L’imaginaire nous structure bien plus et mieux que nos structures politiques et sociales. Il est même la structure anthropologique par excellence du devenir social ou sociétal de l’homme, étendant la notion du lien social à toutes ses implications — surtout psychosociologiques — de l’être ensemble en société.
L’emprise de notre imaginaire sur nous est telle qu’il en arrive à nous faire et à nous défaire, au-delà de la conception classique du comportement social issue de la rationalité occidentale, et qui n’est plus vérifiée aujourd’hui. En effet, depuis Gaston Bachelard, et surtout son élève Gilbert Durand, le sens critique et l’esprit scientifique relativisent la prétendue objectivité d’une telle approche des choses humaines, ajoutant à sa rationalité scientiste un “a” privatif qui en fait l’a-rationalité par excellence.
Est-il nécessaire de noter ici que l’imaginaire dont il s’agit ne se réduit pas à la conception triviale, encore commune chez nous, et qui était celle de l’Occident avant les travaux des auteurs précités ? L’imaginaire n’est donc plus la folle du logis de la philosophie des Lumières ; il est bien plus et tout autre chose. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a éprouvé le besoin d’en élargir la signification, proposant d’y substituer le terme plus précis et expressif d’imaginal.
Cet imaginaire/imaginal est au cœur de notre conception du régime politique qu’est la démocratie ; en prendre conscience, c’est comprendre pourquoi ce régime a pu se développer dans certains pays et pas dans d’autres. C’est à cette condition que l’on saisira véritablement les difficultés à le faire advenir en notre pays, qu’on aura une bonne clef pour y arriver.
Une telle raison se situe au-delà des concepts réducteurs des explications politiques des uns, économiques et sociales des autres, et même psychologiques chez d’aucuns, attribuant non seulement des caractères aux peuples, mais des dispositions et prédispositions à un régime autoritaire ou à un système de libertés.
De fait, l’imaginaire que l’on a du régime politique en question est le seul concept opératoire pour situer avec le plus d’objectivité l’origine de l’occurrence ou non de la démocratie. C’est, en quelque sorte, la capacité que l’on éprouve en soi à vouloir, être apte et mériter un tel régime qui est à sa base, donnant ou non racine à l’action pour son érection et à la sève nécessaire pour le faire pousser et durer.
Quels seraient donc l’imaginaire d’une démocratie et celui d’une non-démocratie ? Nous le préciserons après avoir évacué une difficulté liminaire relative à la nature des régimes démocratiques actuels, afin d’éviter toute confusion ultérieure.
Nous rappellerons, à cet effet, qu’on a pu dire avec raison que la démocratie est le moins mauvais des régimes politiques. En effet, elle n’est un régime idéal que par rapport aux autres systèmes politiques, sinon ce régime est loin d’être dénué des imperfections inhérentes aux affaires humaines.
Il serait donc ingénu de faire de la démocratie le système parfait de la légalité, puisqu’elle peut parfaitement être trouée d’illégalités. Ce n’est que l’existence d’institutions de pouvoir et de contre-pouvoirs et la vitalité de ces institutions qui rend effective ou non la démocratie dans un régime politique.
On peut ainsi avoir une démocratie purement formelle, les institutions n’y étant que de façade, un trompe-l’œil, tout comme on peut avoir une démocratie matériellement opérationnelle, mais où la confiance dans les institutions et le respect pour elles est absente, le facteur humain demeurant capital.
Parlant d’humanité, on ne peut plus de nos jours faire abstraction de la subjectivité, qui compose pour l’essentiel l’imagination des hommes, de leur condition et de leurs rapports entre eux, notamment en termes de pouvoir. Le sens populaire ne dit rien d’autre quand il suppose aux peuples les dirigeants qu’ils méritent. Revoilà donc l’imaginaire !
Dans une démocratie, cet imaginaire est la nécessité — et bien mieux, l’évidence — d’institutions assurant un ordre et le garantissant. Tel ordre n’est pas que politique ; il est aussi économique et idéologique. Et il n’est pas que national, s’arrêtant aux frontières que fixent artificiellement les intérêts ou l’histoire, ou encore le choc des intérêts ; il est surtout international. C’est l’ordre qui a été généré par la révolution industrielle et qui a assuré la domination occidentale sur le monde contemporain.
Cet ordre a peu à peu généré, par strates successives et moyennant une sédimentation continue, un imaginaire qui a puisé l’essentiel de ses composantes dans la religion judéo-chrétienne. Aujourd’hui, en sciences sociales, il n’est plus nécessaire de rappeler les sources religieuses du capitalisme, qui a trouvé son origine dans l’éthique protestante.
Ces mêmes sources, particulièrement empreintes de messianisme juif originaire, ont généré un ordre démocratique qui ne s’est construit qu’à la faveur de l’expansion impérialiste des nouveaux États industrialisés. On néglige souvent, en effet, d’évoquer l’apport — pourtant capital — des colonies dans le développement des démocraties occidentales. Or, la stabilité politique de ces pays a été, pour beaucoup, garantie par le pillage régulier et durable des pays conquis, ce qui a assuré la prospérité économique de l’Occident, nécessaire au développement et à la stabilité de ses institutions politiques libérales.
Quoi qu’on puisse en dire aujourd’hui, cet ordre n’a perduré et ne veut ostensiblement durer qu’à la condition sine qua non qu’il ne devienne pas universel en son essence, mais juste en apparence, à la surface ; sinon, son extension est jugée comme étant de nature à dépouiller la démocratie occidentale de son état de référentiel absolu.
C’est sur cette qualité, éminemment subjective, que l’Occident assoit son magistère moral et cherche à maintenir sa domination matérielle fragilisée par les contestations, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, de la validité de son modèle. Porter atteinte à cet imaginaire de supériorité, c’est ôter au modèle démocratique toute sa spécificité, montrer ses imperfections inhérentes à un système qui n’est, rappelons-le, que le moins mauvais des régimes, et ne pouvant jamais être parfait.
On le voit bien avec les politiques protectionnistes, l’Occident cherchant à préserver ses spécificités, quitte à heurter et violer ses dogmes libéraux, au prétexte d’une fallacieuse sécurité illusoire, quand il ne cherche véritablement qu’à entretenir son magistère d’exemple à suivre. Or, un exemple n’est à suivre que s’il reste unique, singulier et particulier.
C’est sur cette base que s’est forgé l’imaginaire démocratique de l’Occident ; et c’est la clé de voûte de son architecture de domination du monde, qu’il cherche à maintenir en suscitant des clones à l’étranger communiant dans les mêmes valeurs. Toutefois, cela ne fait qu’entretenir un imaginaire inversé, ne cherchant qu’à imiter et non innover ; cet imaginaire des pays non démocratiques demeurant une supposée incapacité atavique à mériter la démocratie.
Il ne faut cependant pas se méprendre sur ces paroles ; il ne s’agit pas ici de complot ou de menées impérialistes ; il n’est question que de démonter les ressorts psychologiques, généralement inconscients, structurant une mentalité et fondant des actions.
Ce fondement psychologique, cet imaginaire basal, est évident dans le refus des Occidentaux à reconnaître aux pays du Sud le droit de bénéficier des mêmes conditions qui ont assuré leur propre expansion, contribuant efficacement à l’instauration chez eux de la démocratie. Il en est ainsi de la liberté de circulation et de l’absence de frontières, leur libéralisme idéologique s’arrêtant à l’économie, n’étant toléré en politique qu’à l’intérieur de leurs frontières ou pour rappeler la prééminence de leur propre régime.
Et en cela, ils sont aidés par l’imaginaire prégnant et entretenu, directement ou par les élites à leur service, dans les pays du Sud qui, s’ils ne sont plus colonisés politiquement, le restent mentalement pour une large part. Il suffit, pour s’en rendre compte, de mesurer à quel point on se détermine par rapport à l’exemple occidental pour l’imiter ou pour s’en écarter, mais jamais en dehors de ce modèle, pour en inventer un propre, par exemple, puisant dans la sagesse populaire un ordre des choses autre, plus en harmonie avec l’âme populaire, en meilleure symbiose avec la nature environnante, cette nature naturante.
Il y est bien fréquent un complexe, sentiment de supériorité comme d’infériorité, toujours déterminé par le modèle occidental, aussi bien pour le valoriser en se dévalorisant soi-même que pour le dévaloriser en valorisant un modèle de substitution. Il est d’ailleurs symptomatique qu’il ne s’agisse, en l’occurrence, jamais d’un modèle novateur, créé en se basant sur la tradition populaire ou ex nihilo, à partir des conditions concrètes de vie et du génie populaire, et donc adapté au vécu quotidien et aux conditions de vie ici et maintenant. C’est qu’il est toujours puisé dans un passé mythique, dans cette recherche d’un succédané au modèle occidental, moins pour sa pertinence que du fait de l’antagonisme qu’on y trouve avec celui qu’on honnit.
Tout se passe donc comme si ce dernier, même en négatif, arrivait encore à conditionner l’imaginaire des pays non démocratiques en y amenant à se croire non seulement incapables de reproduire le modèle occidental, mais d’être même obligé de feindre ne pas y trouver la moindre utilité ou de la contester, rejetant ainsi purement et simplement le modèle en sa nature propre, sa raison d’être.
De plus, dans le cas de modèle de remplacement du cru, il est bel et bien loin de se substituer au régime contesté, puisque sa fonction est de le contredire radicalement. Il n’est qu’un prétexte pour justifier ce qu’on ne veut admettre consciemment et qu’on admet inconsciemment : la supériorité du modèle occidental. Alors, on renoue avec la logique du renard de la fable, dédaignant les raisins jugés trop verts, juste bons pour les goujats.
La structure imaginaire de la démocratie est ainsi à prendre en compte pour tout effort se voulant sérieux de fondation d’une nouvelle démocratie dans le monde d’aujourd’hui. Cela exige que les conditions essentielles qui ont vu son apparition en Occident soient réunies, à savoir la liberté de circulation et un minimum de dynamisme économique, condition de toute possible prospérité. Et ces conditions sont interdépendantes, l’une n’allant pas sans l’autre.
Il ne nous faut plus confondre entre la manifestation de la démocratie, consistant en l’aménagement des structures nécessaires à son fonctionnement, comme l’arsenal juridique ou les élections, et la disponibilité psychologique pour les faire fonctionner et les respecter. Il ne sert à rien de doter un pays de système formel de démocratie si ceux qui doivent le mettre en marche et ceux qui sont supposés le subir ou en bénéficier n’y croient pas faute de conditions suffisantes pour cela.
Anciennement, on désignait pareille adhésion par le contrat social ; or, ce contrat a épuisé son utilité, et il nous faut inventer un nouvel instrument d’adhésion qui soit du type du pacte, impliquant une sollicitation émotionnelle, seule en mesure d’agir vite et positivement sur l’imaginaire dans le cadre d’une culture des sentiments.
Aussi, nulle démocratie nouvelle ne peut désormais prendre jour dans une réserve, la liberté de circulation humaine étant aussi nécessaire que celle des capitaux et des marchandises. De même, aucune démocratie n’est viable si elle n’est pas articulée à un système ayant fait preuve en la matière, étant donc sérieusement soutenue par les démocraties anciennes l’appuyant intensivement dans ses premiers pas nécessairement lents et insuffisants. Ceux-ci ne peuvent agir positivement sur le changement des mentalités, autorisant l’épiphanie de l’imaginaire démocratique, que par l’accès en permanence des citoyens de la nouvelle démocratie au grand système auquel est adossé le système en construction. Ce qui est de nature à crédibiliser les institutions en érection chez ces citoyens, permettant de les mettre en émulation, en concurrence ou même en observation et comparaison.
Pour cela, j’ai dit — et je le répète ici — que la Tunisie ne réussira pas sa transformation démocratique sans une adhésion à l’Europe dans le cadre d’un espace de démocratie européenne à mettre en chantier, l’ouvrant à toute nouvelle démocratie. Seul pareil scénario est de nature à amener l’imaginaire du Tunisien à changer pour croire enfin possible une démocratie en son pays.
Pareil changement est à attendre aussi bien de la part des Tunisiens eux-mêmes que de leurs partenaires étrangers. Tout le reste n’est que langue de bois et fumisterie.
Et que font l’Europe et l’Occident ? Ils n’agissent que pour sauvegarder la prééminence de leur modèle et de l’imaginaire qui va avec, ce qui suppose le maintien de l’imaginaire actuel tunisien, consacrant l’état de dépendance de la Tunisie vis-à-vis de l’Occident. Et ce quitte à ce que la démocratie y échoue. Or, ainsi, elle échouera immanquablement.
Il reste que l’Occident, par trop aveuglé par son propre imaginaire, ne fait pas assez attention à l’apparition, quoiqu’encore aux limbes, en une sorte de centralité souterraine mais agissante, d’un imaginaire substituant à la soumission au modèle occidental en Tunisie un modèle d’autocélébration. Tirant force d’une radicalité allant au-delà de la contestation, supposant la conquête du statut de parfait modèle de substitution, il instrumentalise la foi, qui est une donnée de l’identité du Tunisien, en croyance dogmatique.
Or, il ne servira à rien de défendre la spécificité de son imaginaire pour que l’Occident réussisse à contrer ce futur possible modèle ; car il lui faudra pour le sauver accepter ce à quoi il se refusait jusqu’ici. Il lui faudra accepter d’en étendre les dimensions, en faire une source ouverte, un imaginaire partagé, cet inconscient collectif à la base des communautés communiant dans un vivre-ensemble paisible en un espace de liberté sans entraves.
Ce qui se ferait avec une visée double, profane et spirituelle à la fois, et serait seul de nature à contrer utilement le dévoiement actuellement à l’œuvre de la croyance, la ramenant à la pureté de la foi, une foi qui plus est en la démocratie. Ainsi se font et se défont les imaginaires.
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