La Code du statut personnel (CSP) fête ses 57 ans cette année. A l’époque de sa mise en place, il avait marqué une avancée énorme, comme l’explique Sophie Bessis dans un article sur le féminisme en Tunisie : « l’abolition de la polygamie, le remplacement de la répudiation par le divorce judiciaire que les deux époux ont également la possibilité de réclamer, la suppression de l’institution malékite du tuteur matrimonial… » Autant de changements qui ont permis à la femme tunisienne de s’émanciper.

Aujourd’hui on pourrait penser que ce texte n’est plus très populaire et qu’il n’est plus d’actualité. Mais Dorra Mahfoudh Draoui, sociologue, n’est pas de cet avis :

Le CSP n’est pas un texte dépassé. Il est inscrit dans les attitudes des Tunisiens. Pour les jeunes, il est de l’ordre de l’acquis, même si on constate, dans certains domaines, une remontée d’un certain “conservatisme”, avec le mariage orfi [coutumier] par exemple.

Le CSP, un texte toujours d’actualité, mais qui doit encore évoluer

Le CSP, cet ensemble de lois progressistes mis en place dans le but d’améliorer la condition de la femme, a été jugé par beaucoup comme une avancée incroyable à l’époque où le président Habib Bourguiba l’a mis en application. Avec le temps, de nouvelles dispositions y ont été ajoutées, poursuivant la lancée de l’émancipation. Ainsi, le CSP a libéré la femme de l’obligation d’obéissance, comme l’explique Mme Mahfoudh Draoui :

La question de la contribution financière à part égale dans le foyer a été mise en place pour aller à l’encontre de l’article sur l’obligation d’obéissance de la femme à son mari, en contrepartie de son apport financier. La notion de coopération entre les époux a permis de lutter contre le devoir d’obéissance.

Mais ce texte, aussi avancé qu’il a pu paraître à l’époque, laisse de grands chantiers ouverts. Il ne fait pas mention de l’égalité entre homme et femme, par exemple. Cette notion, qui est encore réclamée, a failli être mise en danger par la tentative d’inscription du principe de “complémentarité” dans la Constitution.

Aujourd’hui, on peut tout de même dire qu’il y a un décalage entre les aspirations individuelles des femmes et le texte. Pour moi, le point le plus important est la question de l’autonomie économique, qui n’est pas encore atteinte. Il est injuste de demander aux époux de contribuer à part égale si les ressources ne sont pas les mêmes, par exemple explique Mme Mahfoudh Draoui.

La sociologue considère que l’évolution du texte ne doit pas se faire au détriment des plus démunis. Pour elle, la première lutte doit se faire pour que les femmes obtiennent leur indépendance économique.

Sans ces droits, les femmes ne peuvent être indépendantes et jouir de leurs droits politiques et civiques. « On peut le voir d’ailleurs sur le terrain : les femmes qui s’engagent dans les partis sont celles qui travaillent », rapporte Dorra Mahfoudh Draoui. Et si Habib Bourguiba a ouvert l’éducation et le secteur du tertiaire aux femmes, c’était justement dans cette optique. Le développement est un tout.

La bataille pour l’accès au travail, l’autorité parentale et l’héritage

Pour faire avancer la condition des femmes, il faut une transformation dans les sphères publique et privée en même temps, explique la sociologue. Il y a donc plusieurs batailles à mener aujourd’hui encore, du fait de l’évolution de la société et du mode de vie.

On ne peut parler d’égalité que lorsque l’on gagne à égalité. Cette bataille dépend d’une volonté politique, c’est une bataille plus “simple” à mener que les autres. Les autres points sont des luttes plus “compliquées”, car ils découlent des traditions. Il y a, par exemple, la question de l’autorité parentale et de l’accès à l’héritage explique Mme Mahfoudh Draoui

La tutelle parentale doit être partagée à égalité. « Pourquoi la femme a-t-elle le droit de garde mais pas l’autorité parentale pleine ? Ce type de mesures n’est pas suffisant. Pour tout ce qui concerne les enfants, tout doit se faire à égalité », affirme Mme Mahfoudh Draoui.

Autre point : la répartition de l’héritage, qui reste, en Tunisie, un sujet très sensible sur lequel deux visions s’affrontent.

C’est difficile à combattre car c’est la vision de la répartition du pouvoir entre homme et femme dont il est question ici. Et le pouvoir est toujours perçu comme détenu par l’homme, même par les femmes elles-mêmes, qui s’enferment dans cette vision.

Si certains veulent changer les règles, d’autres considèrent que rien ne doit évoluer.

En ce basant sur le même argumentaire, on peut ainsi trouver le point de vue de Azza Bouterra, avocate, qui considère qu’il n’est pas logique de demander une contribution égale à la femme dans le couple, si elle n’hérite pas à part égale. Selon elle, il faudrait changer la première disposition et ne plus demander une contribution égalitaire à la femme et laisser l’homme subvenir à tous les besoins du ménage. Une vision en complet décalage avec la réalité de la société tunisienne, du fait de l’évolution du mode de vie, de la forte urbanisation, de l’éloignement familial, de la participation des femmes au marché du travail, et surtout de l’énorme augmentation du coût de la vie.

Dorra Mahfoudh Draoui part du même constat : il est injuste de demander aux femmes de contribuer à égalité sans leur permettre d’hériter à égalité. Mais plutôt que de changer la première disposition, c’est la seconde qui devrait être modifiée, pour être en accord avec l’évolution que l’islam a apporté à l’époque.

On oublie que quand l’islam a mis en place la répartition de l’héritage, la société était différente : c’était une société de commerce, la femme ne sortait pas tellement et n’était pas vraiment éduquée. Elle faisait elle-même partie de l’héritage. L’islam a été une avancée sur ce point, car il a sorti la femme de l’héritage et lui a distribué une part. Aujourd’hui, nous devons continuer à aller dans le sens de l’évolution. La femme a fait la preuve de ses compétences. Il faut donc aller dans le sens du progrès et de l’égalité ou permettre aux familles d’être libres de partager comme elles le veulent.

Pour la sociologue, il est ici question de justice sociale. Elle explique que selon une étude du ministère des Affaires de la femme et de la famille en Tunisie, avec le travail domestique, la femme participe à hauteur des deux tiers au PIB. Par ailleurs, les femmes contribuent au développement économique du pays en travaillant dans le secteur formel et informel.

La contribution se fait à part égale, les efforts se font à part égale, mais malgré cela, la femme n’hérite pas à part égale. Pire, certaines sont complètement écartées, comme le rapporte Mme Mahfoudh Draoui :

Beaucoup de femmes doivent renoncer à leur part, en plus de ne pas avoir accès à une part égale. On leur reproche de vouloir diviser la famille, elles sont reniées et rejetées. Beaucoup sont déjà démunies, et se retrouvent dans une situation encore plus précaire de ce fait.