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Monsieur le Ministre,

C’est en ami que je m’adresse à vous à la suite de vos derniers propos mal perçus par mes compatriotes. Or, au risque de vous surprendre, je dirais volontiers que vous n’avez pas raison, et ce simplement du fait que vous n’allez pas au bout de votre logique.

Mais, permettez-moi, tout d’abord, de rappeler que, dès le premier tour des dernières élections françaises, j’ai appelé à voter pour le président Hollande. Certes, je ne suis ni Français ni socialiste, je ne suis pas loin, cependant, de porter la France et la rose au cœur et d’agir en conséquence.

Mais, ma France est celle des valeurs des droits de l’Homme et du bel esprit humaniste qui a longtemps illuminé le monde par son originalité et son sens de l’utopie.

Pour perpétuer cet esprit, en théorie, sur l’échiquier politique français, votre parti est le mieux placé. Pourtant, il y tourne le dos, comme l’écrasante majorité de la classe politique française, et ce au nom, sinon de la politique politicienne, du moins d’une realpolitik fallacieuse et un principe de réalité réducteur.

Monsieur Valls,

Vous dénoncez la montée d’un fascisme en Tunisie, et vous avez raison; mais vous omettez de dire que ce fascisme n’est pas exclusivement islamique. Le pouvoir déchu l’était aussi et ceux qui cherchent à le ressusciter ne le sont pas moins.

Vous dites garder espoir dans le futur démocratique de la Tunisie, et vous avez tort; car votre pays ne fait rien pour aider à l’avènement de ce futur, comme si une démocratie peut naître dans la misère et la désespérance.

Un peuple, y compris dans un État démocratique, ne vit pas uniquement de rendez-vous électoraux et des valeurs affichées de démocratie et de liberté. Quand il a faim et que sa liberté d’aller et venir est contrariée, ce peuple peut verser dans l’innommable, y compris en démocratie. C’est que lorsqu’on est indigné, on ne se maîtrise plus; et le pire est vite arrivé !

Vous avez confiance dans les forces démocrates et laïques tunisiennes pour leurs principes, et vous avez bien raison; mais vous avez tort d’exclure de ces principes les autres forces qui portent aussi les valeurs de la révolution. Et vous avez encore tort d’espérer la victoire de premières forces comme si les autres étaient forcément antidémocratiques; ce qu’elles ne sont pas nécessairement, même si elles ne sont pas encore parfaitement démocratiques.

Mais qui l’est dans l’absolu? Ce qui compte — et c’est la logique que vous négligez — c’est que la volonté pour la démocratie soit sincère et l’effort avéré pour en être et pour y demeurer. Et c’est une œuvre de longue haleine où toutes les forces démocratiques sont sollicitées, surtout et y compris celles des démocraties les plus anciennes.

Oui, Monsieur le Ministre, il s’agit d’un enjeu considérable et, comme vous le relevez si bien, cela ne concerne pas seulement la Tunisie, mais tout le bassin méditerranéen et votre pays aussi; mais que fait donc la France pour y aider?

Vous savez que la Tunisie est encore plus proche de l’Hexagone et de l’Europe que nombre de pays de l’Europe de l’Est; et que les liens économiques, sociaux et humains militent pour une plus grande intégration de la Tunisie à l’Europe dans un monde où les frontières ne sont plus géographiques, mais mentales, culturelles et sociales.

Or, la Tunisie ayant mis à bas une dictature et cherchant à assurer une démocratie aux portes de la France, n’avez-vous jamais songé à lui proposer d’adhérer à l’Union européenne en vue de renforcer son action pour sa rénovation démocratique et empêcher tout risque de retour en arrière ?

Et pourquoi, dans cette attente, n’avoir pas envisagé de faciliter les mouvements humains entre la Tunisie et l’Europe en transformant le visa biométrique actuel — qui jure, soit dit en passant, avec la souveraineté de l’État tunisien et le droit international — en visa de circulation, ce qui n’aurait en rien altéré ses aspects sécuritaires ?

Monsieur le Ministre,

Ne pensez-vous pas qu’avec des mesures courageuses comme celles évoquées ci-dessus, vos actes, encore mieux que vos derniers propos, seraient bien plus efficaces à soutenir la marche de la Tunisie vers la démocratie et à contrer toute dérive vers les extrémismes? En effet, en allant au bout de votre logique, en offrant aux jeunes Tunisiens un meilleur horizon pour leurs rêves avortés par une conception dépassée du monde, vous ferez efficacement en sorte de les prémunir de tomber dans le piège de la haine et du rejet de l’autre.

Vous avez vu à quel point vos propos, pourtant très sensés à première vue, avaient été perçus comme inamicaux, nuisant aux relations entre les deux pays. Et vous avez noté leur effet négatif auprès d’une bonne partie de notre jeunesse, la poussant à crier son réel dépit amoureux par des slogans désobligeants, jusqu’à user du verbe fétiche de la Révolution et vous assimiler à une adversaire politique vantant le “savoir-faire français” du maintien de l’ordre.

Ne croyez-vous pas que vous auriez mieux fait de donner une autre idée du savoir-faire de votre pays en puisant dans l’esprit français marqué par l’inventivité et la finesse en proposant aux Tunisiens des mesures susceptibles de leur parler et fleurir leur imaginaire d’une passion renouvelée pour la France ? Or, en cet imaginaire poussent deux plantes rares, celles de la liberté et celle de la dignité, toutes deux symboliquement résumées par le droit d’aller et venir librement de par le monde.

Ne pensez-vous pas, Monsieur Valls, que si la France osait la démarche spectaculaire allant dans ce sens, elle regagnerait illico le cœur des Tunisiens, regagnant ce qu’elle semble avoir irrémédiablement perdu? Pourquoi donc ne pas déclarer soutenir une démarche de la Tunisie pour intégrer à terme l’Union Européenne et, dans l’immédiat, agir pour que l’Europe accepte que le déplacement des Tunisiens se fasse librement, sous couvert de visa de circulation, comme un acquis majeur de la Révolution tunisienne?

Monsieur Valls,

Méditez ces mesures en socialiste; vous n’oubliez certainement pas que le courage, c’est de tendre vers l’idéal en tenant compte du réel. Or, l’idéal et ce que je vous propose comme mesures; et le réel est celui de l’impossibilité de fonder une démocratie véritable à huis clos, sans liberté de circulation pour ses citoyens.

L’idéal est d’arrimer la démocratie naissante en Tunisie au système démocratique européen; et le réel est que l’extrémisme et l’intégrisme en Tunisie se nourrissent de la fermeture des frontières devant des jeunes réduits à n’être que des munitions pour les chantres de l’abomination et de la xénophobie.

Voyez-vous, Monsieur le Ministre, vous reproduisez le péché mignon des intellectuels français ne portant pas trop au cœur la moindre spiritualité par esprit scientiste, alors que la marque majeure de notre époque postmoderne est justement une spiritualité débridée et qui est désormais loin de ne relever que de l’esprit non scientifique. Les Américains l’avaient bien compris depuis longtemps, avec William James, par exemple, théorisant le pragmatisme; et ils en tirent bien le meilleur profit en Tunisie, aujourd’hui.

À la France, bien plus proche de notre pays sur tous les plans, surtout humains, de se libérer de ses conceptions dépassées d’un monde fini et d’innover en politique; elle se situera dans le sens de l’histoire et comprendra alors mieux la Tunisie; et elle pourra alors changer, comme par enchantement, le contexte actuel qui lui est radicalement défavorable.

Elle a les atouts pour le faire; il ne lui appartient que d’en jouer et de bien jouer. Et pour l’y aider, agir dans l’intérêt bien compris de nos deux pays, je demeure bien évidemment à votre disposition, Monsieur le Ministre.

Farhat OTHMAN