Constructeur d’avions jusque dans les années 1950, Latécoère connut ses heures de gloire en faisant voler sur ses propres lignes des pilotes prestigieux, Jean Mermoz et Antoine de Saint-Exupéry. Grand résistant, disparu en mission, l’auteur humaniste du Petit Prince ne se doutait certainement pas que son employeur construirait des usines en Tunisie à la fin des années 1990. Sous la dictature de Ben Ali, à Fouchana et Charguia, des centaines d’ouvrières de la filiale Latelec fabriquent désormais à moindre coût harnais et armoires électriques à destination d’Airbus, Dassault, les plus grands avionneurs mondiaux. « S’il te plaît… Dessine-moi un mouton ! » La « tranquillité sociale » vantée par le régime tunisien, qui réprimait violemment toute forme de contestation, attire les investisseurs étrangers en quête d’une main-d’œuvre supposée docile et corvéable. En France, des centaines d’emplois sont détruits dans le bassin toulousain.
Le 14 janvier 2011, emporté par un soulèvement populaire, Ben Ali s’enfuit. Quelques semaines plus tard, sur le site de Fouchana, les employées de Latelec dessinent une révolution. Prenant au mot la direction de Latécoère – qui définit le dialogue social comme « un élément structurant historiquement de la culture de l’entreprise » –, Sonia Jebali, Monia Dridi, Rim Sboui et sept de leurs camarades constituent un syndicat UGTT. À mille lieues d’un « tout, tout de suite » qui les auraient coupées d’une base peu habituée aux revendications, ces élues militent… pour leur dignité. Quotidiens et envahissants, harcèlements et brimades cessent bientôt. Fortes un an plus tard de 420 adhérentes sur 450 employés, les syndicalistes défendent le simple respect du droit du travail. Latelec le piétine : heures supplémentaires non rémunérées, salaires dérisoires, congés payés en deçà des conventions légales, classification professionnelle volontairement sous-évaluée, etc. Le syndicat UGTT de Fouchana finit par tout obtenir, au prix d’un terrible rapport de forces : grèves intenses, tentatives de corruption, tabassages, menaces de mort…
L’activisme des ouvrières tunisiennes est peu apprécié d’Airbus, principal donneur d’ordres de Latécoère. C’est pour satisfaire les exigences pressantes de livraison de la marque vedette d’EADS que Latécoère procède en septembre 2012 à une relocalisation temporaire de l’activité du site de Fouchana en France. L’effectif chute rapidement de moitié, et les meneuses du syndicat sont renvoyées en mars 2013 – un licenciement déclaré illégal par l’inspection du travail tunisienne, dont l’avis est consultatif. La concurrence entre travailleurs a joué à plein : pendant quelques mois, les salariés de l’aéronautique toulousaine ont pu se réjouir du rapatriement de l’emploi sur leurs terres. Il fut provisoire : l’activité vient de faire son retour sur le site de Fouchana, aujourd’hui dépourvu d’un syndicat encombrant.
En mai 2011, dans un élan unanime de solidarité internationale avec le peuple qui avait fait la révolution de jasmin, le G8 avait promis 70 milliards de dollars aux pays de la rive sud de la Méditerranée. Ils les attendent toujours. De leur côté, Sonia Jebali, Monia Dridi et Rim Sboui demandent leur réintégration dans leur usine. Elles luttent pour leur travail, leur dignité, leur liberté – donnant leurs noms et leurs visages au mot d’ordre de la révolution tunisienne, et aux centaines de milliers de leurs compatriotes dont les attentes ont été déçues. Car loin du soutien de façade affiché par les grandes puissances et les multinationales à la révolution de jasmin, les chiffres parlent : en Tunisie, 50 sociétés à participation française ont fermé en 2011 et 2012, comme 54 groupes italiens, 14 allemands, etc. « Quand on travaille en baissant la tête, ils sont contents, résume Mme Jebali. Quand on la relève, ils dégagent. »
Loin des déclarations de principe dont le peuple tunisien ne veut plus, nous, élu(e)s, syndicalistes, intellectuel(le)s, membres de la société civile des deux rives de la Méditerranée, demandons solennellement à Latécoère de retirer les poursuites en justice qu’elle a engagées contre Mmes Jebali, Dridi, Sboui et leurs camarades. Nous exigeons leur réintégration immédiate sur le site de Fouchana, pour qu’elles puissent exercer librement leurs droits syndicaux. Nous appelons l’État français à prendre ses responsabilités : actionnaire d’EADS, il doit signifier à la direction d’Airbus que la liberté syndicale qu’elle a écrasée est un droit constitutionnel. Loin des projecteurs médiatiques, des débats politiciens, les ouvrières licenciées de Latelec nous rappellent que la révolution tunisienne fut d’abord un soulèvement social, démocratique et pacifique. La répression qu’elles subissent est la répression de toutes les aspirations légitimes du peuple tunisien à travailler dignement, dans le respect de sa liberté. Leur combat est le nôtre.
Premiers signataires tunisiens : Kacem Affia (UGTT), Nizar Amami (dirigeant de la Ligue de la gauche ouvrière), Salem Ayari (Union des diplômés chômeurs), Abdelmajid Belaïd (Parti des patriotes démocrates unifiés), Sana Ben Achour (juriste, présidente de l’association Bayti), Riadh Ben Fadhel (Pôle démocratique moderniste), Lina Ben Mhenni (enseignante et blogueuse), Abdessattar Ben Moussa (Ligue tunisienne des droits de l’homme), Tahar Berberi (fédération métallurgie de l’UGTT), Fathi Chamkhi (Raid-Attac-CADTM Tunisie), Noureddine Hached (ancien ministre), Zouhaier Hamdi (Courant populaire), Hamma Hammami (Front populaire), Jilani Hammami (Parti des travailleurs), Radhia Jerbi (Union nationale de la femme tunisienne), Besma Khalfaoui (avocate, veuve de Chokri Belaïd), Abderrahmane Lahdhili (Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux), Mohamed Lakhdar Ellala (Association des Tunisiens en France), Zied Lakhdher (Parti des patriotes démocrates unifiés), Bouali Mbarki (administration, finances de l’UGTT), Mohamed Msalmi (formation syndicale de l’UGTT), Wael Naouar (Union générale des étudiants de Tunisie), Radhia Nasraoui (Organisation tunisienne de lutte contre la torture), Mongi Rahaoui (député), Karima Souid (députée), Sami Tahri (médias-communication de l’UGTT)
Premiers signataires français : Olivier Azam (réalisateur), Olivier Besancenot (NPA), Martine Billard (PG), Marie-George Buffet (députée PCF, ancienne ministre), Compagnie Jolie Môme, Annick Coupé (Solidaires), Gérard Filoche (PS), Jean-Pierre Garnier (sociologue), Julien Gonthier (Solidaires industrie), Pierre Laurent (PCF), Frédéric Lebaron (sociologue), Jean-Luc Mélenchon (PG), Gérard Mordillat (écrivain), Cécile Péguin (EELV), Gilles Perret (réalisateur), Christian Pierrel (PCOF), Christian Pilichowski (fédération métallurgie CGT), Christine Poupin (NPA), Philippe Poutou (NPA), Gilles Raveaud (maître de conférences en économie), François Ruffin (journaliste), Jean-Christophe Sellin (PG), François Simon (EELV), Maya Surduts (Collectif national des droits des femmes), Aurélie Trouvé (conseil scientifique d’Attac), Marie-Christine Vergiat (députée européenne Front de gauche).
Texte publié originalement sur le site humanite.fr
Je vous apporte mon soutien total. Ne comptez pas sur les socialistes au pouvoir, car en France ils contribuent à détricoter le droit du travail dans la lignée des conservateurs. En France, ils organisent la régression sociale au nom de la crise.
Seule la lutte peut les contraindre à respecter les droits des salariés, ici comme ailleurs!
Houcine Djebbi, Travailleur social et formateur.