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Monsieur Mehdi Jomaa jouit encore d’une cote de sympathie dont il ne doit user qu’avec une extrême précaution, car elle est extrêmement volatile. C’est sur ses actes, surtout sur la manière de s’en acquitter, qu’il sera jugé. Le président du gouvernement l’a bien compris, adoptant un profil bas lors de sa dernière et toute première intervention. En cela il a eu raison. Il a choisi aussi de dire le trop qu’il avait sur le cœur et la conscience en peu de mots, de peur de choquer, quitte à être mal compris. En cela, il a eu tort. Car le peuple est prêt à tout entendre, pour peu qu’on l’écoute. Or, ni la tactique ni la stratégie choisies par M. Jomaa pour, non seulement gérer la crise, mais aussi y apporter solution ne reflètent véritablement pareille écoute.

Une mauvaise tactique

M. Jomaa ne semble pas réaliser encore assez que le monde a changé et que notre peuple ne peut plus être gouverné comme avant. La troïka l’a expérimenté à ses dépens et surtout ceux du peuple; il en fut de même, avant elle, avec les gouvernements qui ont suivi la révolution. Celle-ci, rappelons-le, fut un coup du peuple, un coup de maître où le peuple a pris la parole, qu’il ne laissera plus à d’autres tant qu’ils n’auront pas changé leur manière de gouverner. Ce qui veut dire tant qu’ils ne se seront pas débarrassés des fausses apparences du pouvoir, sa langue de bois et ses oripeaux qu’on nomme prestige ou autorité, et qui n’est qu’une dictature déguisée. Qu’on se le dise donc une bonne fois pour toutes : il n’est de prestige et d’autorité aujourd’hui que pour le peuple, puissance instituante face à laquelle le pouvoir institué ne peut que se faire tout petit !

On l’a souvent répété : nous sommes dans l’âge des foules; mais il ne s’agit pas des foules d’antan, écervelées et sans âmes. En Tunisie, les foules sont mues par des idéaux, confus peut-être, mais nullement insensés. Et ces foules continueront à descendre dans la rue tant qu’elles n’auront pas confiance en leurs élites. Or, comment y auront-elles confiance quand ces élites ne pensent qu’à leurs intérêts propres et à leur présence au pouvoir, quitte à user des subterfuges dont a abusé la dictature déchue? Comment le peuple peut-il placer sa confiance dans ses élites quand il voit cette minable guéguerre opposant ceux qui sont censés être les premiers à défendre ses intérêts, — les avocats et les juges — et qui s’engluent dans les règlements de comptes personnels sur fond de scandales et de compromissions avec le système de la dictature et des politiciens qui ajoutent de l’huile sur le feu avec leurs calculs machiavéliques?

Certes, M Jomaa est conscient de l’importance de l’apparence et de la portée d’une parole juste; il est assez intelligent pour le savoir. Aussi, a-t-il préféré agir par dose homéopathique, ne pas tout dire tout d’un coup pour ne pas heurter de front les masses qu’il sait incontournables. Cela aurait été de bonne guerre si on était encore hier; mais étant d’aujourd’hui, c’est une mauvaise tactique qui entraîne l’effet contraire. Et d’abord de paraître mentir et biaiser quand on assure tenir le langage de la vérité.

Aujourd’hui, la foule préfère avoir au pouvoir quelqu’un qui lui ressemble, à défaut d’y être elle-même, et ce quitte à ce qu’on y tienne le langage de la rue. Le succès des émissions de téléréalité qu’on veut interdire au nom d’une morale pudibonde dépassée le prouve assez. D’ailleurs, il suffit de voir le Maroc où l’homologue de M. Jomaa, M. Benkirane use et abuse de la langue de la vérité, y compris verte, celle de ses compatriotes. Il fait crier au scandale ses adversaires politiques qui restent sans voix et qui sont obligés de s’aligner sur son style populaire, sinon populiste.

Il est vrai, M. Jomaa veut cultiver le sérieux et la pondération de la compétence technique; mais cette intention louable n’exclut pas de dire la vraie vérité et d’être direct. Aujourd’hui, la moindre omission, la moindre figure de style, litote ou euphémisme, deviennent coupables. On est à l’ère du vide idéologique qui ne veut cependant pas dire vacuité de pensée, une pensée autre, organique. En effet, le zéroïsme de sens, en termes de compréhension, est dans le même temps un trop plein de sens, en termes de sentiments.

Notre ère des foules est celle des sens exacerbés; seule une culture des sentiments pourrait y être utile en un temps où l’on découvre à la fois l’inutilité de l’utile et l’utilité de l’inutile. C’est pourquoi on doit veiller à avoir une stratégie opérationnelle adaptée, non seulement au style de notre époque, mais aussi à ses exigences. Et la stratégie de M. Jomaa, telle qu’elle semble apparaître de ses propos, est fausse.

Une fausse stratégie

M. Jomaa, fidèle aux bien-pensants de la politique et surtout du monde économique dont il est issu, met la pyramide sociopolitique à l’envers. Elle suppose, tout comme avant, que le peuple — pourtant la base de tout, puisqu’il est souverain — reste soumis à une élite, la seule supposée détenir la vérité. Cette élite est censée représenter le peuple à travers le système des partis; c’est ce que commande une conception qui était naguère démocratique. Toutefois, aujourd’hui, elle ne l’est plus et revient à mettre la chose publique et sa logique tête en bas.

En effet, et on le vérifie en Occident, le système des partis n’est plus l’expression la meilleure de la démocratie. En Tunisie, il en est même la pure négation. Déjà, en Europe, on voit se développer la notion d’économie solidaire et inclusive, de développement durable et de société civile active réinventant une démocratie se réduisant de plus en plus à une conception minimaliste, purement formaliste, celle d’un mécanisme électoral contribuant à faire squatter le pouvoir par des spécialistes de l’exclusion du peuple servant leurs intérêts sur son compte. Or, la société civile en Tunisie est la fierté du peuple. C’est elle qui a imposé aux élites le texte final d’une constitution dont elles s’attribuent aujourd’hui le mérite. Et c’est cette société civile qui doit se substituer aux partis qui ont failli dans leur mission d’incarner le pouvoir du peuple. L’opéra-bouffe auquel on assiste tant à Carthage qu’à l’Assemblée constituante est suffisant pour le prouver.

C’est de logique politique qu’il nous faut faire montre en premier, M. Jomaa. Vous parlez de caisses vides : ne faut-il pas alors demander des comptes, non point au peuple, déjà pauvre et arrivant difficilement à joindre les deux bouts, qu’aux gouvernements précédents et à ce qui reste de la troïka au pouvoir ? Hier encore, malgré la gravité de la crise, on a fêté la constitution à grands frais. Cela ne relève-t-il pas de ces actions qui, en droit civil, amènent à mettre sous tutelle légale le prodigue coupable de telles dépenses dispendieuses ?

Et la logique n’impose-t-elle pas de finir le travail commencé de placement de compétences véritables à la tête de l’État qui compte bien trois présidences ? Pourquoi ne demandez-vous pas au Dialogue national d’être logique avec lui-même et de finir le travail en assumant le devoir qui s’impose à lui de mettre des compétences aux autres niveaux sensibles de l’État tunisien ? Surtout que les intentions des présidents de la République et de l’Assemblée nationale de se présenter à l’élection présidentielle ne font plus aucun doute malgré leurs dénégations qui auraient été folkloriques si elles n’étaient pas honteuses à force de malhonnêteté. C’est ce que notre peuple exècre le plus, la politique devant être désormais vertueuse.

Voilà des exemples de ce qui relèverait d’une stratégie payante qui serait appréciée par un peuple clairvoyant. Car ce peuple n’est pas le fainéant qu’on prétend; mais il ne veut plus tirer les marrons du feu pour une minorité de privilégiés qui se paye toujours sa tête. Vous l’appelez au travail et il est prêt si tout le monde s’y met; ce qui est loin d’être le cas. De plus, en postmodernité, qui est notre époque, la valeur travail est saturée. Ce n’est plus l’équation antique du salaire nécessitant peine qui marche, mais la motivation psychologique. Il faut aimer le travail auquel on s’adonne pour s’y adonner. Le facteur passionnel et la motivation émotionnelle sont les plus importants.

Il y a également et surtout cette nécessité incontournable de la confiance qui manque cruellement en ce pays. Vous remettrez certainement au travail le peuple en osant faire faire à la gouvernance, aussi bien politique qu’économique et sociale, le saut qualitatif qu’impose le nouveau paradigme se substituant à l’ancien obsolète. Il est dans la solidarité tous azimuts, non seulement à l’intérieur de frontières géographiques dépassées, mais particulièrement dans le cadre de regroupements par affinité et d’affections électives. Leur représentation la meilleure de nos jours est la communion dans les principes démocratiques aptes à créer une aire de civilisation. C’est donc dans le cadre d’un espace de démocratie méditerranéenne que la solidarité nouvelle doit prendre place.

Que voit-on pourtant ? Votre diplomatie obéit encore à une vision antédiluvienne des rapports internationaux. Ainsi l’a-t-on vue signer récemment un nouvel accord honteux, de ceux qui éloignent encore le peuple de vous. Or, il n’est que temps d’arrêter d’être les complices actifs du nazisme mental qui rampe en Europe, y gagnant même certaines têtes censées être bien faites ! On doit rappeler les Européens inconscients à leurs valeurs en prenant l’initiative de suspendre incontinent toute coopération avec le système Frontex et arrêter ce partenariat pour l’immobilité qu’on vient de signer en exigeant la libre circulation pour les Tunisiens sous visa biométrique. Ce sera tout aussi pour l’intérêt de l’Europe coupable aujourd’hui, selon une juste voix des siens, d’un holocauste moderne en Méditerranée.

Que faire ?

Disposant de la confiance du peuple, votre obligation, M. Jomaa, est de lui dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Celle-ci ne porte pas sur les caisses vides ou sur le terrorisme qui menace; encore moins sur le travail qu’on délaisse; tout cela il le sait et n’a pas besoin qu’on le lui rappelle pour parler dans le vide comme les responsables irresponsables. Le véritable danger est celui de la dictature rampante sous le fallacieux prétexte de l’ordre nécessaire et l’autorité de l’État, et qui augure d’une forme partage du pouvoir entre les grands partis par le biais d’un système électoral taillé sur mesure.

Car les élections précipitées qu’on veut organiser avec un scrutin qui a amplement fait la preuve de son échec ne sont que le biais commode pour assurer le retour de la dictature sous une façade tout juste ripolinée. Si l’on veut sincèrement assurer la démocratie en Tunisie, on abandonnera le système retenu et on substituera des élections municipales et régionales aux élections projetées qui n’ont d’intérêt que de servir les ambitions des puissants du jour. Or, il n’est de puissant que le peuple désormais, ne l’oublions pas !

M. Jomaa, vous êtes le mieux placé aujourd’hui pour incarner ce juste de voix et de voie qui manque cruellement à La Tunisie et au monde. Osez l’être, osez rompre avec la politique à l’antique aussi bien au niveau national qu’international !

Sur le plan interne, demandez aux responsables du dialogue national de faire montre de moins d’irresponsabilité. Qu’ils aillent jusqu’au bout de la logique des compétences partout à la tête de l’État; exigez d’eux que le gouvernement soit épaulé par des compétences techniques à la tête de l’État et de l’Assemblée des représentants du peuple. C’est le peuple qui vous le demande. Il demande de même qu’ils suspendent la dérive actuelle vers des élections précipitées taillées sur mesure pour les ambitions partisanes voraces et les ego surdimensionnés des politiciens. Que le Dialogue national décide de délaisser un scrutin qui ne sert pas la souveraineté populaire pour adopter celui du scrutin uninominal rationalisé, seul en mesure de servir le peuple en lui donnant le contrôle de l’élu par le biais d’un contrat de mission contrôlable. Que la première urgence soit donc des élections municipales et régionales, incluant le choix l’élection des gouverneurs; élections qui ouvriront par la suite la voix aux législatives et aux présidentielles à partir des élus de proximité qu’aura choisis le peuple. Dans l’attente, qu’on laisse les compétences de tout l’État, présidence de l’Assemblée et de l’État y compris, travailler pour l’intérêt du pays qui exige assez de temps, rien de bon ne pouvant sortir d’un si court laps de temps d’ici des élections précipitées ne devant de surcroît servir que les intérêts des grands partis et de leurs dirigeants.

Sur le plan international, parlez au nom du peuple et osez déposer la candidature de la Tunisie à l’Union européenne en appelant à un espace méditerranéen de démocratie où le Tunisien circulera librement, car il le mérite amplement. Du coup, vous agirez utilement en vue d’assécher une source importante du terrorisme. Et cerise sur le gâteau, vous serez enfin écouté par un peuple auquel vous aurez donné des raisons de vivre et d’espérer, une nouvelle frontière à repousser dans la bienpensance et le dogmatisme ambiants. Ainsi, assurément, vous réussirez !

M. Jomaa, dites-vous bien que la Tunisie n’est pas aussi faible qu’on la présente; elle a tant de cartes à jouer en mesure de faire de sa faiblesse apparente une force inimaginable. La position stratégique de notre pays et l’enjeu de la réussite de son modèle sont bien plus importants pour ses partenaires que les capacités financières ou la notation minable et l’aptitude limitée à l’emprunt. Ne vous laissez donc pas influencer par le bluff du marché international et de ses financiers obnubilés par leurs intérêts mesquins et qui feront tout pour soumettre notre pays à leur coupe; vous êtes issu d’un milieu professionnel qui vous éclaire assez sur les subterfuges et les faux-semblants. Les nouveaux gourous du monde savent pertinemment que la Tunisie ne leur sera acquise entièrement qu’en étant traitée dignement; or, respecter un emprunteur, c’est ne pas le soumettre à des conditions honteuses d’un prêt qui — au final — profite tout autant et même bien plus au prêteur qu’à l’emprunteur. C’est aussi bien une question de logique que d’éthique.

Hier, la Tunisie a reçu la visite d’un ami d’Italie qui est en rupture de ban avec les instances européennes, ayant l’ambition de réajuster la politique de son pays vers la centralité méditerranéenne. À cette occasion, je vous ai invité à faire officiellement la demande d’adhésion de la Tunisie à l’Europe et l’instauration du visa biométrique de circulation dans le cadre de l’espace de démocratie méditerranéenne. L’avez-vous fait? Vous aurez aidé notre ami italien à plaider notre cause auprès des instances européennes tout en renforçant la sienne.

Demain, vous allez vous rendre en France et aux États-Unis. Sortez donc des sentiers battus et plaidez-y cette même cause qu’impose notre époque ! Auprès des socialistes français, vous aurez même un argument supplémentaire, celui de l’espace de démocratie francophone auquel j’ai aussi appelé et pour lequel j’ai vérifié personnellement auprès de nombreux diplomates et politique hexagonaux une écoute certaine, pas seulement protocolaire.

Agissez donc pour remettre la politique sur ses pieds, M. Jomaa; vous réussirez le miracle auquel vous ne voulez croire, vous privant de l’arme magique de la pensée positive. Tous mes vœux vous accompagnent, car vous avez aujourd’hui le sort du pays entre les mains ! Bonne chance et soyez juste sincère; le peuple ne demande rien d’autre de vous et de ses élites.