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« Heureux celui qui se dit turc ». Ces mots célèbres sortirent de la bouche de Mustafa Kemal dit Atatürk, premier président de la République turque. Et on les ressasse souvent quand il s’agit de retracer l’Histoire de la Turquie moderne. Mais au juste, alors que ce personnage historique souffre aujourd’hui de débats passionnés entre « anti » et « contre » dans le monde musulman, Mustafa Kemal mérite-t-il le qualificatif de Grand Homme de l’Histoire ? 

Qu’est-ce qu’un Grand Homme dans l’Histoire ?

La réponse à cette question semble évidente. D’emblée, l’on s’entendrait rétorquer, si on la posait à une assistance quelconque, qu’un grand homme est celui qui a eu une influence décisive sur le cours de l’humanité. On nous ressortirait les Alexandre le Grand, César, Napoléon, Churchill comme étant des “monstres sacrés” de l’Histoire. On rajouterait aussi, à juste titre, les prophètes, dont Muhammad (Paix et bénédiction soit sur Lui) à propos duquel Lamartine disait « si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l’histoire moderne à Mahomet ? » (Histoire de la Turquie, 1854). 

Cependant, pour peu que l’on y prenne garde, il n’est pas évident de s’accorder sur l’étalon à partir duquel l’on peut jauger la grandeur d’un personnage historique, tout simplement parce que le facteur de celui-ci réside dans le point de vue philosophique ou culturel à partir duquel l’on se place. Ainsi, dans sa philosophie de l’Histoire (1840), Hegel classe cette espèce rare dans la catégorie des “héros”. Ne cherchant qu’à assouvir leur propre satisfaction tout en étant en adéquation avec l’Esprit de leur peuple tel qu’il se produit lui-même au sein d’un Etat dans le droit, la religion, la politique, les arts…, ils seraient ces vigies qui ont vu avant les autres dans quel sens se déroulait le cours de l’Histoire. De leur intention,  cette disposition de l’esprit dont on s’accorde à dire, en islam, qu’elle est décisive à tel point que le Jugement de l’homme par Dieu dans l’au-delà se fera à cette aune, il est laconiquement dit qu’elle ne vaut rien. C’est que dans l’Histoire, selon Hegel, seuls comptent les actes en eux-mêmes car ils sont la traduction concrète dans la vie collective de ce que veut fondamentalement un peuple, d’après l’Esprit divin qui est en lui. Et à leur tête se place parfois un Grand Homme pour donner une impulsion décisive au cours des évènements (fondation d’un Etat, d’un nouveau régime, d’une religion, de nouvelles idées…). En France, on a construit, pour eux, des mausolées nationaux (le Panthéon) dans lesquels on leur rend un culte au nom de la nation, qu’ils ont glorifiée par leurs actions selon la “chronique” officielle de leur pays. Le monde musulman n’échappe pas à la règle lorsqu’il admire des hommes tels que Saladin, vainqueur dans l’honneur des croisés, et dont, par exemple, Saddam Hussein a voulu profiter de l’aura pendant les deux Guerres du Golfe désastreuses pour l’Irak.

Quels sont les “hauts faits” de Mustafa Kemal Atatürk ?

J’entends par “haut fait” tout événement d’importance historique en ce sens qu’ils ont laissé des traces durables dans le cours du monde. Cela n’a rien d’un jugement de valeur, ou quelque autre chose de cette espèce.

Mustafa Kemal Atatürk est resté celui qui fut le pourfendeur du califat ottoman, dernier de la sorte dans l’Histoire, ainsi que comme le fondateur de la Turquie moderne républicaine, unitaire et officiellement démocratique. 
Il est à l’origine d’un mouvement politique révolutionnaire dans le monde islamique, le kémalisme, qui se voulait porteur de l’idée nouvelle que l’Islam doit s’arrimer, même douloureusement, à l’Occident pour sortir de l’ornière de la position de dominé dans le monde. Pour ce faire, il n’hésita pas à imposer le costume occidental, le dévoilement des femmes fonctionnaires, l’adoption de l’alphabet latin pour la transcription du turc moderne, et, point culminant de ce travail de sape contre le fait social islamique, le droit européen et la laïcité dans la Constitution même de la Turquie… Son modèle était la France révolutionnaire et il croyait que l’essence des sociétés européennes, résidant dans les valeurs “positives” de la raison et de la science, devait être comprise ett adoptée par les Turcs.

A l’image de Charles De Gaulle pour la France lors de la Seconde guerre mondiale, il est aussi celui qui, menant à bien, au sortir de la Première, la Guerre d’Indépendance de la Turquie (1919-1922), évita à sa nation de disparaître en tant qu’Etat-nation. 

Enfin, il fut à l’origine directe de la construction moderniste de l’Etat, en le dégageant d’une possible poussée communiste venue de l’URSS, au Nord, avec laquelle la Turquie entretenait une longue et dangereuse frontière (même s’il s’en inspira dans le travail d’édification nationale qu’il engagea), et en l’arrimant au capitalisme d’Etat en vue de la construction des indispensables infrastructures de base du pays qu’il fallait faire décoller. 

Quelles sont les leçons à tirer d’un Mustafa Kemal Atatürk ?

Reprenons un à un les “hauts faits” énumérés ci-dessus.

Il a mis fin au dernier système califal au monde ? Jusqu’à aujourd’hui, aucune construction politique d’aucune sorte n’a cherché à le réactiver, d’abord parce que cela serait mal venu dans le contexte international dominé par l’Occident, mais surtout parce que l’indivision règne aujourd’hui au sein de l’Islam, coupé qu’il est entre un monde sunnite et un arc chiite, tous deux concurrents pour la guidance du monde musulman (Samuel Huntington, Le Choc des Civilisations, 1997). L’adhésion, semble-t-il volontaire, des anciens Ottomans à cette catharsis de la destruction de l’ordre ancien,  n’était-elle pas le signe de leur désenchantement face à la révolte de leurs frères arabes sous la houlette de Lawrence d’Arabie ? Mustafa Kemal, ne suivait-il donc pas l’humeur des peuples du moment,  qui ont dit oui à la discorde politique dans le Moyen-Orient ? Et si les Arabes  avaient plutôt fait comme le Senoussi qui, par conviction, a préféré apporter son soutien au Commandeur des croyants (le sultan ottoman) pendant la Première Guerre Mondiale, malgré la double menace italienne et surtout britannique ! Et si seulement ils avaient fait cela, Mustafa Kemal Atatürk n’aurait alors pas été l’homme qui, pour satisfaire son Moi par la mise en place de sa politique de destructions des fondements de la culture islamique de son pays, se fit le visionnaire accepté d’une grande partie de son peuple…

Ainsi, sa vision se mua en un mouvement politique issu de l’un des surnoms du premier président de la République turque, le kémalisme. Beaucoup de chefs d’Etats musulmans, impressionnés par l’impact du modernisme dans la société turque, cherchèrent à l’imiter. Mais soit ils ne rencontrèrent pas le succès escompté au sein de leur peuple parce que ne répondant pas à ses attentes profondes (Reza Chah, dont le coup de force et l’échec, en Perse, est mis en scène de manière limpide par Muhammad Assad dans son Chemin de la Mecque, 1976). Ou bien ils usèrent d’une habileté certaine pour réussir leur programme, comme Habib Bourguiba qui, pour faire adopter son Code du Statut personnel qui enlevait par exemple la justice aux tribunaux religieux ou interdisait la polygamie, se présenta systématiquement comme le Commandeur des croyants accomplissant sa tâche de guide de sa communauté, ici la population tunisienne, en s’appuyant sur le droit musulman lui-même. Ainsi, à cet égard, le bourguibisme est tout à fait différent du kémalisme (Habib Bourguiba et l’établissement de l’État national : approches scientifiques du bourguibisme, 2000)… 

L’intransigeance militaire et nationaliste de Mustafa Kemal fit que la Turquie suivit un autre chemin que ses futurs voisins du Sud, la Syrie et l’Irak. Non contente de s’être créée elle-même par sa propre armée, la Turquie ne connut jamais la colonisation au sens large du terme, c’est-à-dire ici la mise sous tutelle d’une puissance mandataire sous l’égide fallacieux de la Société des Nations. Ou comment, le perdant de la Première guerre mondiale (le futur peuple turc) allait connaître une indépendance jamais plus remise en cause ensuite, au contraire des gagnants qui se sont révoltés aux cotés des Britanniques, les Arabes du Moyen-Orient…

Enfin, legs durables de Mustafa Kemal, l’existence même de la nation turque aujourd’hui, le fait qu’elle se place cette année à la dix-septième place mondiale (et première islamique) en termes de puissance économique dont la structure est directement issue de la politique de préférence nationale entreprise par le pouvoir moderne turc durant les années 1930, et la position internationale d’Ankara qui fit qu’elle glissa finalement vers le giron capitalisme du monde, impliquent de réfléchir à deux fois avant de statuer définitivement sur le cas de celui qu’on appelle, par erreur de traduction, le “Père des Turcs”. 

Le Jugement des hommes n’est pas le jugement de Dieu

Selon un hadith, la première parole de Dieu lors de la Résurrection sera : “Je suis le Roi, où sont tous les rois de la Terre ?“. Mustafa Kemal, sans conteste, sera l’un de ceux-là. Et comme tous, il sera épouvanté à l’idée de subir le possible courroux divin. Surtout quand on sait le pouvoir dictatorial qu’il assuma sans sourciller au nom de la raison et de la science et les nombreux morts laissés sur son sillage (dont les Kurdes et les Arméniens). Mais le jugement de Dieu étant souverain et exclusif, nous devons prendre garde de ne pas émettre d’avis sans concession sur l’homme. Seules ses intentions dont on ne connaîtra jamais assez la précision de la teneur compteront au final. Et à l’inverse d’un Emmanuel Comte qui laissa un écrit fourni sur les mobiles de ses actes lorsqu’il créa, comme un fondateur de Cité, la nouvelle communauté fictive devant affronter l’effroi du vide humain dans le Malevil de Robert Merle (1972), Mustapha Kemal ne nous a rien laissé, réservant, peut-être, les explications du grand homme de l’Histoire qu’il fut à Dieu Lui-même…