Photo: Jonathan Lewis
Photo: Jonathan Lewis

Par Ridha Khaled

Les succès électoraux, économiques et politiques du « parti de la justice et du développement turc » ont eu un large écho auprès des formations islamistes.

Considéré, à tort, comme un modèle d’islamisme réussi, il a renforcé le virage libéral entamé par les organisations islamistes. Ne prenant pas en compte la spécificité du cas turc, les islamistes prennent pour modèle ce qui constitue en vérité un contre-modèle !

Naissance et évolution de l’AKP

A l’origine, les cadres du futur AKP formaient un courant « rénovateur » au sein du parti islamiste Fazilet. Critiques à l’égard des positions idéologiques et des stratégies de leur chef Erbakan, ils se démarquent de lui pour former une alliance avec des transfuges des partis de la droite nationaliste. En 2002, ils se présentent comme des «musulmans démocrates» (1) Suite à leurs succès aux élections municipales, ils prennent conscience, à travers leur gestion des grandes villes turques, que ce sont les services concrets offerts à la population qui comptent et non pas les grandes idées ni les idéologies.

La priorité est donc aux questions économiques, à la lutte contre la corruption et aux problèmes concrets de la vie quotidienne.

Cette maturation les amène à abandonner la rhétorique islamiste traditionnelle pour se centrer sur les questions concrètes.

Créé en 2001 et rassemblant sous son égide les diverses droites, l’AKP, incarne alors les revendications d’une société qui aspire à se libérer du carcan de l’Etat Kémaliste. Représentant les intérêts et les aspirations d’une classe moyenne provinciale, il bénéficie du soutien des PME, réunis dans le Müsiad, mais également du grand patronat, qui apprécie la stabilité, la lutte contre l’inflation et les privatisations du secteur public.(2)

Ses succès économiques ont conforté sa place sur l’échiquier local et mondial. La Turquie est ainsi devenue la 17ème puissance économique et ambitionne d’être d’ici peu la 10ème.

Le succès de l’AKP est dû à une alliance entre les classes moyennes et inférieures, dont sont issus les cadres de l’AKP, et qui sont méprisées par les élites turques. (3)

Axe de la culture turque, l’Islam a, au départ, été la référence face à l’hégémonie de l’Occident et un moyen de se protéger contre sa domination politique et économique. Mais par la suite, il a cédé le pas à une quête de développement économique autonome, dans le cadre d’une coopération accrue avec l’Occident. (4)

En 2003, après une année passée au pouvoir, l’AKP se déclare « conservateur démocrate ne reposant ni sur des bases religieuses, ni sur des bases ethniques » (5)

Etat, Religion et laïcité

Le réalisme des dirigeants turcs les a conduits à se démarquer de l’islamisme traditionnel. Le Président turc n’hésite pas à déclarer qu’« il faut séparer le religieux du politique » (6)

Pour le député AKP, Eyüp Fatsa, « La religion doit rester un choix personnel et en aucun cas une obligation ». Son collègue Murat Mercan renchérit : « Le Coran ne résout pas les problèmes de société. Il professe juste des valeurs ».

Ces affirmations sont justifiées par un universitaire turc de gauche « La société turque, par son histoire différente du monde arabe, est imperméable au fondamentalisme » (7)

S’il est attaché à l’Islam, l’AKP n’est pas un parti missionnaire qui vise à répandre la religion dans la population (9) Il se distingue de l’Islam politique classique par l’abandon d’une religion d’Etat. Considérant que son introduction dans la sphère profane la condamnerait à être absorbée par la politique et ses aléas humains.

L’Etat n’a donc pas à imposer de morale personnelle et la Charia ne peut s’appliquer à tous. De là, il est nécessaire de maintenir un corpus juridique autonome.

La majorité doit tenir compte des modes de vie qui ne sont pas les siens et reconnaître pleinement le droit à la critique pour ses adversaires.

L’AKP est fermement attaché à la laïcité, une laïcité qui implique la neutralité des institutions et qui met fin à l’ingérence de l’Etat dans la sphère relevant du privé (8)

Libéralisme et Conservatisme

Réconciliant foi et économie de marché, la nouvelle génération « islamiste » turque s’approprie le registre de la démocratie libérale. Conservateurs, les idéologues de l’AKP refusent le radicalisme et le remodelage mécanique de la société.

Ils rejettent l’Utopie, l’homme nouveau, les lendemains qui chantent et critiquent le rationalisme des Lumières. Selon Akdogan, « Le conservatisme s’oppose aux changements révolutionnaires engendrés par les idéologies rationalistes » (9)

Influencés par la pensée conservatrice anglo-saxonne et par les thèses du néo-conservatisme américain (économie de marché, limitation du rôle de l’Etat, défense de la famille, libre expression de la religion dans la vie quotidienne), ils le sont également par la tradition conservatrice turque.

L’attachement à la tradition est affirmé, tradition dans laquelle l’Islam occupe une place fondamentale. Et pour l’AKP, la famille est l’expression la plus aboutie de l’ordre social. L’Etat a pour fonction de restaurer l’autorité et la vie sociale.

Cependant ce conservatisme ne signifie pas réaction. Les formes révolues de gouvernement ne peuvent être ressuscitées et les ruptures de l’Histoire ne peuvent être niées.

La conservation signifie évolution dans la continuité. Si les nécessités l’exigent, le changement ne peut qu’être tempéré.

Le corpus idéologique de l’AKP s’organise autour de la notion clef de société civile, mais celui-ci recouvre essentiellement les communautés religieuses, en particulier les confréries soufies. Au couple laïcité/autoritarisme, il oppose islam/ démocratie.

Cette double identité est dans le contexte turc d’une redoutable efficacité.Le conservatisme social se double d’un libéralisme économique.

Akdogan, l’idéologue de l’AKP, célèbre l’économie de marché. Il considère que la propriété privée est une institution parfaitement en phase avec la culture islamique. Comme il prône la dérégulation des échanges, la privatisation du secteur public, le démantèlement de l’Etat providence…Selon lui, la libre entreprise est le ferment le plus solide des libertés publiques et du pluralisme social, et seule l’économie de marché renforce les contre-pouvoirs. (10)
Conformément à son idéologie libérale, l’AKP a adopté un programme économique axé sur le désengagement de l’Etat et la libéralisation de l’activité économique.

L’Etat doit rester en dehors de tout type d’activité économique. Sa tâche est de réguler et de contrôler l’économie, tout en fournissant l’infrastructure nécessaire à la production et sa promotion. Son rôle le plus important consiste à créer un environnement favorable à l’initiative privée : stabilité politique et économique, transparence, clarté et fiabilité.

Cet environnement passe par la simplification et la réduction des impôts, la réduction de la dette publique et la participation des chambres de commerce et d’industrie à l’élaboration des politiques économiques.

L’objectif est de favoriser l’économie de marché avec toutes ses institutions et ses règles, d’améliorer la compétitivité des entreprises nationales, de développer les exportations et d’attirer les capitaux étrangers, afin de favoriser le transfert de technologies et du savoir-faire.

Pour l’AKP, la privatisation est le véhicule d’une structure économique rationnelle. Ce qui implique une administration fiable et efficace de l’économie, par une privatisation rapide et transparente du secteur public.

Cette privatisation concerne l’industrie, l’énergie, les transports, les services portuaires…
Pour soutenir l’initiative privée, l’AKP prône la simplification des procédures administratives, la réduction des coûts des intrants y compris le coût de l’emploi, le soutien aux PME et la suppression de toutes les entraves à l’exportation.

Mais également, la lutte contre la concurrence déloyale, les profits déloyaux et le monopole, le soutien des activités de recherche et de développement, la modernisation de l’outil de production et l’incitation à la coopération entre l’industrie et l’université.

Au niveau de l’emploi, l’objectif est de réduire le chômage et d’assurer la justice dans la répartition des revenus. (11)

Comme on le voit, c’est un programme foncièrement libéral qui réserve une place marginale au social. La stratégie de l’AKP ne vise pas une transformation sociale mais un développement économique qui, à court terme, ferait de la Turquie une puissance régionale et à long terme une puissance mondiale.

Les effets pervers du libéralisme à la manière de l’AKP

La politique suivie par l’AKP a porté des coups graves à la souveraineté nationale et creusé les écarts entre riches et pauvres. Presque les deux tiers des banques turques sont sous la coupe du Capital étranger et 40% du budget annuel de l’Etat servent à payer les intérêts d’une dette publique colossale.

Le gouvernement ne fait que servir, aux dépens des pauvres, les intérêts des institutions économiques dominantes, le Müsiad, le grand patronat et les Magnats de la presse.
La privatisation a touché tous les secteurs y compris les entreprises florissantes cédées à des sommes symboliques ! L’Etat a abandonné son rôle économique pour une liberté économique sans freins ni règles.
La conséquence est l’aggravation des écarts entre riches et pauvres, 25 millions de turcs sont pauvres et 3 millions vivent en dessous du seuil de la pauvreté !

Le consumérisme et le gaspillage dominent les comportements économiques, les confréries sont passées de « la spiritualité à la gestion des affaires » et les « militants d’hier, sont devenus les entrepreneurs d’aujourd’hui » !

Les hommes d’affaires appliquent intégralement les règles capitalistes, contrats de travail temporaires, pas d’assurances pour les travailleurs…
Mais ils prient et accomplissent le culte de manière régulière ! L’AKP a produit une bourgeoisie pieuse aux dépens des valeurs islamiques et humanistes.

(1) Alain Chenal. L’AKP et le paysage politique turc in Pouvoirs n°115 année 2005/ Maïte Darnault. Un Etat laïque en terre d’Islam www.lemondedesreligions.fr 17/2/2011 Rusen Cakir Au nom de Dieu, de la Turquie et du progrès social in Courrier international juin-juilet 2003

(2) www.cafebabel.com Fernando navarro sordo « En Turquie, la modernité rime avec AKP » 1/8/2007

(3) Taha Akyol La revanche des petites gens in Courrier international juin-juillet 2003

(4) www.medea.be Ihsan Dagi L’AKP est-il un parti islamiste –zaman 21 nov 2002/ Olivier Roy in revue l’histoire n° 281

(5) www.lexpress.fr La conversion des islamistes turcs 30/11/2003

(6) www.lexpress.fr La Turquie a accompli une révolution silencieuse 7/11/2008

(7) www.lexpress.fr 30/10/2003 La conversion des islamistes turcs- déclaration de Murat Belge

(8) www.magistro.fr Tancrède Josseran : « La nouvelle identité des islamistes de l’AKP »

(9) idem et Tancrède Josseran : « L’AKP veut faire de l’Islam le ciment du futur pacte social » entretien avec Maurice Gendre in media libre 26/02/2011

(10) www.magistro.fr et www.realpolitik.tv Tancrède Josseran « La nouvelle identité des islamistes de l’AKP » Olivier Roy. Même les croyants ont intégré la laïcité www.lexpress.fr 29/11/2004/ Ahmet Insal. Le danger n’est pas l’Islam mais le conservatisme www.lemonde.fr 15/3/2011

(11) Site officiel de l’AKP