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tunisie

Par : Mohamed Arbi Nsiri

La nation est-elle une construction idéologique, une donnée culturelle ou bien une notion due à l’accumulation historique ? Cette question qui donne suite aux propos d’Eric Hobsbawm(1) ouvre le débat sur les méthodes pour mieux appréhender cette problématique dans la Tunisie postrévolutionnaire. Plus profondément, sommes-nous ce que nous pensons être ? Est-il seulement possible de faire la généalogie de ce que nous sommes ; de dégager un espace entre ce « nous » et ce « je » qui renvoient constamment l’un à l’autre lorsque convoqués ? À travers quels jeux de vérité le tunisien se donne-t-il à penser son être propre quand il se réfléchit comme un citoyen libre ?

1) L’analyse du concept :

Au sens premier, le mot nation désigne un groupe humain de même origine : Le mot « origine » peut renvoyer, soit à une communauté d’ascendance, soit au lieu d’où l’on vient. Dans le premier cas, les membres de la nation se considèrent comme issus d’un même « peuple souche ». Dans le second cas, ils sont identifiés par un pays d’origine. Ils vivent sur un territoire auquel ils donnent leur nom (la Tunisie) ou qui a leur donné un nom (Tunisiennes – Tunisiens).

Les deux significations, auxquelles font écho les deux modes utilisés pour définir le concept, sont profondément liés puisqu’il y a un rapport étroit entre l’origine et la continuité historique ; ce qui nous amène à l’idée d’une communauté initiale et à l’ancienneté de l’occupation du sol. Une double appartenance en découle : l’appartenance à une même communauté nationale et l’appartenance au territoire. Ainsi, la phénoménologie de la nation se traduit dans l’histoire et dans le rapport avec la mémoire collective du groupe. À partir de là, on peut dire que la notion devint relativement plastique car elle peut être interprétée de façon diverses.

En effet, la nation est une donnée culturelle due à l’accumulation historique au sens où elle résulte d’un devenir qui reste ouvert. Cette notion profonde dans son sens psychanalytique dessine un tableau de double dimension à la fois sociale et politique. D’une part, la nation est une communauté identifiée par des caractéristiques socioculturelles spécifiques et par des traditions et des valeurs propres. D’autre part, elle fournit les principes de la citoyenneté qui, à partir de la Révolution Tunisienne, se substitue à l’autoritarisme dans la gestion des affaires publiques.

Dans certains cas, l’une ou l’autre de ces dimensions est privilégiée pour définir la nation. Pour beaucoup de spécialistes, la nation relève plus du demos que de l’ethnos. C’est une communauté définie par des données pré-politiques telles que la langue, les coutumes, la mémoire collective et une histoire qui forme une culture homogène. À ce niveau, on peut parler d’un rapport tacite entre la culture et la notion de « nation » mais nous sommes obligés à distinguer la dimension éthique de la fonction emblématique.

Evidemment, la dimension éthique est l’ensemble des dispositions philosophiques et des représentations morales caractéristiques d’une communauté, depuis la vie privée jusqu’aux formes de la vie politique, tandis que la fonction emblématique peut jouer, à travers le discours, un rôle constructif depuis le fait social jusqu’au l’acte politique, en passant par la presse et la littérature. Enfin, la construction d’une conscience collective est capitale pour approfondir l’appartenance à la nation ; cette conscience peut exister au niveau régional avec tous les attributs symboliques nécessaires pour développer le sentiment d’adhésion au groupe. Le trait distinctif de la nation est qu’elle forme un sujet souverain, actuel et ponctuel.

Il fallait donc pousser l’analyse un peu plus loin pour dire que la nation n’est pas seulement une communauté historique définie par une culture et une conscience collective car elle est aussi un principe lié à la notion de l’État moderne. Assurément, le mot nation n’a pas toujours eu un sens politique surtout que ce sens s’est fixé au 19ème siècle, avec le mouvement réformiste tunisien, où on peut remarquer que le mot « nation » se substitue alors à la dynastie comme principe de légitimité politique ce qui a amené les réformateurs tunisiens à dire que la souveraineté n’appartient plus au prince et à sa dynastie mais elle revient à la nation elle-même. En tant que membres d’une même nation, les individus deviennent membres-souverains et une forme d’égalité politique se substitue ainsi à la hiérarchie des ordres caractéristiques de l’Ancien Régime.

2) Entre objectivité et subjectivité :

La nation est une communauté historique caractérisée par une culture propre, une conscience collective et une revendication de souveraineté politique. Peut-on aller plus loin dans la précision ? Si l’on essaie de préciser les critères qui permettent d’identifier la nation comme communauté de culture, un problème apparaît immédiatement : ces critères changent en fonction du temps et en fonction de l’espace car chaque nation a un sentiment distinct de son identité, mais quand on cherche à donner une définition plus précise de la nation, tous les critères sont inadéquats.

Par conséquent, il est impossible de définir la nation comme une communauté de langue, de religion, d’idéologie ou de système politique. Chacun de ces critères vaut pour telle nation, mais non pour telle autre. Et si l’on veut prendre la liste entière, l’un ou l’autre des critères fait toujours défaut dans des cas particuliers. Tout se passe comme si chaque notion opérait une sélection parmi les critères culturels disponibles. Chacune d’entre elles met l’accent sur un ou plusieurs critères essentiels pour sa propre définition, mais inopérant pour la définition de telle autre. D’où le recours à la définition subjective : la nation n’est pas définie par des caractères objectifs, mais par la conscience collective qu’elle a d’elle-même. Cette définition a plusieurs avantages car elle est indispensable pour différencier « nation » et « civilisation ».

En plus, le statut de la nation n’est pas un fait d’observation mais une revendication reconnue dès qu’un groupe humain se considère comme une nation, dès qu’une conscience nationale est attestée par des discours et des comportements…(etc.). Plus exactement, la nation est l’idée par laquelle l’individu se représente comme membre d’un ensemble social, sachant que cette idée est partagée par des millions d’individus. La nation est donc une « idée force » par laquelle la collectivité se représente à elle-même comme un tout. Elle est une « notion nécessaire », une « notion de base » ; qui n’existe qu’en représentation socioculturelle mais elle n’en est pas moins réelle, dès lors que cette représentation est vive dans la conscience de chaque individu pour forger les esprits et pour donner une nouvelle typologie basée sur l’appartenance au groupe.

3) La conscience nationale dans la Tunisie postrévolutionnaire :

Événement historique,  décisif dans notre existence, acte fondateur marquant le début de la citoyenneté ; la Révolution Tunisienne n’est pas uniquement un mouvement de protestation bien ancrée dans le temps et dans l’espace. Elle est plus de ça car elle est l’initiatrice d’une nouvelle ère, celui du refus de l’indifférence, de la corruption et de la manipulation. La mobilisation tunisienne a libéré les forces vives de la société pour dire « dégage » au régime autoritaire et oligarchique qui a dominé la Tunisie depuis une vingtaine d’années. On a alors assisté à un changement radical dans les mécanismes politico-étatique pour s’ouvrir sur la culture du pluralisme et de liberté, et pour dépasser soudainement les frontières de la peur pour plier le despote. Le mouvement révolutionnaire tunisien, brusque et non violent, a montré que tout est possible et que l’histoire est en marche pour la Tunisie comme pour tout le monde arabe.

En effet, ce qui étonne au premier regard jeté sur l’itinéraire révolutionnaire tunisien, c’est que dans ce grand mouvement des forces vives de la société, on ne distingue pas une figure qui domine seule toute la scène. Le peuple-roi n’a pas connu son « Cromwell » au contraire le peuple-roi parlait avec éloquence pour dire « non » à la dictature et à la « mentalité féodale » et pour dire « oui » à la liberté. En effet, toute réflexion sur le processus révolutionnaire en Tunisie doit commencer d’abord par comprendre les contestations, commencées dès les événements du Bassin minier en 2008, contre l’autorité en place. Ces mouvements de protestations ont façonné l’attitude publique tunisienne et ont inauguré le passage de l’existence virtuelle à l’existence socialisée des jeunes tunisiens ce qui constitue une illustration symptomatique de la soif de la liberté.

Ainsi se forment la pratique sociale de la politique et la mise en pratique du nationalisme. Cette perception se traduit par les nouveaux espoirs, les nouvelles attentes, mais aussi par les craintes et parfois par les déceptions.  En effet, le travail pour la définition d’un avenir commun est le sens profond du mouvement révolutionnaire en Tunisie qui traduit un attachement profond à la patrie et à la nation. Les aspirations à un avenir meilleur n’échappent pas à trouver la solution adéquate pour forger un « modus vivendi » entre les tunisiens. Néanmoins, les termes habituellement employés par les politiciens sont chargés d’un contenu affectif qui traduit le parti pris militant de leurs utilisations d’une terminologie de paix sociale.

À ce niveau, il n’est pas inutile de renouveler le vocabulaire politique relatif à la question de la société tunisienne postrévolutionnaire.  L’emprunt ou l’innovation dans ce domaine suppose la modification de certains pratiques sociopolitiques, sinon l’altération du modèle originel qui a servi de référence à la mise au point d’une nouvelle structure basée sur le fond philosophique de la  révolution, c’est-à-dire sur les principes de l’égalité, de la dignité et de la justice. C’est ce lien de parenté avec cet idéale qui nous permet de repérer les indices de déformations et de prendre les mesures des convergences autant que celles de divergences qui devaient coïncider avec les intérêts suprêmes de la nation.  Pour ce faire, il serait bon que les Tunisien redécouvrent et réconcilient avec la modernité loin des effusions passionnées et craintives car le mouvement révolutionnaire tunisien a vu naître un nationalisme revendiquant la citoyenneté constructive, l’autonomie de l’individu et sa raison d’être. La liberté, l’égalité et l’État de droit étaient à la fois les objectifs, les fins d’une opération et les moyens pour lancer un nouvel espoir d’émancipation au nom du progrès et du bonheur pour tous.

(1)HOBSBAWM (E), Nations et nationalisme depuis 1780: Programme, mythe, réalité, Paris, 2001.