Le monde, dont je viens pourtant, se cache à mes sens. De mes perceptions, il se dérobe, de telle sorte que j’ai cette impression surnaturelle d’être absent de ce monde, de lui être définitivement étranger, comme il m’est étranger.
Jean-Jacques Rousseau, lorsqu’il disait de lui, dans ses Confessions (1782-1789), que les particularités de son cœur, dès son entrée dans sa vie, le mettant en contradiction avec lui-même, “a fait que l’abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse” lui ont échappé durant toute sa vie, n’était-il pas, au final, sujet à ce sentiment étrange, qu’il n’aurait su par ailleurs saisir avec clarté ? Tareq Oubrou, quant à lui, a l’air d’identifier ce sentiment d’absence au mysticisme et à l’impact de celui-ci dans le détachement de l’homme vis-à-vis de la nature, et ce, afin de se rapprocher de Dieu, et peut-être même de sentir Sa présence (Un imam en colère, entretien avec Samuel Lieven, 2012). Enfin, Albert Camus y voyait, peut-être, la source même de l’absurdité de la condition humaine lorsque celle-ci découle de la certitude que la mort peut frapper à tout instant, sans préavis ni prise en compte apparente de la logique de l’accomplissement terrestre d’une vie.
Le sentiment d’absence, son impact et l’idée de Dieu
Ce sentiment d’absence en ce monde me désole plus qu’il m’affole. Mais il me chagrine tant ses états et ses effets m’empêchent, me semble-t-il, de vivre pleinement les présents se succédant dans mon destin. Du coup, du fait même de cet empêchement, ces présents ne s’individualisent plus tout autant qu’ils devraient le faire. Ces perceptions quant à l’absence de mon être, que je sais erronées mais que je ressens toutefois, m’imposent l’idée douloureuse que je n’ai rien à attendre de ce monde ou de cette vie ; qu’aucune valeur véhiculée des siècles durant par les hommes n’a de prise réelle dans mon esprit ; que celui-ci est comme une surréalité qui n’arrive pas, au-delà de l’entendement façonnée par la seule raison, à croire en sa propre existence, ni en celle des autres d’ailleurs.
Ce sentiment d’absence en ce monde, si prégnant qu’il efface l’intérêt de tout le reste, peut-il s’expliquer par l’existence de Dieu ? En est-il la marque, à tel point que la profondeur même de son état de perception marque l’intensité de la foi en l’Unique, le Seul à être saisi par la crédulité humaine, toutes les autres choses de ce monde devant faire face à l’incrédulité première avant que de se transformer en certitude grâce à la capacité théorique et empirique de l’être qui conçoit l’Etre et le monde ? Est-il plutôt dépendant des œuvres des hommes lorsque, multiples, voire d’un caractère tous azimuts, elles diluent la cohérence même de l’évolution de l’être ici-bas, ce qui, à cause de ce semblant d’anarchie, mène le sujet à ne pas croire en sa propre existence ?
Voici les quelques questions que ce texte tentera d’aborder, avec toujours en arrière-plan, cette idée que comme pour toute philosophie, traduction terrestre et concrète de la Philosophie en tant que science, et parce qu’elle n’est que le renouvellement incessant des mêmes et sempiternelles questions, il ne sera possible, à jamais, à l’aide d’un texte, au long d’une vie, et même après que l’ensemble de la pensée humaine aura œuvré pour ce faire, de trouver les réponses définitives à ces interrogations plus que complexes, lesquelles touchent à l’essence même de cette vie-ci…
L’ineffable et la connaissance de soi : deux faces d’une même destinée
Je ne cherche qu’à me livrer tel que je me ressens au-delà de ma conscience, au plus profond de moi-même. Bref, dans la perspective de cette réflexion, de livrer l’ineffable présent dans mon inconscient et qui, à force de me travailler de la manière aussi incessante qu’un moustique qui tournoie autour de mon corps pour y puiser le sang chaud dont il a besoin pour sa propre survie, me fait instantanément et spontanément dire qu’il ne peut être que régi par Dieu.
Car, si ineffable il y a, n’est-ce pas que l’homme, aussi raisonné soit-il, n’est et ne sera jamais souverain en son propre esprit ? Et que, malgré toute l’éducation qu’il recevra et la science qu’il acquerra, il n’atteindra la sagesse, comme disait Socrate, qu’en connaissant son être profond, c’est-à-dire la substance de son âme qui guide, par la permission de Dieu, son esprit à se façonner dans l’adversité, parfois absurde, de la vie ? Et que peut-être, enfin, comme cela semble le but d’un Mohammad Assad, il pourra un jour dire, avec force et sérénité, et en pleine possession de sa propre vie telle qu’elle se sera écoulée, les mots suivants : “je suis ma destinée” (Le chemin de La Mecque, 1976), c’est-à-dire l’homme qui accepte l’idée que la place qui lui a été accordée par Dieu est celle qu’il devait occuper, à l’exclusion de toute autre ?
Le Soi complexe
Il est difficile d’être à l’affût de la moindre de ses réflexions. Souvent autonomes dans leurs cheminements comme dans leurs éclosions et apparitions antérieures, elles ne laissent de perdre le sujet dans les profondeurs inextricables de l’anarchie spirituelle et intellectuelle, si elles ne sont pas apprivoisées et subordonnées à l’esprit pensant.
Ainsi, sous l’influence de la rumeur bruyante et joyeuse de l’extérieur, l’optimisme, que celui qui le ressent croit toujours vivant dans son esprit de manière intensive et durable, se transforme souvent, sans préavis, en une peur anticipatrice de la mélancolie, cette humeur voyageuse mais triste, et au pouvoir humanisant mais à l’inclinaison solitaire.
L’optimisme, la mélancolie, l’humeur changeante et la crédulité, voilà des passions avec lesquelles, parmi d’autres, il faut continuellement compter. Elles trouvent leurs forces, certes, de ce qui se sent en soi dans son propre cœur. Mais elles se nourrissent du dehors, de ce qui est autre que soi-même, et ce, pour toujours.
L’homme est cet être qui n’apprend pas de lui-même, mais des autres, tout en possédant des inclinaisons à vivre ou à refreiner ses propres passions. Les miennes se logent exactement à l’interstice du romantisme et de la raison. Entre les faces de cette même personne qui habite mon cœur, je ne sais choisir, et c’est comme si je naviguais sur le fleuve spirituel de mon moi, en allant et venant de l’un à l’autre de ses bords, sans jamais avoir l’impression que je domine ses courants.
Pour aménager le lit d’une rivière, il faut souvent construire des remblais latéraux, les solidifier, afin de dompter l’impétuosité de l’eau en mouvement. Eh bien !, pour l’homme, l’organe fictif à apprivoiser, si l’on cherche l’ataraxie, réside dans ce filtre qui existe en chacun entre soi et le monde extérieur. Il peut s’appeler mur corporel, instant de perception, ou filtre invisible. Sa fonction est de jouer le rôle d’interface entre le monde extérieur animé par autrui qui vit dans le même cadre de noumènes que moi, et mon Moi intérieur. Le seul moyen de toucher, ne serait-ce que du doigt, le Vrai que l’on recherche en tant que philosophe, passe par la compréhension de ce phénomène de digestion, au sein de soi, de l’information extérieure. Quoi de mieux que le langage écrit pour se livrer à cet essai sur soi ? Mais serait-ce le moyen de calmer,à défaut d’annihiler, ce sentiment d’absence toujours souverain ?
Le sentiment d’absence, une illusion ou une preuve intérieure de l’existence de Dieu ?
En suivant le cogito de Descartes, l’existence de l’esprit pensant est prouvée, puisqu’il pense, et amène donc un discrédit flagrant à l’idée d’absence de soi dans le monde.
Mais les sentiments ont la vie dure. Et c’est ainsi que la preuve de l’être, si elle ne découle pas de la perception mais de la construction de la pensée de l’être, n’annihile pas pour autant toute perception contraire, ici du sentiment de l’absence, qui accompagne continuellement la sagesse philosophique du sujet pensant et percevant. Et si donc le sentiment d’absence en ce monde reste existant, et ce, malgré la preuve apportée menant à penser le contraire, il faut en chercher la source ailleurs, à moins que cela soit du domaine de l’illusion.
Ainsi, question suprème, n’est ce pas dans l’idée effective de l’existence de Dieu qu’on résoudrait le problème de ce sentiment d’absence ?
[…] By Adel Taamalli […]