II) Les a priori d’Abdennour Bidar (suite)

c) L’Ego ultime, le Soi créateur ou la Puissance créatrice de l’homme ne sont pas des divinités pour l’homme (suite)

• La philosophie islamique ne cherche pas à nier Dieu mais à rendre compte du monde

L’homme spirituel recherche le divin en lui-même, mais il n’est pas lui-même ce divin, tout cela, à l’inverse d’A. Bidar[1]. Il ne peut y avoir de certitude quant à l’existence du Qoutb (al-insan al-kamil), cette théorie du soufisme qui affirme qu’à chaque instant de l’univers, un homme, pénétré au plus haut point de spiritualité, est celui qui “voit l’absolu dans la moindre bribe de son existence et du monde”[2]. Nous pensons tout de même que toute réflexion philosophique islamique doit s’inspirer de cette faculté qu’Abdennour Bidar appelle “la science du temps”, c’est-à-dire qu’elle n’a qu’à y gagner à s’élaborer en fonction de “la vérité universelle de l’être” qui se manifeste “dans les formes particulières d’un monde et d’un temps”[3]. Dieu n’est-Il pas, en effet, et comme nous l’évoquions dans le premier volet de cet article, le temps, selon le prophète ? Et l’un des articles de notre foi n’est-il pas de croire en le destin, qu’il soit bon ou mauvais, ce qui est confirmé par le verset suivant : “Il se peut que vous détestiez quelque chose alors que c’est un bien pour vous. Et il se peut que vous aimiez une chose alors qu’elle vous est néfaste. C’est Allah qui sait, alors que vous ne savez pas”[4] ? La prise de distance avec son contexte, la réflexion poussée sur celui-ci, l’écoute de son cœur quant aux intuitions qu’il peut nous donner sur le sens de notre époque, la confrontation des idées et concepts de tous nos contemporains avec les vérités assénées et figées des religions, voilà ce qui peut être salutaire pour notre monde complexe grâce à l’expression d’une « sagesse temporalisée”.

Mais comment rendre compte de la possibilité “que le monde n’est que ma représentation”[5]? En d’autres mots, serait-ce là la preuve que, par la conscience que j’ai du réel, si elle m’incline à penser que le monde est ce “quelque chose qui résulte de ma propre activité”[6], l’Ego Ultime, ce véritable créateur du monde, existe réellement ? Depuis toujours, les philosophes “s’affrontent” sur le concept de réalité et d’irréalité du monde. Entre un Berkeley pour qui l’Etre (le monde) n’est jamais plus que dépendant de ce que nous percevons (le monde est immatériel) ; un Kant, d’après lequel nous ne savons du monde que ce qui y est représentable selon les lois de causalité des phénomènes qui s’inscrivent irrémédiablement dans l’espace et dans le temps, sans jamais avoir la capacité de prouver la connaissance des choses en soi ; un Schopenhauer qui, s’appuyant sur Kant, arrive pourtant à la conclusion inverse que nous pouvons atteindre la réalité du monde, tel qu’il est en soi, en saisissant intuitivement le vouloir-vivre aveugle et indépendant de toute chose (et donc de l’homme) ; un Hume qui, en déconstruisant les a priori de l’esprit, en arrive au scepticisme, faute d’avoir trouvé un fondement véritable à nos certitudes ; et un Husserl qui, en complétant le cogito de Descartes, l’invalide quelque peu par l’affirmation que toute conscience, s’il n’y a aucun doute sur son existence, est d’abord conscience de quelque chose ; entre toutes ces affirmations donc, où peut-on trouver la vérité sur nos perceptions du monde ?

M. Iqbal tranche de manière simple, en reprenant le fait que toute expérience d’une conscience se fait par le témoignage et la perception. Ainsi, ce n’est que de cette expérience que naît la conviction que tout être humain autre que soi est bien un être humain, et pour un croyant, cette autre conviction que Dieu lui répond quand il L’appelle[7]. Abdennour Bidar va plus loin : ce n’est que par la voie mystique, et donc celle conduisant le Soi créateur à se révéler jusqu’à atteindre l’Ego ultime, que la captation de la réalité du monde se fait en soi, puisque le Soi créateur est en même temps activité créatrice, puissance créant littéralement le monde[8] !

Comment peut-on répondre de manière islamique à cette question de la réalité du monde, c’est-à-dire en liant notre a priori à ce qui procède de notre raison pure ? N’est-ce pas en reprenant la définition de M. Iqbal, celle disant que l’expérience de quelque chose est toujours le résultat d’une perception qui imprime la conviction à une conscience de l’existence de ce quelque chose ? Mais ne devons-nous pas compléter la réponse en rappelant l’idée que la conscience n’est jamais seule sur Terre, autrement dit que toute conviction n’est possible que par la validation ou non qu’en fait autrui, comme Locke l’affirme lorsqu’il montre que pour assurer la communication de nos pensées, comme pour les conserver, des signes de multiples idées, que sont les mots, ont dû être inventés ? Ainsi, la réalité du monde est d’abord une conscience collective, même si la conscience individuelle est seule dans son être, dans le sens où elle se connaîtra toujours mieux que quiconque puisque personne, pas même un psychiatre, ne peut concrètement et totalement la pénétrer. Toute vérité, qu’elle soit religieuse, philosophique, scientifique, démocratique, ne peut procéder d’un seul homme sans que d’autres la valident ou la nient.

Lorsqu’Abdennour Bidar pense que seule une voie de spiritualisation, qui se matérialiserait par une quête de l’Ego ultime grâce à une dilation du Soi créateur, est porteuse, il ne fait là qu’établir une vérité parmi d’autres, un inconnu que lui-même place en tant qu’a priori valide, qui nie un autre a priori qui réside, par exemple, en la véracité de l’existence de Dieu. Une conscience islamique croit donc aussi en un inconnu qui rencontre, mis à part chez les monothéistes, en tout cas chez leurs franges décideuses, et exclusivement en ce qui concerne Dieu, une fin de non recevoir chez d’autres consciences qui ne seraient pas islamiques, tout en rencontrant un assentiment auprès d’alter ego musulmans. Tout autre élément procédant d’un inconnu n’entre pas dans le champ de validité d’une pensée islamique telle que l’occidentalisme islamique, lequel s’appuie sur des siècles et des siècles de foi. Ainsi, quand A. Bidar affirme que les religions et le fait que des hommes se soient mis à parler de Dieu seraient “le signe que leur Ego ultime a commencé à devenir conscient et à les appeler de l’avenir”, nous ne pouvons rétorquer qu’en invalidant ce renversement de perspective temporelle, au nom de notre foi et de notre propre expérience collective.

Pour ce qui est de Berkeley, Kant, Schopenhauer, Hume et Husserl, puisqu’ils ont été cités en début de ce raisonnement, nous aimerions donner notre avis islamique sur leur philosophie.

Berkeley parlait de l’immatérialité du monde, c’est-à-dire que celui-ci ne serait que ce que perçoit l’homme. C’était une façon pour lui de lutter contre le développement du matérialisme[9], qui consistait à affirmer une autonomie absolue de la matière, de laquelle procède, selon cette philosophie, le vivant. Par là, il cherchait à prouver l’existence de Dieu par le fait que Lui Seul accordait la cohérence du monde puisque ce dernier était immatériel. Face à l’immatérialisme, que devons-nous penser ? D’abord, que rien, dans l’esprit humain, ne donne une faculté à l’homme de prouver universellement l’existence de Dieu. Ainsi, toute philosophie qui cherche à se développer par des raisonnements pour prouver l’existence de Dieu découle d’un a priori. Le nôtre est islamique. Mais contrairement à Berkeley, même si notre philosophie aura irrémédiablement, selon notre foi, cette faculté de mettre en exergue la vérité de l’homme et du monde tel que voulue par Dieu[10], nous ne cherchons pas à prouver l’existence de Dieu par notre réflexion, car cela nous est impossible.

C’est pourquoi l’occidentalisme islamique s’accommode parfaitement avec la philosophie kantienne quand elle dit que toute vérité de la chose en soi ne peut être objectivement prouvée. Ainsi, nous reconnaissons une validité à toute création humaine de paradigmes explicatifs du monde que nous voulons analyser selon le moule islamique de notre pensée, afin de produire cette exercice de recherche de compatibilité entre ce qui dit notre a priori (le Coran), et la teneur des assertions de la science. Avec Bachelard tout de même, nous ne voulons aller au-delà que de dire que toute vérité scientifique n’est qu’une image de la réalité, à laquelle toutefois nous accolons une seule vérité absolue, pour nous, à savoir l’existence du Dieu ordonnateur de toute chose.

Mais l’incertitude de nos certitudes est-elle vraie, comme le pense Hume ? Il apparaît dans sa philosophie que le moi n’est pas une réalité ontologique mais une communauté interne évoluant avec le temps pour construire, en fonction d’un cocktail unique d’impressions perçues et d’idées qui se forment dans l’esprit, une identité individuelle. Je ne peux connaître avec certitude mon moi profond, celui duquel pourtant je perçois que, du fait de ce qui vient à moi durant mon expérience existentielle, toutes impressions, idées et conceptions du monde, découlent. Je ne peux développer une science de l’esprit introspective développant un raisonnement logique quant à l’existence du moi. Mais j’ai conscience, pourtant, de ce moi. Je le sais existant, ce qui est confirmé par autrui.

Ainsi, il n’y pas d’essence-effectivité si ce n’est celle qui se figera à la mort, ma seule faculté innée étant cette essence-potentialité qui me permettra d’acquérir l’essence-effectivité que je me choisirai, sans pour autant avoir la capacité de la définir en son entier. Autrement dit, je suis ce que je suis, sans avoir été celui que j’étais ni celui que je serai. Si je veux sortir de cette logique de l’incertitude de mon être, je dois choisir un “présent-être”, c’est-à-dire un contrôle du moi en le tendant à le rapprocher de Dieu. Car qui me dit, en reprenant un hadith célèbre, que je ne suis pas plus proche de l’enfer qu’à aucun moment de ma “carrière”, ou inversement ? Ce que je suis réellement, c’est-à-dire l’essence que je possède, n’est donc à aucun moment figé. Mon histoire plutôt me le dira, cette relation qui met l’un après l’autre chaque instant de l’univers, toujours différent par rapport à celui qui le précède ou qui lui succède. Rien n’est certain dans cette vie, malgré nos habitudes que nous tirons de l’expérience. Le futur est inconnu. Et ne reflètera pas nécessairement le passé, même si nous faisons comme si. Cependant, je ne peux ouvrir mon esprit à un a priori inconnu pour qu’il remplace ma conviction profonde, c’est-à-dire la véracité de l’existence d’un Dieu, cet inconnu résidant, in fine, dans la conception bidarienne de “l’appel de l’avenir” de l’Ego ultime[11].

Abdennour Bidar a foi en l’existence de l’Homme parfait, et fait appel à ce qu’en avait dit Abd al Karim al Jili, soufi célèbre du XVème siècle. Celui-ci croyait, en se référant à l’image du prophète, que celui qui réalise l’Essence divine reçoit “une telle irradiation qu’il ne perçoit plus son ego ordinaire”. Ainsi, ce “Moi divin”, selon al-Jili, devenait “l’être unique parfait, le support universel, le pôle autour duquel tourne l’existence, celui auquel s’adressent l’inclination et la prosternation. Par lui, Dieu sauvegarde le monde”[12]. De cet être, “le monde est la représentation”. Cet homme parfait représente une sorte d’au-delà de ce à quoi l’idéalisme kantien avait abouti, considérant que si nous pouvons concevoir ce qu’est le monde en soi, il ne peut y avoir de connaissance objective de ce qu’il est réellement. Pourrons-nous capter les “moteurs invisibles” de l’univers, plus précisément le pourquoi des choses, au-delà du comment, ce dernier pouvant se traduire par des lois universelles mathématiques ?

Schopenhauer, d’accord avec l’idéalisme kantien, n’en développa pas moins une éthique du renoncement, puisqu’il est possible, par une sorte de retour réflexive et intuitive sur soi, de capter la réalité vraie du monde, qui se déploie partout par un “vouloir-vivre” inexorable et indépendant. Mais croire en une possibilité de saisir la réalité du monde selon Iqbal, Al-Jili, Schopenauer ou Bidar, n’est-ce pas là s’enfler d’orgueil, se voir au-dessus de sa propre condition et de ses propres limites ? N’est-ce pas plutôt l’intervention de Dieu en nous qui nous mènerait à une telle conscience du monde, si tant est qu’un esprit humain serait capable d’un tel exploit métaphysique ?

Husserl voyait dans l’intentionnalité de la conscience la certitude de l’existence de cette conscience. C’est parce que j’ai conscience d’avoir conscience de quelque chose que j’existe. Ce n’est que lorsque je fixe un objet que celui-ci est réel. Tant qu’il n’avait pas rencontré mon regard, cet objet n’entrait nullement dans mes catégories de pensée. Or, en tant que musulmans, nous n’avons jamais fixé autre chose que ce monde-ci, dont on ne cesse de s’étonner de la perfection[13]. Lorsque je suis conscient, c’est que j’entrevois l’accomplissement total du monde, duquel découle toute une litanie de questions existentielles et essentielles. L’une de celle-ci a nécessairement trait à l’existence du divin, puisque je possède, comme tout le monde, une essence-potentialité. Ainsi donc, c’est parce que j’ai conscience d’avoir conscience du monde que j’ai conscience de mon inclination spirituelle qui se révèle par mon regard sur le monde. Mais je ne connais pas cette dernière. Elle est en moi, mais incertaine sur le plan des contours qu’on pourrait lui donner. Elle est “humienne”, c’est-à-dire qu’elle est là, obligatoirement, et se développe ou non selon mes expériences et mes habitudes et le sens que j’en donne. La seule perfectibilité qu’il y a en elle, selon mon a priori, c’est d’atteindre un “présent-être”, c’est-à-dire une conscience de ma conscience de Dieu, une réflexion sur ma prétention à annoncer à la face du monde l’existence d’un Dieu.

Dans cette vie terrestre, il ne peut y avoir un au-delà de cette conscience de la divinité. Car, à jamais, je me sais mortel, et ne veux présumer de l’avenir en ouvrant mon esprit à la croyance irréelle d’un “homme parfait”. Avec beaucoup de philosophes[14], je me cantonne à une “sagesse temporalisée”. Je cherche un sens à ma vie, en réfléchissant sur mon inclinaison spirituelle. Je fais donc une phénoménologie de ma spiritualité, qui s’inscrit dans son temps, selon une sagesse temporalisée. Je ne veux raisonner que selon celle-ci, à l’exclusion de tout autre inconnu que celui de mon a priori islamique.

Au contraire d’Abdennour Bidar, je me sens plus proche d’un Berkeley, anglican irlandais, même si je lui nie la prétention qu’il a, à partir de son raisonnement sur l’immatérialisme, de prouver l’existence de Dieu de manière universelle, puisque cela est impossible. Pourtant, je crois, comme lui, en le fait que la matière n’a pas de substrat indépendant, et que Dieu Seul assure la cohérence de l’univers, le fonctionnement de ces “moteurs invisibles” du monde qui font que la gravité, l’inertie, le mouvement des planètes, l’énergie du soleil, les trajectoires des vents, les pluies, les modifications des reliefs, mon existence qui découle d’une goutte de sperme…, sont ce qu’ils sont. Et je m’éloigne donc d’un Al-Jili, musulman soufi. Pourtant, je le reconnais comme mon frère en islam. “Ce qui fait la différence selon Iqbal entre Al-Jili d’un côté, et Berkeley de l’autre, précise Abdennour Bidar, c’est que le premier parle d’une faculté de l’homme parfait tandis que l’autre n’envisage que la condition actuelle de l’être humain”. L’occidentalisme islamique se veut une philosophie de l’effectivité. Il n’envisage donc que la condition actuelle de l’être humain, d’un point de vue terrestre, même s’il fait état de son a priori islamique d’une croyance en l’existence d’un au-delà. Il se trouve donc de l’autre côté d’une frontière qu’A. Bidar a franchie. Une frontière spirituelle, d’où découle des différences irréfragables de perception de la foi vécue, pourtant développée dans un même monde et à l’intérieur de la matrice d’une religion identique, l’islam…

La perfectibilité de l’homme et son rôle de créateur dans le monde

En s’appuyant sur les Lumières (Rousseau, en particulier), Iqbal s’interroge sur le sens et l’infinitude supposée de la perfectibilité humaine. Il les inscrit dans l’Histoire, c’est-à-dire dans un “processus de perfectionnement et de développement de l’égo (…) non pas en dehors de l’espace et du temps (…), mais à travers la lutte et l’effort dans ce monde même du temps et de l’espace”[15]. Il défend l’idée “d’évolution ascendante” de l’homme, bref de l’existence d’un progrès infini. L’idée rousseauiste de la perfectibilité indéfinie de l’homme se concilie parfaitement avec l’esprit même du Coran, selon Iqbal, lorsqu’il considère “le Ciel et l’Enfer comme des états et non comme des lieux”. Cette dernière affirmation va à l’encontre manifeste de ce qui est dit explicitement dans le Coran. Le Paradis et l’Enfer existent indéniablement comme des lieux : “ils ne savent pas quand ils seront ressuscités! Mais leurs sciences se sont rejointes au sujet de l’autre monde. Ils doutent plutôt là-dessus. Ou plutôt ils sont aveugles à son sujet”[16]. Ou encore : “Ceux qui ne croient pas en l’au-delà, leurs cœurs nient et ils sont remplis d’orgueil”[17]. Tout ceci relève d’une croyance qui fait partie de la foi musulmane qui définit l’islam de tout temps.

Cependant, que penser de l’idée de perfectibilité humaine sur laquelle se sont interrogés les philosophes des Lumières, et qu’Iqbal reprend ? Pour répondre à cette question, ne devrions-nous pas considérer les attributs divins tels que présentés dans le Coran ? Il y est dit que Dieu est Sage, Grand, Omnipotent, Miséricordieux, Omniscient, Dur en Punition, Unique… Ainsi, Dieu est Parfait. Il sait par exemple user de la punition tout en étant Sage et Miséricordieux. Il est assez Puissant pour laisser l’homme libre de ses choix tout en sachant à l’avance ce qu’il voudra pour sa vie et celle des autres. Or, puisqu’Il a insufflé de Son esprit à l’homme, ce dernier ne posséderait-il pas en lui-même une perfectibilité en se servant, le mieux possible, et avec le meilleur dosage qui soit, tout ce qui ressort de ces attributs, mais selon une échelle humaine ? Par exemple, l’homme peut très bien viser la sagesse (sans qu’elle soit infinie puisque ne pouvant se fonder sur une science omnisciente), la puissance (qui ne peut être omnipotente puisque l’homme a des limites indépassables telles que sa finitude, sa fragilité physique, son besoin de repos, sa soumission à des humeurs…), ou la science (qui ne peut tout embrasser dans l’univers même si elle n’a cessé ces derniers siècles d’étendre son champ explicatif à tout un tas de sujets qui vont, par exemple, de la biologie à l’astrophysique et de la physique à la géologie).

L’homme est “imitatio dei”, selon Mircea Eliade[18]. Dieu est donc Lui-même un exemple pour l’homme, même si ce dernier ne pourra jamais dépasser ce qu’il est pour atteindre ce que Dieu est. Car Ses “attributs (…) ne sont en fait qu’une projection, une transposition, ils sont de l’ordre du moyen pour que, à partir de nos expériences d’hommes, nous ayons au moins une idée de Dieu, même si nous ne pouvons en rien connaître Son essence”[19]. Mais en aucun cas, comme l’affirme A. Bidar, “les religions nous auraient entretenus en réalité du déploiement possible des capacités ultimes de notre propre “ego”, dont l’idée de Dieu aurait eu pour fonction de mesurer la portée exacte”.

L’un des aspects qui rend l’homme proche de Dieu sans qu’il puisse Lui être similaire, réside en sa faculté de création. L’homme est capable de créer des machines, physiques ou intellectuelles[20], même si cela ne peut se faire en dehors de l’univers lui-même, qu’il n’a pas créé. Il est une “puissance créatrice”. Il a ainsi la faculté de mettre en place un progrès multiséculaire (“l’évolution ascendante” d’Iqbal). Il peut donc réfléchir à l’évolution de sa religion en préservant ce qu’il croit être indépassable et inhérent à celle-ci. Il doit y créer des outils intellectuels qui procèdent du bons sens, afin de moderniser sa religion.

Prenons l’exemple du jeûne du mois de ramadan. Il s’agit d’un pilier universel pour les musulmans. Personne, à part Dieu, ne pourra jamais dire que celui-ci n’est pas obligatoire pour les hommes et les femmes conscients, qui se revendiquent, par ailleurs, adeptes de l’islam. Et comme il n’y aura plus de prophète, selon l’islam, pour révéler un nouveau paradigme suivant lequel l’homme et Dieu entreront en relation pour que le premier s’élève spirituellement, cela sera ainsi jusqu’à la fin des temps, et aussi longtemps que l’islam subsistera sur cette Terre. Cependant, penser que le jeûne du ramadan sera à jamais un pilier de l’islam n’implique surtout pas qu’il ne soit pas ouvert à un champ de raisonnement logique. Voici donc deux pistes de réflexion que je mets à disposition des croyants.

Premièrement, alors que tous les ans, le monde musulman montre sa désunion sur la fixation du calendrier (on voit le mois du Ramadan commencer avec deux, voire trois jours de décalage selon le lieu), il importe de trouver le moyen de ne plus vivre cette discorde sur un plan aussi élémentaire que celui du calcul du temps objectif. A l’heure de la communication en temps réel qui touche aussi le monde musulman, cela est incontestablement beaucoup plus préjudiciable, en termes de discorde, que dans le passé, au cours duquel il fallait du temps pour qu’une information traverse les continents. Je propose donc que dorénavant la terre émergée la plus à l’Est de notre planète, tout en étant à l’Ouest de la ligne de partage des jours qui se trouve dans le Pacifique, soit celle à partir de laquelle l’on indiquerait au reste du monde musulman que le mois de ramadan (et les autres du calendrier lunaire) débute, pourvu que des musulmans y résident, et si l’on part du principe que seule une vision humaine de l’apparition de la lune valide le passage au mois suivant. En effet, puisque tout le monde, dans le monde musulman, s’accorde sur le nom des jours, et sur leur échelonnement dans le temps, et alors que le lundi qui apparaîtra sur cette terre hypothétique sera toujours ensuite le même lundi qui naîtra dans le reste du monde musulman, et vu que ce lundi précédera perpétuellement, pour tous, le mardi suivant, et ainsi de suite, il est logique de penser que cette solution est la bonne pour unifier le calendrier lunaire de l’islam. Mieux, si l’on se décide enfin à penser l’astronomie comme un auxiliaire salutaire pour la fixation de notre calendrier, ce qui, enfin, nous permettra de pouvoir nous projeter sur le long terme sur le plan organisationnel, on pourrait décider à l’avance quand les mois islamiques débuteront, et ce, en prenant pour base les apparitions lunaires sur cette terre hypothétique.

La deuxième réflexion qui est mienne sur le jeûne du ramadan provient de la fameuse scène télévisée où l’on vit le président Habib Bourguiba, verre de jus d’orange à la main, le porter à sa bouche pour convaincre ses administrés de la justesse de son “djihad contre le sous-développement”. Certes, ceci fut maladroit et contre-productif. Pourtant, aujourd’hui, comme hier, il est indéniable que toutes les puissances, musulmanes y comprises, s’inscrivent dans une compétition économique forcenée, dont les conséquences sont le relèvement du niveau de vie, ainsi que le rythme d’accroissement d’une puissance militaire. Ceci concerne tous les Etats du monde. S’il est prouvé un jour que le jeûne du ramadan a une incidence négative sur le rythme du développement économique d’un pays musulman[21], il conviendrait d’aménager ce pilier cultuel obligatoire pour que le monde musulman ne connaisse pas plus de retard qu’il n’accuse déjà. Dans cette perspective, nous pouvons très bien prendre l’exemple du verset, révélé au prophète, concernant l’autorisation donnée, pendant une expédition militaire, à ce que des personnes diffèrent l’heure de leur prière, pour protéger les autres en train de remplir leur devoir religieux, alors même que la prière doit normalement se faire en des “temps déterminés” selon le Coran : “Et lorsque tu (Muhammad) te trouves parmi eux, et que tu les diriges dans la Salat, qu’un groupe d’entre eux se mette debout en ta compagnie, en gardant leurs armes. Puis lorsqu’ils ont terminé la prosternation, qu’ils passent derrière vous et que vienne l’autre groupe, ceux qui n’ont pas encore célébré la Salat. A ceux-ci alors d’accomplir la Salat avec toi, prenant leurs précautions et leurs armes. Les mécréants aimeraient vous voir négliger vos armes et vos bagages, afin de tomber sur vous en une seule masse.”[22]. Ainsi, surtout en été, il est concevable, par analogie et si les musulmans se sentent capables d’utiliser leur raison sur leur propre religion, qu’une telle règle se mette en place dans les pays musulmans pour ce qui regarde le jeûne du mois de ramadan. Il y aurait alors une définition des personnes que l’on pense devoir absolument être en pleine forme en vue de l’effort pour le développement économique de la nation musulmane. Elles seraient exemptées du jeûne, qu’elles auront à rattraper à un autre moment de l’année. Et, idéalement, tout le monde soutiendrait cette mesure, car il en irait de l’avenir même du monde musulman dans son ensemble. Ceci serait valable seulement si le pays hypothétique en question se dit musulman, souhaite s’organiser selon les préceptes islamiques, auxquels sa population adhère librement. Si le monde musulman ne veut pas envisager ce chemin, qu’il se le dise à lui-même, comme à la face du monde, en prouvant que des hommes préfèrent l’au-delà à la vie d’ici-bas, même en ce qui concerne la compétition économique mondiale.

J’ajoute, pour qu’il n’y ait pas de méprise à propos de ma réflexion, que je me considère musulman, c’est-à-dire que je reconnais la validité de la profession de foi suivante, qui est mon a priori me guidant dans mes raisonnements : “Il n’y a de divinité si ce n’est Allah, et Muhammad est Son messager”. Je reconnais donc le caractère obligatoire du jeûne du mois du ramadan, et croit qu’il est un commandement divin pour nous, les hommes. Je sais aussi les avantages corporels, spirituels, sociaux et communautaires, que la pratique du jeûne confère aux membres d’une société. Je n’appellerai donc jamais à l’abandon de cette prescription pour les musulmans, et la considérerai toujours comme un des cinq piliers de l’islam. J’ai simplement voulu livrer cette piste pour montrer en quoi l’islam est une religion qui doit s’adapter aux temps dans lequel il est appelé à se mouvoir, tout en gardant sa matrice profonde valable.

Or, le monde d’aujourd’hui est incontestablement celui de la compétition économique mondiale, à partir de laquelle naissent des écarts de puissance impossibles à résorber d’un seul trait. Il pourrait même être le champ clos d’une compétition “entre des cultures différentes”[23], voire le théâtre d’un choc des Civilisations, ce dont nous ne voulons pas. Je n’appelle pas l’Islam à se préparer à la guerre. Mais un certain réalisme doit pourtant être pensé en ce qui concerne le système international. Je reste finalement un chantre de la paix mondiale, et aimerais que les guerres cessent une fois pour toutes, afin que la concorde mondiale s’installe véritablement dans le cadre de cette paix perpétuelle que Kant avait imaginée pour notre avenir commun. Encore faut-il que toutes les nations, y compris musulmanes, adoptent la démocratie libérale, ce dont nous sommes encore loin.

Ainsi, il n’est pas inenvisageable que des hommes musulmans, à l’intérieur strict d’un cadre islamique, utilise leur “puissance créatrice” que Dieu leur a donnée, cette puissance humaine ne pouvant jamais dépasser le cadre de l’univers lui-même, mais leur permettant d’utiliser leur raison, c’est-à-dire leur bon sens, pour réfléchir sur leur religion, qu’ils savent véridique.

Cependant, jusqu’à preuve du contraire, jamais l’homme ne pourra aller au-delà de ses propres limites. Bien que Dieu ait placé des difficultés sur notre chemin à tous, Il nous a d’emblée attribué des qualités nous permettant de les affronter. Ce ne sont là que des épreuves, afin d’affermir notre foi. Si, d’après un poème de M. Iqbal, l’homme peut s’exprimer en disant à Dieu : “Tu as créé la nuit et j’ai fait la lampe”, nous ne pouvons nous interroger comme le fait le poète pakistanais dans son dernier vers : “L’homme est-il destiné à devenir le rival de Dieu ?”[24]. Car il n’existe pas de science de l’Etre en tant qu’être, comme le disait Aristote. Ou, pour reprendre, encore, Kant, bien que nos perceptions nous permettent de construire des lois universelles sur la nature que l’on peut exploiter pour le bien de l’humanité, il nous est impossible de saisir ce qui sous-tend ces mêmes lois. Ainsi, si nous pouvons décrire la gravité, la connaître selon des lois mathématiques vérifiables par l’expérience, nous n’avons jamais été capables de saisir ce qu’est “le moteur invisible” qui rend possible cette même gravité. Si l’homme est bien “une activité créatrice”, il ne saurait jamais devenir “l’égal des dieux”, ou même “plus puissamment créateur que Dieu”[25]. Et, nous en avons la conviction, l’homme ne pourra dépasser ses propres limites (la finitude ; le besoin qu’une avancée, quelle qu’elle soit, soit le résultat d’un travail collectif et non simplement d’un travail individuel – Einstein ne serait pas le “découvreur” de la relativité générale sans la géométrie différentielle de Marcel Grossmann – , comme pour ce qui est des espèces animales, dont les abeilles ou les fourmis ; les limites du raisonnement humain…).

Si l’homme n’utilise qu’une part infime de son cerveau et qu’il existe donc un champ de progression dans ce domaine[26], l’a priori de l’Ego ultime, c’est-à-dire la croyance en l’avènement d’un Homme parfait, est un inconnu que nous ne partageons pas. Nous ne pensons pas que l’homme s’élèvera jusqu’à “façonner sa propre destinée aussi bien que celle de l’univers” (Iqbal, selon A. Bidar)[27]. Nous lui préférons celle de l’existence concrète et réelle d’un Dieu Créateur, Omniscient et Éternel, qui n’est pas “un ancien maître, un nouvel égal dans la fonction désormais partagée de maître de l’univers”[28]. Nous refusons donc d’intégrer à notre religion le fait que “de plus en plus réceptif à la conscience du Soi créateur en lui-même, l’homme est appelé à devenir son propre prophète”[29]. Ce qui ne veut pas dire que celui ou celle qui croit, comme Abdennour Bidar, à cette religion de l’Ego ultime n’a aucune légitimité pour s’exprimer et s’inventer sa religiosité.

Conclusion

A. Bidar déplore que M. Iqbal n’ait pas franchi ce qu’il appelle le seuil, c’est-à-dire la limite entre, d’une part, accorder à l’islam son rôle légal qu’il faut faire évoluer à la lumière de la modernité en réclamant la liberté de l’Idjihad (qui ne serait plus l’apanage exclusif des savants religieux), et d’autre part, une vie spirituelle se séparant totalement et définitivement de l’obéissance à une loi imposée collectivement[30]. Si l’occidentalisme islamique opte pour la première des propositions, au contraire d’A. Bidar qui se réclame de la seconde (“un islam du choix personnel”), c’est parce que l’a priori islamique guide ce courant de pensée, qui accepte et reconnaît tout de même que d’autres a priori sont légitimes à le nier, en tant que la liberté est un bien qui doit être partagé par tous.

Ainsi, plutôt que de remettre en cause la loi religieuse comme fondement d’une vie spirituelle, il est opportun de défendre une modernisation de l’islam, ainsi que de la conception de ses adeptes sur le monde profane (et non une islamisation de la modernité), celle-ci ne pouvant se faire qu’à partir d’une acceptation de droits fondamentaux pour tout être humain, lesquels de droits sont constitués des libertés telles que définies, aujourd’hui, dans les constitutions occidentales (liberté de conscience, de culte, d’expression, politiques, de vie privée…).

Notes

[1] L’islam face à la mort de Dieu, p. 107

[2] L’islam face à la mort de Dieu, p. 118

[3] L’islam face à la mort de Dieu, p. 119

[4] Coran : s. 2, v. 216

[5] L’islam face à la mort de Dieu, p. 105

[6] L’islam face à la mort de Dieu, p. 105

[7] L’islam face à la mort de Dieu, p. 104

[8] L’islam face à la mort de Dieu, p. 105

[9] Philosophie, par exemple, de Diderot

[10] D’où notre propension à citer les versets du Coran, la Parole de Dieu, afin d’imager ce lien entre la création et le Créateur

[11] L’islam face à la mort de Dieu, p. 181

[12] L’islam face à la mort de Dieu, p. 147

[13] “Telle est l’œuvre d’Allah qui a tout façonné à la perfection”, Coran; s. 27, v. 88

[14] Par exemple, Hegel, pour qui la philosophie “est son propre temps appréhendé par la pensée”, Philosophie du droit, d’après Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, p. 241)

[15] L’islam face à la mort de Dieu, p. 57

[16] Coran : s. 27, v. 66

[17] Coran : s. 16 v. 22

[18] Le sacré et le profane, 1965

[19] Mohammed Talbi et Gwendoline Jarczuck, Penseur libre en islam, p. 100

[20] Nous reprenons l’expression d’Abdennour Bidar, p. 63

[21] Et cela semble être le cas selon un certain nombre d’articles de journaux, même si une véritable étude scientifique manque dans ce sens : http://magharebia.com/fr/articles/awi/features/2008/09/19/feature-03, et http://www.lavieeco.com/news/debat-et-chroniques/le-ramadan-au-dela-du-jeune-11765.html

[22] Coran : s. 4, v. 102

[23] La fin de l’Histoire et le dernier homme, F. Fukuyama, p. 269

[24] L’islam face à la mort de Dieu, p. 139

[25] L’islam face à la mort de Dieu, p. 139

[26] Voir ainsi les travaux de Henrik Ehrsson, spécialiste suédois du système nerveux qui, par une série d’expériences dans son laboratoire de Stockholm, a montré que la perception que le moi a de son corps peut radicalement changer à cause d’illusions le faisant penser, objectivement, qu’il flotte, ou qu’il est un autre corps

[27] L’islam face à la mort de Dieu, p. 85

[28] L’islam face à la mort de Dieu, p. 145

[29] L’islam face à la mort de Dieu, p. 192

[30] L’islam face à la mort de Dieu, p. 199