"C'est la lutte finale" De nuit près de la place de la Kasbah à Tunis. Graffiti sur un mur de la Médina. Crédit Photo Alexandre Bisquerra

Une révolution peut-elle s’achever? Quelques semaines après le 14 janvier 2011, les jeunes de la Kasbah illustraient à deux reprises par leurs Sit-ins leur volonté de ne pas arrêter leur mobilisation tant qu’un certain nombre de leurs revendications ne seraient pas prises en compte. Plus d’un an après le 23 octobre, premières élections libres, les mouvements sociaux (manifestations, grèves, sit-ins) continuent de fleurir un peu partout en Tunisie. Dans cet entretien, chapitre 6, il est question de la dynamique de ces mouvements sociaux, de ce qui pousse les jeunes et une large partie de la société civile tunisienne à maintenir leur mobilisation et finalement, de l’avenir de la révolution tunisienne. Comme il l’a fait au cours des chapitres précédents, Gilbert Naccache nous confie sa perception des composantes du mouvement social, critique les débats sociaux et idéologiques en cours, écorne les positions de certains anciens dissidents. Son constat: deux ans après le soulèvement populaire, ceux qui se sont exposés aux balles lors des premiers mois de la Révolution et tous les Tunisiens qui sont sortis manifester dans la rue criant “Travail, Liberté, Dignité” font encore face à des leaders politiques qui leur demandent de cesser leurs manifestations, de se “taire”.

Entretien et propos recueillis par Lilia Weslaty et Alexandre Bisquerra.

N.B: Cette série d’interviews s’étale sur huit chapitres et correspond à la retranscription d’un unique entretien mené en septembre 2012 avec Gilbert Naccache. Nous sommes allé à sa rencontre pour recueillir sa vision de la révolution de 2011 et de l’actualité tunisienne à la lumière des analyses déployées dans le cadre de son ouvrage “Vers la démocratie? De l’idéologie du développement à l’idéologie des droits de l’Homme”.

Nawaat : Dans les conditions actuelles, la révolution peut-elle continuer ?

Gilbert Naccache : Elle est en train de continuer. Beaucoup de gens disent « taisez-vous pour que nous puissions parler », « ne demandez rien, laissez-nous travailler et on vous donnera quelque chose plus tard », « ne paralysez pas la vie du pays »… On entend beaucoup d’ordres, que des ordres ! Peu écoutent réellement les gens qui ont fait la révolution et c’est pour cela que celle-ci ne s’arrêtera pas !

Le jour où nous devions présenter le Manifeste du 20 mars qu’on venait de créer, nous nous sommes réunis à l’espace El Teatro dans le centre de Tunis. Sont arrivés une quarantaine de jeunes de la Kasbah 2 [1] qui ont envahis la salle. Il y avait un monde fou, les trois quart des gens n’ont pas pu entrer et ceux qui arrivaient à l’intérieur se retrouvaient face à des jeunes qui avaient pris la tribune d’assaut, qui avaient pris les micros et qui s’étaient mis à parler.
Nous, nous sommes rentrés par derrière, ils ne nous ont pas empêchés de rentrer : on s’est assis et ils étaient devant à parler… Mon premier réflexe a été de me dire qu’ils nous avaient volé nos micros et qu’on devait reprendre la parole ! Mais je pris conscience qu’en réalité ces gens-là avaient trouvé une occasion de dire au monde qu’ils existaient. Ils n’avaient rien à dire : ils chantaient l’hymne national mais ils étaient là, il fallait qu’ils prouvent leur existence !

A ce moment-là, j’étais tenté d’applaudir : c’était extraordinaire de réaliser que ce que nous avions à dire était dérisoire par rapport à la manifestation qui se déroulait devant nous. Ca ne pouvait être intéressant que lié à cette manifestation, que par rapport à ce qui se passait sous nos yeux. Venir dire à des jeunes qu’ils devaient se taire pour que nous puissions parler, cela aurait été la contradiction complète. La révolution c’est ça, c’est la prise de parole!

Les gens qui ont fait la révolution ont pris le chemin des manifestations et pensez-y : chaque jour il en mourrait cinq, dix, quinze et les manifestations reprenaient ! A Meknassy, où nous allions faire une réunion publique, un jeune est venu dire à Jaouhar Ben M’barek [2] :
– « Ecoutez, si vous êtes venu pour nous apprendre la démocratie et la liberté ça n’est pas la peine : nous on a affronté les balles pour ça, on connait ! »
– Ah bon et vous l’avez-eu la démocratie et la liberté ?
– « Pas encore, pas encore, mais s’il le faut on affrontera à nouveau les balles ».
– Mais alors, qu’est-ce-que ça va apporte à vous, la démocratie et la liberté ?
– «A nous personnellement, absolument rien. Nous on était dans un trou, on ne vivait pas, on a voulu sortir du trou et on a voulu vous dire à tous qu’on ne voulait plus rester dans ce trou, on préfère mourir que rester dans ce trou. »
– Oui, d’accord, vous nous l’avez dit et alors ?
– « Alors ? Alors on vous a débarrassé en même temps des Trabelsi et de toute la bande de gens qui vous emmerdaient ! Alors non, ça ne nous apporte rien directement mais maintenant qu’ils sont partis, peut-être que les riches parmi-vous pourront investir et nous donner de l’emploi. »
– Donc, vous avez affronté la mort pour que les riches deviennent plus riches ?
– Ca nous est égal qu’ils deviennent plus riches, nous on s’en fout, on leur demande pas de devenir pauvres. On veut qu’ils nous donnent du travail. S’ils nous donnent du travail, cela aura servi.

Cette révolution ne pourra pas s’arrêter, tant qu’il n’y aura pas de travail ! Désormais il va y avoir toute une période où espoirs et désespoirs vont naître successivement. Mais nous n’en sommes qu’au début : la révolution française a duré presque jusqu’à la seconde guerre mondiale, alors nous y arriverons !

Nawaat : Quels sont les objectifs à poursuivre en priorité pour garantir le succès de la Révolution ?
Il y a vingt ans, vous aviez, il me semble, une approche opérationnelle : garantir une justice efficiente et indépendante, etc …

Gilbert Naccache : C’était il y a vingt ans et beaucoup de choses ont changé depuis lors ! Il y a vingt ans, je croyais par exemple que les partis politiques joueraient un rôle, qu’ils sauraient se transformer et j’espérais que la révolution trouverait dans cette évolution des partis politiques les moyens de son accélération.

Nawaat : Vous ne faites plus vraiment confiance aux partis politiques ?

Gilbert Naccache : Pourquoi un parti politique ? Je ne crois effectivement plus à la capacité des partis politiques de mener le peuple et le changement politique, mais je les pense toujours capables de changer selon les pressions auxquelles ils sont soumis. Sans avoir confiance dans la volonté politique d’un parti, je peux exploiter sa marche vers le pouvoir pour transformer mes causes en un fait acquis que toute la société soutient. Dans ce cas, la révolution a gagné et le parti en question devient l’otage de la révolution. Mais je ne désespère pas qu’il y ait un jour des partis qui sortent des mouvances sociales liés à des questions très concrètes comme amener de l’eau aux cultivateurs de Sidi Bouzid par exemple ! C’est-à-dire remplacer les gens qui ont des vérités par des gens qui ont des demandes. Transformer complètement le monde politique.

Nawaat : Pour vous quels sont les divers agents de l’évolution (ou de stagnation) de la société, hors des partis politiques?

Gilbert Naccache :
Les mouvements qui ne sont pas des partis politiques, il s’agit au fond des associations de la société civile. Traditionnellement, la société civile c’est-à-dire l’ensemble des structures organisées qui composent la société joue un rôle fondamental dans la perpétuation de l’ordre social. L’État applique les lois et est donc un instrument de coercition.

La société civile porte l’idéologie qui permet à l’État d’exister. L’État veut faire appliquer les lois mais ne peut atteindre cet objectif que si des gens répètent qu’il est bon d’appliquer les lois, que nous devons respecter un contrat social, que nous avons un ensemble de valeurs communes, en somme tout un corpus idéologique partagé par l’ensemble de la société civile. Un Etat qui n’a pas de société civile sur laquelle s’appuyer repose uniquement sur une armée et un Parti unique.

Nawaat :Hors des partis politiques, vous ne faites donc également plus vraiment confiance à la société civile?
Gilbert Naccache : Il y a vingt ans, je n’avais pas non plus pris toute la mesure de la signification du remplacement de la lutte politique fondamentale par une lutte politique de surface, c’est-à-dire du passage de la demande de révolution en demande de démocratie formelle, de la transformation des contestataires d’un pays de révolutionnaires en dissidents. Or c’est quelque chose de très important : dissidents cela veut dire qu’ils ne remettent en cause que les formes. En vérité, cela veut dire qu’ils ne remettent en cause rien du tout. Les dissidents d’aujourd’hui sont les dictateurs de demain : une fois au pouvoir ils vont être emportés par les mêmes mécanismes objectifs.

Nawaat : Déjà, en 2010, à l’occasion du mouvement Sayeb Salah [3], une partie des dissidents d’alors, militants de la liberté d’expression sur le web, répliquaient par des insultes aux facebookers qui les contredisaient…

Gilbert Naccache : C’est un peu la problématique révélée à l’occasion de la diffusion du film de Nadia El Fani « Ni Allah, ni maître » [4] : l’aspect blasphématoire n’était pas le plus important, mais ce qui a été essentiel c’est que le film a été perçu comme un schéma imposé de liberté. Ceux qui ont suivi le mouvement de contestation contre ce film se sont dit qu’en réalité, ils s’opposaient aux mêmes personnes : des gens qui vivaient tranquillement avant la révolution et qui finalement désirent toujours les mêmes droits pour eux-mêmes, tout en passant pour des révolutionnaires sur le dos de la religion. C’est ça qui a fait que le mouvement a pris : au-delà de l’aspect antireligieux, c’est l’aspect profondément « bourgeois et agressif » des revendications, ou plutôt de la façon d’être des gens de ce film. Que cette façon d’être existe est une chose, mais venir la présenter comme un modèle à opposer à celui des gens religieux, c’est effectivement une provocation.
Et on peut se demander si la dissidence ainsi entendue n’est pas simplement une demande de changement de personnel : d’enlever ceux qui jouissent de toutes les libertés et qui ouvertement en privent les autres et de les remplacer par d’autres qui jouissent de toutes les libertés et qui s’arrangent pour que les autres n’en bénéficient pas par d’autres moyens.

Nawaat : Mais alors, il y a-t-il des libertés qui doivent être plus défendues que d’autres ?

Gilbert Naccache : Je crois qu’il faut défendre toutes les libertés, qu’il faut être très ferme. Mais je crois aussi qu’il faut être très attentif à ce que cette défense des libertés n’œuvre pas à l’aggravation de la rupture entre la Révolution et la Contre-Révolution. La dissidence ne portant que sur des problèmes de forme politique va aboutir en réalité au régime même qu’elle est en train de critiquer. A partir de 1992 [5], les locomotives des luttes contre le gouvernement tunisien ont été les organisations de la société civile et les partis venaient derrière.

Or l’analyse des dissidents de l’époque est alors incomplète : « Ben Ali est un dictateur qui utilise des méthodes répressives » constatent-ils, « donc à partir du moment où il sera remplacé par quelqu’un qui ne serait pas un dictateur en soi – mettons aujourd’hui un Béji Caïd Essebsi [6] -, et où l’on soignera la police de ses maux, de son inclination un peu spectaculaire à torturer, cela ira. » Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Cela sous-entend que ces maux contre lesquels on se bat, ne sont pas des manifestations d’une réalité, d’une nécessité liée à la société et à l’État mais sont contingents. Il y a alors une société, avec un État, et simplement des gens méchants qui sont à la tête de ce dernier ! Il suffit alors de remplacer les méchants par des gentils et la solution serait aussi simple. Mais les gens qui sont à la tête de l’État décident-t-il vraiment de quelque chose ? Les hommes font-ils leur histoire réellement, librement ou sont-ils les instruments de leur histoire ?

Nawaat : Vous êtes légèrement fataliste… vous croyez au déterminisme historique ?

Gilbert Naccache : Quand vous intervenez politiquement est-ce que vous changez le cours de l’histoire ou bien son rythme ? A mes yeux on ne peut intervenir que sur le rythme, peut-être faire prendre quelques petits détours à l’Histoire, mais elle reviendra dans son cours comme le fleuve dans son lit. Je ne suis pas fataliste : je crois à la science et je crois que les événements historiques et les sociétés obéissent à des lois scientifiques. Ca n’est pas exactement des lois à l’instar de celle de la chute des corps mais cela s’en rapproche : une société doit nécessairement passer d’un stade à un autre et cela en fonction des contradictions qui existe en son sein entre le développement des forces productives et les formes politiques et sociales qu’a cette société.
Bien entendu, comme les changements sociaux se font par l’intermédiaire des hommes, ces-derniers doivent prendre conscience de ces contradictions et trouver les moyens de les dépasser. Il est possible qu’ils ne les trouvent pas pendant très longtemps mais viendront nécessairement des générations qui trouveront.

Nawaat :Alors, le rôle des révolutionnaires, c’est d’aider à la prise de conscience ?

Gilbert Naccache : Les gens comme moi ont un rôle de passeur, mettons rendre les gens capables de prendre leurs décisions en toute connaissance et donc aider les gens à être libre, pas à décider. Je serai heureux qu’un jour on dise que j’ai agi sur la capacité de choisir des gens mais que je n’ai pas influencé les choix. Conscience implique de penser qu’il y a des vérités qu’on connaîtrait et que les gens ne connaissant pas encore. Les vérités que je connais sont très relatives et si je les communique à d’autres ils doivent la passer au crible de leur expérience à eux.

Nawaat : Alors pour vous, quelle est la priorité immédiate?

Gilbert Naccache : La priorité fondamentale c’est d’être du côté de la Révolution ! De défendre les libertés contre ceux qui les mettent en cause…

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[1] Le Sit-in de la Kasbah II, du nom de la place du Gouvernement où est situé à Tunis le siège du Premier Ministère, a commencé le 27 février 2011 pour prendre fin le 4 mars sur décision des manifestants. Les revendications, qui portaient notamment sur la démission du Gouvernement de transition dirigé par Mohamed Ghannouchi, ancien Premier Ministre au temps de Ben Ali et sur le principe de l’élection d’une Assemblée Constituante avaient été largement satisfaites la veille par les autorités.

[2] Avocat, membre fondateur et Porte-parole du réseau citoyen “Doustourna” (“Notre Constitution”) qui s’est illustré à l’automne 2011 en proposant un avant-projet de constitution et en présentant des candidats à l’Assemblée Constituante.

[3] La campagne “Sayeb Salah” (littéralement “Lâche-moi”) fût une mobilisation inédite contre la censure imposée par le régime de Ben Ali. Lancée au printemps 2010 à l’initiative de plusieurs jeunes bloggeurs tunisiens cette campagne s’est essentiellement diffusée sur le web et, le temps d’une journée du mois de mai, dans les rues de Tunis (tentative de “Flash Mob”).

[4] Film documentaire polémique réalisé en Tunisie entre l’été 2010 et le printemps 2011 par la réalisatrice tunisienne Nadia El Fani et dont le point de départ était de montrer l’envers du mois de Ramadan en suivant des tunisiens rompant le jeune en cachette. Très vite le film et son titre d’inspiration anarchiste et athée a suscité des débats très vifs poussant sa réalisatrice à le rebaptiser “Laïcité Inch’Allah”. Rappelons que l’Islam dispose d’un statut privilégié en Tunisie où l’ancienne constitution, texte de 1959, précisait en son article premier que “la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain: sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la république”.

[5] Début du “resserrement autoritaire” opéré par la régime de Ben Ali après une relative période d’ouverture initiée à partir de 1987. Ce virage sera achevé en 1993 et 1994 à la suite d’une importante campagne de répression contre l’opposition et notamment le mouvement islamiste.

[6] Premier Ministre du troisième gouvernement de transition de mars 2011 à octobre 2011. Figure de la mouvance politique destourienne qui revendique l’héritage d’Habib Bourguiba et fondateur du parti politique Nidaa Tounès (littérallement “L’appel de la Tunisie”), actuellement dans l’opposition.