires de ce langage technocratico-politique. A grand renfort d’articles et d’éditos, tout ce qui compte de médiacratie tunisienne disserte sur la place de l’islam et de l’islamisme politique. Mais pas un mot, pas un traitre mot, sur les politiques d’ajustements structurel savamment inoculées à la Tunisie et à l’ensemble des pays du sud de l’Europe par la Troïka Banque Mondiale- FMI-Union Européenne ; ces mêmes plans d’ajustement structurel étant ratifiées, sans crier gare, par les nouveaux sherpas de la politique tunisienne, élevés au grain à la City de Londres – les dirigeants d’Ennahda pour ne pas les citer.
A aucun moment vous ne vous interrogez (dans un « article » pourtant intitulé « Quoi de neuf ? ») sur la nature des politiques d’ajustement structurel qui seront imposer à la Tunisie en échange de ce prêt : réduction de la taille de l’Etat, privatisation à marche forcée, casse du secteur public : école, santé, sécurité sociale ; au terme de la feuille de route délivrée par la Banque Mondiale, tout devra être privatisé au mieux des intérêts financiers. Or, la politique de la dette – puisqu’il faut appeler un chat, un chat – constitue, elle-même une forme de dictature. Au Temps, cela ne semble pas vous offusquer – « Pas touche à ma BM », comme dirait l’autre.
Plutôt que de focaliser l’attention sur la longueur de la barbe des islamistes ou le droit à la bêtise des salafistes, vous devriez vous interroger sur les conséquences de la signature de ce prêt et sur le fait que l’Etat Tunisien doive continuer de rembourser les sommes prêtées par cette même Banque Mondiale au régime corrompu de Ben Ali. En définitive les circonstances de la signature de ce prêt illustrent une chose : révolution ou pas révolution, chute d’un régime corrompu ou pas chute d’un régime corrompu, les instruments de subordination, qui ont fait florès autrefois, continuent d’agir.
« Pour rompre définitivement avec les pratiques de l’ancien régime, il faut rompre avec les modes de gouvernance et les institutions de l’ancien régime. Cela implique une rupture radicale, un leadership fort et la volonté réelle, non pas de manager le système, mais de changer ses structures ».
A peu de choses près, c’est ce qu’avait répondu le Président de l’Equateur, Rafael Correa, à Moncef Marzouki – voir ici, partir de la 17’ minute. Peu de temps auparavant, Moncef Marzouki – que je crois pourtant animé des meilleures intentions – avait livré ses états d’âme au fondateur de Wikileaks, Julian Assange – dans une interview dans laquelle il déplorait son manque de moyens et l’étroitesse de son pouvoir. L’enlisement n’est pas une fatalité M. Marzouki ! Ayez de l’audace ! Assumez votre leadership et faites feu de tout bois ! Dénoncez les compromissions d’Ennahda – quitte à se fâcher avec leurs meilleurs amis qataris. Souscrire aux plans d’ajustement structurels prônés par la Banque Mondiale, c’est souscrire à un programme sinistre. Voyez ce qu’ils ont fait de la Grèce alors même qu’on croyait le terrain de jeu de ces organisations internationales économiques circonscrit aux frontières de l’Afrique ! Balayez d’un revers de main l’ordonnance de ces docteurs Folamour ! Les plans d’ajustement structurel de la Banque Mondiale sont des plans de destruction structurelle ! Ne signez pas ! Ou bien, signez, mais redistribuez aussitôt ce milliard de dollars en écoles, services publics et création d’emploi. Ne respectez aucun des engagements des « renoncements » réclamées par la Banque Mondiale. Puis, annoncez, le plus tranquillement du comme que, comme vous considérez cette dette comme illégitime, vous ne la remboursez pas. Evidemment, le cours de la dette tunisienne s’effondrera aussitôt et vous n’aurez plus qu’à la racheter (en même temps que l’indépendance économique et financière du pays) pour une bouchée de pain ! Soit dit en passant, c’est par ce biais-là que le Président de l’Equateur – par ailleurs, brillant économiste – à racheter la dette de son Etat, au nez et à la barbe, des financiers médusés de la Banque Mondiale et du FMI… Pour cela, il faut de l’audace, un leadership fort, et la ferme volonté, non pas de manager le pays, mais de changer ses structures en profondeur… Il y a près de deux ans, les Tunisiens ont réussi le formidable pari de reconquérir leur dignité, à la face du monde, sans intervention étrangère, pour eux-mêmes et par eux-mêmes. Parce que cette dette est indigne, vous devriez vous en dégager et vous asseoir sur les prescriptions des pompiers pyromanes de la finance internationale.
En définitive, le traitement inconsistant de la signature de ce prêt par les médias Tunisiens nous rappelle une chose très simple : informer c’est choisir. Ne réservez qu’un entrefilet à des questions aussi importantes que l’indépendance économique et financière de la Tunisie, c’est choisir. Se contenter des éléments de langage fournit par une organisation internationale économique, bras armée de l’impérialisme postcolonial, à laquelle les dirigeants du « Parti islamiste » Ennahdha, comme on aime à l’appeler, voue un culte aussi dévoué qu’à son propre dieu, c’est choisir – de grâce ne censurez pas mon billet, parce que je dis que la cellule politique Ennahdha voue un culte à peu près aussi sincère à la religion qu’à l’économique de marché dérégulée ! Heureusement certains (ici par exemple) essayent de faire leur travail.
A propos de ce prêt, vous concluiez, plus ou moins, votre article en écrivant « Chose promise, chose due ». J’aurai beaucoup aimé que vous nous en disiez plus sur ces fameuses « choses promises ».
Bien à vous.
Boite noire :
« Quoi de neuf ? », l’article de Z. Dabbar, à partir duquel j’ai rédigé cet article, qu’il m’en soit pardonné si j’ai pu, un peu, le brusquer
L’article de K. Boumiza, Tunis : Sous les fanfares, les signes avant-coureurs d’une crise grecque en Tunisie, sur les conséquences de ce nouveau prêt
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, un film génial et très instructif qui fait le procès de la Banque Mondiale en direct d’un petit village du Mail
L’interview du Président de l’Equateur Rafael Correa par Julian Assange (en anglais)
L’interview de Moncef Marzouki par Julian Assange (VOST FR)
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Ps : Tous les gifs qui illustrent ce papier sont tirés de l’excellent tumblr jaiunphysiquederadiofr.tumblr.com
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