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Couverture du livre : Orientalism Versus Occidentalism: Literary and Cultural Imaging Between France and Iran Since the Islamic Revolution, par Laetitia Nanquette

La nuance du propos s’avère être ce qui caractérisera les énoncés de l’occidentalisme islamique. Tentant de lier ensemble des idées complexes, puisqu’il est, finalement, une analyse de toute doctrine occidentale par un prisme islamique, l’occidentalisme ne peut faire l’économie de détours explicatifs constants face à chacune des élaborations philosophiques occidentales. Nous le ferons ici sur le concept de la liberté de conscience, par le dégagement d’un raisonnement qui procéderait de son impact sur des sociétés multiculturelles telles que celle de la France, nous donnant là l’occasion de penser une philosophie de la nuance, c’est-à-dire une réflexion à la recherche du Vrai face à la complexité de ce qu’elle observe.

La liberté de conscience est islamique

Dans son ouvrage sur Mohammed Iqbal (l’islam face à la mort de Dieu, 2010), Abdennour Bidar dénonce le fait que la liberté de conscience telle qu’exprimée par la philosophie occidentale ” a du mal à se faire valoir dans les sociétés islamiques. Alors qu’il y aurait là un principe qui permettrait à tant de musulmans de vivre leur rapport à l’islam autrement que sur le mode de la contrainte sociale, de la culpabilisation et de l’étouffement” (p. 47). Même si un certain nombre de conclusions de la philosophie de M. Bidar sont condamnables selon notre a priori islamique (notamment sur sa propension à qualifier l’observance de rites religieux comme étant archaïque), il est juste de dire que le Coran défend la liberté de conscience. N’affirme-t-il pas cette idée quand on y trouve écrit qu’il n’y a “pas de contrainte en religion” (s. 2, v. 56) ? Par ailleurs, dans ce même ordre d’idées, Dieu n’interroge-t-Il pas le prophète dans ces termes : “Dois-tu contraindre les gens afin qu’ils soient croyants ? Si ton seigneur le voulait, ensemble, tous ceux qui se trouvent sur terre auraient cru” (Coran : s. 10, v. 99) ? C’est pourquoi l’islam, en tant que religion vécue dans le monde musulman, doit permettre à ce que des hommes puissent apostasier s’ils le souhaitent. Car, bien que nous ne soyons pas d’accord avec le choix d’un homme qui a la volonté de s’extraire de l’islam, puisque nous croyons en sa véracité et en le fait que Dieu a agréé cette religion pour les hommes (Coran : s. 7, v. 158), nous ne pouvons occulter qu’Il a créé l’homme libre, c’est-à-dire capable de nier son passé en empruntant une autre direction que celle qui l’a guidé jusqu’alors. Si Dieu a créé l’homme pour qu’Il l’adore, il n’en demeure pas moins vrai qu’Il lui a aussi laissé le choix d’accepter ou de nier le pacte d’adoration.

Ainsi, lorsque le cheikh Al-Qardawi dit d’un côté que l’islam est une religion de la liberté, mais qu’il rajoute ensuite dans le même texte que cette même religion ne peut permettre l’apostasie, une contradiction évidente apparaît (http://havredesavoir.fr/lislam-et-la-liberte-par-cheikh-qaradawi). Les musulmans doivent être sûrs de la justesse de leur propre croyance pour ne pas se fourvoyer dans une idée de la société où l’homme ne serait pas libre de l’accepter ou de la refuser. L’occidentalisme islamique appelle donc franchement à ce qu’il n’y ait plus de châtiment d’apostasie.

La vie en Occident même nous montre une réalité toute différente de ce qui peut exister dans le monde musulman, puisque nous nous ressentons libres et jouissant de droits inaliénables, dont la liberté de conscience. Il apparaît même que c’est parce que cette liberté de conscience existe réellement que nous pouvons approfondir notre foi sincère (au-delà des problèmes qui résultent de l’islamophobie rampante qui est liée à une peur réelle de l’islam de beaucoup de nos compatriotes de France, ce que nous devons inverser).

Ainsi donc, il n’est pas faux de dire que nous vivons en France dans une société pluraliste, de laquelle peut procéder, pour l’occidentalisme islamique, toute recherche sur la réalité de notre temps.

La nuance dans une philosophie islamique

La réalité est tangible selon le point de vue et l’intersubjectivité humains, c’est-à-dire en fonction de ce qui est connu participant de la vie des sociétés humaines.

Voilà pourquoi, pour prendre un exemple actuel, Alain Finkelkraut a tort de se figurer malheureux de la perte de l’être français tel qu’il le conçoit, et qui ne tire sa légitimité que de ce qu’ont produit les anciens occupants de la France (L’identité malheureuse, 2013). Car, plutôt que de ne défendre pour les autres que sa propre Idée, au sens platonicien du terme, et qui n’est autre que passéiste, il ferait mieux de méditer le fait que les sociétés se révèlent vraies par l’effectivité qu’elles produisent, non pas par l’Idée vers laquelle elles devraient tendre et qui est à chercher dans le passé.

Beaucoup pourraient me taxer de relativisme, cette idée qu’exècre, par exemple, Mohamed Talbi, car, selon lui, “se dire relativiste, c’est renoncer à sa colonne vertébrale, c’est être au sens propre invertébré” (Mohamed Talbi, Penseur libre en islam, 2002). Et interpréter la valeur que j’accorde à l’effectivité de la société pour révéler le vrai comme étant trop forte, et peut-être teintée de syncrétisme, puisque la réalité d’une société est forcément basée sur une multitude de vérités pensées par les hommes, forcément antinomiques les unes par rapport aux autres.

Ni le relativisme, ni le syncrétisme ne sont pour moi les valeurs cardinales sur lesquelles doivent se placer le futur radieux de l’homme, tout simplement parce que ces valeurs impliqueraient un “reniement de soi”, une annihilation des parcelles d’identité qui nous façonnent, et donc une frustration qui ne peut se matérialiser que par une explosion. Seulement, la tolérance et le respect doivent être des vertus partagés par tous, dans notre monde globalisé.

C’est pourquoi une philosophie de la nuance est impérative pour penser la paix. Qu’est-ce que la philosophie de la nuance ? Elle est celle qui permet de réellement saisir le vrai dans sa complexité même, puisque le vrai ne peut être, avec Edgar Morin, que par la liaison intelligible de plusieurs vérités vraies qui paraissent d’un premier abord antinomiques (Introduction à la pensée complexe, 1990).

L’innéité de Descartes et l’expérience sensible de Locke

Pour donner un exemple, prenons le cas des deux affirmations contraires émises par Descartes et Locke sur la certitude du savoir. Descartes défendait le fait que l’idée de l’infini présente dans l’esprit de l’homme, sans même que celui-ci puisse en saisir l’absolue complexité, implique nécessairement l’existence de Dieu selon la théorie logique de la vérité présente dans l’effet comme dans la cause. Car il ne peut être question de l’existence d’une chose (l’idée de l’infinitude dans l’esprit d’un sujet pensant qui a conscience de sa propre finitude) sans qu’elle ne soit englobée dans une autre supérieure en son état (et qui est Dieu).

A contrario, Locke privilégiait l’expérience, et donc l’empirisme, pour se rendre certain d’une connaissance : le concept d’infinitude n’est pas présent de manière innée dans l’esprit humain puisque d’autres cultures ne la possèdent pas. Il ne surgit donc dans le raisonnement humain qu’en fonction d’une élaboration et d’une association d’idées fournies par l’expérience sensible. L’existence de Dieu devant se démontrer alors par la contingence de l’homme, supposant l’effectivité d’un être éternel tout-puissant.

En tant que musulman, comment puis-je concilier ces deux théories, tout en préservant mon a priori islamique, qui se fonde sur ma conviction profonde de l’existence de Dieu et de la véracité de la mission prophétique ? Tout simplement en utilisant ma raison pure. Je crois en Dieu, je crois donc qu’Il est infini. Dans un même mouvement d’esprit, je me sais fini, c’est-à-dire mortel. Ces deux axiomes, je ne les connais que par mon expérience sensible, c’est-à-dire par la destinée qui a été mienne depuis que je suis conscient de moi-même et des autres.

Sauf que, ni l’innéité telle que définie par Descartes, ni l’expérience sensible de Locke, ne peuvent prouver l’existence de Dieu. Car cela est de l’ordre de l’Idée intime, c’est-à-dire relatif à une vérité absolue que l’on sent en soi, de manière tout à fait objective, sans pour autant avoir la capacité de le prouver en raison. C’est pourquoi il n’est absolument pas faux de dire, en raison, que ce qui est inné est ma propension à m’acquérir une objectivité, pour moi-même et pour les autres, même sur ce que je considère être une vérité absolue que les autres nieraient, grâce à mon expérience sensible.

Descartes comme Locke avaient tout deux raison sur l’existence de l’innéité pour le premier et sur la pertinence de l’expérience pour le second, tout en ayant tort sur la recherche d’une preuve indubitable sur l’existence de Dieu : l’inné existe en l’humain, car c’est de lui que naissent les “facultés théorisantes” de ce que l’empirisme nous apprend. Ces facultés pouvant par exemple amener tout homme à être convaincu de l’existence de Dieu, avec Lequel il peut interagir dans l’observation de signes qu’il croit voir dans sa nature environnante, et dont il est sûr qu’ils proviennent de son Créateur.

Conclusion

Ainsi, si nous sommes sûrs de la vérité de l’axiome sur les “facultés théorisantes”, nous devons donc être amenés à reconnaître que d’autres Idées intimes existent objectivement dans les esprits d’autrui. Notre société française, multiculturelle, est la somme des interactions de ces Idées intimes. Ceci est sa réalité indéniable. Et toute philosophie cherchant le Vrai ne peut faire l’impasse, même quand elle est islamique, de capter ce vrai dans la société si elle cherche à en tirer des doctrines valables pour notre temps.

Or pour être fidèle à elle-même, une philosophie de la nuance, ce qu’est l’occidentalisme islamique, ne peut ne pas défendre la liberté de conscience, y compris dans le monde musulman.