recrutement

L’homo economicus et l’homo sociologicus sont les deux épouvantails de l’économie, qui ont été utilisés pour décrire et modéliser le comportement de l’individu [1]. Le premier est l’individu qui est, en tout moment, rationnel, calculateur, individualiste, et qui pèse toujours le pour et le contre de chacune de ses décisions et se soucie de leur impact sur sa situation future. Il est aussi constamment à l’affût de nouvelles informations pour mettre à jour ses a priori. Le second, par contre, n’a qu’une vision rétrospective des choses et son comportement est entièrement dicté par les normes sociales. Pour lui, le plus important, c’est le bien être de la collectivité, qui devance toujours son bien être individuel [2].

Mais pourquoi je vous parle de ces deux êtres fictifs ?

En fait, il y a quelques jours, un ami à moi a attiré mon attention sur un document qui mérite que l’on s’y attarde un peu et qui, justement, me fait penser à ces deux concepts. Il s’agit de la liste des candidats qui se sont présentés à un concours sur dossier pour des postes au Ministère du Commerce, et ceux qui ont été choisis pour un entretien oral. D’accord, mais il est où le problème ? En réalité, en examinant ces documents, on se rend compte que le critère de sélection retenu n’est pas basé sur les compétences des candidats mais plutôt sur leurs âges ! En effet, comme tous les candidats n’ont pas, a priori, une expérience significative, alors à chaque candidat on accorde deux notes : la première est en rapport avec l’année d’obtention du diplôme alors que la deuxième reflète son âge.

Mais qu’elle est le rapport avec l’économie ? La réponse est en fait très simple. Mais avant d’aller plus loin, je tiens à préciser un point : je suis sincèrement très heureux pour les candidats qui ont pu, enfin, décrocher un job après toutes ces années d’attentes. Ils goûteront finalement le goût de la stabilité et le sens de l’aboutissement. Aussi, je n’ai absolument aucun problème avec les gens âgés. Ce qui me gène, par contre, c’est l’approche et le rationnel derrière le mécanisme de sélection.

Ceci dit, un raisonnement coût-bénéfice montre que cette façon de faire n’est pas optimale. Pire, elle n’est pas « juste » vis-à-vis des candidats les plus jeunes.

La sous-optimalité est évidente puisque je doute que, en moyenne, les candidats admis et qui sont relativement âgés se souviennent de leurs cours d’économie et de gestion. De toute façon, certainement beaucoup moins qu’un candidat qui a 22-23 ans et qui vient juste de quitter l’université. Donc, pour que ces gens deviennent opérationnels, il leur faut des formations et des programmes de mise à niveau qui coûteront beaucoup plus en termes de temps et d’argent. Mais comme ils n’ont devant eux, au mieux, que 10-15 ans de carrière, alors, en moyenne, ils coûteront à l’Etat plus qu’un jeune qui travaillera lui 30-35 ans et qui coûtera probablement moins. Donc, ces recrues ne seront, en fait, qu’une charge supplémentaire pour l’Etat.

Par ailleurs, cette approche, comme je viens de le dire, est injuste vis-à-vis des candidats les plus jeunes. En effet, en retenant l’âge comme unique critère de sélection, le ministère exclut, automatiquement, les plus jeunes postulants. Est-ce juste de procéder ainsi ? J’en doute fort. D’ailleurs, comme on peut le voir sur le graphique, suivant qui récapitule l’information [3] contenue dans le document du ministère, les plus jeunes n’avaient absolument aucune chance d’être pris pour ce job ! En effet, le meilleur score d’un candidat qui a obtenu son diplôme en 2012 ne dépasse pas 40/100. Par contre, ceux qui ont obtenu leurs diplômes entre 1988 (eh oui, j’ai bien dis 1988 !) et 1995 avaient un score de 100/100.

Score1

En plus de la discrimination abusive et injustifiée contre les jeunes, cette approche donne aussi un très mauvais signal à ceux qui sont encore à l’université et qui aspirent à trouver un jour un job dans la fonction publique. En effet, on leur dit qu’ils doivent, certainement, attendre jusqu’à la quarantaine, voir la cinquantaine, avant que l’on puisse leur accorder une chance, même si ils sont les plus compétents !

Mais elle est passée où la méritocratie dans tout ça ?

Donc, pour ceux qui cherchent du travail, regardez bien le graphique précédent. Si vous avez récemment obtenu votre diplôme, ce n’est même pas la peine de postuler. Regardez plutôt dans le secteur privé, eux sont certainement de très (même trop !) bon calculateurs.

J’espère que vous avez compris maintenant le titre de ce billet. En effet, il me semble qu’au sein du ministère (pour ne pas dire de l’Etat !), l’homo sociologicus a pris le dessus sur l’homo economicus. Ceci n’est pas un problème dans l’absolu puisqu’il y a des cas où c’est même souhaitable de se retrouver dans cette situation. Mais quand un Etat interfère avec l’appareil productif en adoptant une attitude d’homo sociologicus, alors là il y a un problème.

En effet, en amont et pendant le processus de production, il est toujours essentiel que l’on se glisse dans la peau de l’homo economicus. Ceci parce que l’adoption de l’attitude d’un être calculateur et optimisateur est une forme de garantie pour le bon fonctionnement du système. L’homo sociologicus, quant à lui, ne sait pas créer des richesses et, donc, doit intervenir uniquement en aval du processus de production (redistribution de la richesse crée) afin d’ajouter une dimension humaine au capitalisme, qui peut très facilement aller dans tous les sens.

Donc, la prochaine fois que je tombe sur une liste de candidats et que je m’amuse à inférer et visualiser la fonction objective derrière le processus de sélection, j’espère que je vais trouver quelque chose qui ressemble au graphique en bleu ci-dessous, où j’ai juste inversé la fonction objective du ministère. Au moins les choses ont plus de sens (au moins pour moi) comme ça !

Score2


Notes

[1]: L’homo economicus est le cheval de bataille de l’approche réductionniste de l’économie qui, comme la mécanique newtonienne, suppose que l’économie est équivalente à la somme de ses parties. L’homo sociologicus, par contre, a été avancé par l’approche holiste, qui postule que, justement, un système économique est, par définition, supérieur à la somme de ses parties.

[2]: L’homo sociologicus ne s’identifie pas nécessairement à l’individu marxiste idéal.

[3]: Le graphique récapitule les listes des candidats depuis le document PDF (130 pages) du ministère. J’ai utilisé A-PDF pour extraire les données concernant le score et la date de l’obtention du diplôme (pour tous les candidats !) que j’ai ensuite représenté graphiquements, l’une en fonction de l’autre.