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La retranscription de ce débat organisé entre Alain Finkielkraut et Adel Taamalli, le 8 mars 2014 dans le domicile parisien de l’illustre philosophe français, devait initialement être publié sur Contrepoints.org, un pure player français. Du fait de causes liées à un conflit interne, la direction de ce site refusa ce qu’il avait décidé au préalable. C’est pourquoi Nawaat a hérité de la retranscription, parce qu’Adel Taamalli y publia, ces derniers mois, un certain nombre de ses textes. Et c’est la raison pour laquelle le blog accepte de publier les minutes de ce riche débat, laquelle de publication se fera en quatre parties, le nombre des thèmes abordés (vivre-ensemble, islam de France, Ramadan, loi sur le voile…) le commandant.

L’histoire de ce débat mérite d’être racontée : Léopold Saroyan, journaliste chez Contrepoints, a repéré il y a quelques mois les textes d’Adel Taamalli et les a proposés à la publication dans les pages du pure player. Féru de lectures philosophiques, Adel Taamalli a ensuite, rédigé une « Critique islamique de la pensée d’Alain Finkielkraut », parue sur Contrepoints.org le 31 décembre 2013. Léopold Saroyan, en contact depuis quelques mois avec une collaboratrice de M. Finkielkraut, fit alors parvenir ce texte à ce dernier. Le philosophe désormais académicien – ce débat a eu lieu début mars, avant son élection à l’Académie française – réagit dès le lendemain de la publication dans les commentaires mêmes du texte, en proposant une rencontre. Celle-ci s’est transformée en un déjeuner en petit comité chez M. Finkielkraut, suivi du débat que vous allez lire ci-dessous. Tous les sujets n’ont pas été abordés, peut-être le seront-ils à l’avenir…

Finkielkraut
La réaction de M. Finkielkraut au texte de M. Taamalli dédié à son ouvrage, l’Identité Malheureuse

Partie I : L’occidentalisme islamique

Léopold SAROYAN : Merci à tous d’avoir accepté ce débat. Pour commencer, je vais présenter Adel Taamalli, beaucoup moins connu que vous, M. Finkielkraut. Au départ, M. Taamalli a beaucoup publié sur des sites comme Nawaat.org, Saphirnews.com ou Oumma.com, qui sont autant de sites dédiés à l’actualité du monde arabo-musulman et adressés à un public francophone, qu’il soit musulman ou intéressé par la culture musulmane. Son travail couvre ce qu’il appelle l’Occidentalisme islamique [i], le vivre-ensemble, avec l’ambition d’établir des ponts entre les diverses cultures, étant lui-même musulman et français de naissance.

A l’origine, je vous avais fait parvenir, M. Finkielkraut, un article rédigé par M. Taamalli. Intitulé “Critique Islamique de la Pensée d’Alain Finkielkraut”, dédié à votre dernier ouvrage, L’identité malheureuse, vous avez manifestement apprécié cet article publié sur Contrepoints puisque vous avez proposé à Adel Taamalli de vous rencontrer, afin de « poursuivre la discussion plus avant ».

Adel TAAMALLI : Une première remarque : si ce débat ne couvrira pas une actualité brûlante, il n’en possède pas moins un caractère urgent, du fait que depuis septembre 2013 ont notamment surgi l’affaire Baby-Loup, le rapport sur l’intégration publié sur le site de Matignon, l’Affaire Dieudonné, votre ouvrage L’Identité Malheureuse, l’Affaire du voile sur les terrains de football. Il y a donc une question brûlante liée au vivre-ensemble. C’est pourquoi je souhaite vivement que ce genre de rencontres entre intellectuels se multiplie, entre gens connus et moins connus, pour aborder ce type de sujets et donner de la hauteur au débat.

Pour me présenter auprès des lecteurs qui ne me connaissent pas : j’ai 32 ans, et le trentenaire que je suis pense être à un âge où l’on commence à acquérir de la maturité sans la posséder totalement. C’est l’histoire et l’œuvre d’une vie. C’est pourquoi j’insiste sur un fait : je ne suis absolument pas spécialiste de l’islam, ni même d’une spécialité profane. Je suis simplement quelqu’un qui réfléchit sur le monde, sur le moi, sur le vivre-ensemble, et sur le fait de construire des ponts entre les cultures pour instaurer un vivre-ensemble dans un tableau inédit en France, celui de notre pays actuellement.

J’ai étudié l’Histoire mais je me définis aujourd’hui comme autodidacte. Je connais M. Finkielkraut depuis une dizaine d’années, après avoir découvert La Défaite de la Pensée. Je me suis naturellement intéressé plus récemment à L’Identité Malheureuse, tout simplement parce que l’ouvrage aborde des sujets qui m’intéressent au plus haut point.

Une chose importante, je pense, à rajouter : je suis musulman, croyant. Je pense donc que l’islam est la religion véridique, mais ceci est mon Idée intime, sachant que je pense que tout le monde a le droit d’être libre de penser ce qu’il souhaite, et même de nier ma propre vérité. Chacun a sa propre vérité. Cela ne doit pas être le prétexte pour creuser des fossés entre les différentes cultures jusqu’à arriver à la situation que vous craignez M. Finkielkraut, à savoir le séparatisme culturel.

Enfin, je souhaite être de ceux qui usent de leur raison et non de leurs opinions, pour bâtir une pensée, une philosophie qui soit à la fois occidentale et islamique – c’est l’objet même de l’occidentalisme islamique – que je présenterai tout à l’heure.

Pour finir, je souhaiterais rappeler une conviction. C’est celle de M. Jacques Berque, spécialiste de l’islam contemporain, quand il parle de la construction de l’islam de France, et du fait que si l’islam devenait une sorte de gallicanisme français par son organisation et les sujets qu’il aura à traiter, il y aurait là un fort retentissement sur le reste de la zone islamique. Et effectivement, j’essaie de participer de ce rôle de construction d’un islam de France, pour établir des ponts à la fois entre le monde musulman et le monde européen, mais aussi en France entre les deux communautés que sont les musulmans de France et les “non-musulmans” (celle-ci n’étant pas du tout homogène au passage).

Léopold SAROYAN : M. Finkielkraut, pourquoi avez-vous voulu rencontrer Adel Taamalli ?

Alain FINKIELKRAUT : Je ne crains pas seulement le séparatisme culturel et territorial, qui commence à se produire, je crains encore davantage le choc des civilisations à l’intérieur des sociétés européennes. L’immigration a changé de nature, et je suis très inquiet de ce qui se passe. J’espère que mes craintes ne se vérifieront pas, et je saisis toutes les occasions de dialogue qui me sont offertes.

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article de M. Taamalli, qui, s’il pouvait être critique, n’était jamais insultant. Un dialogue semblait possible. Un pont pouvait être jeté. Il m’a semblé indispensable de saisir cette occasion.

Adel TAAMALLI : Je souhaiterais ajouter une chose à propos de ce texte qui vous a interpellé. J’ai toujours voulu privilégier les idées plutôt que l’homme. C’est l’objet même, d’ailleurs, de l’occidentalisme islamique. Permettez-moi de vous faire une rapide présentation de ce que c’est que l’occidentalisme islamique. C’est, en mon sens, une vocation qui est nôtre, en tant que musulmans vivant en Europe, que d’apprendre à connaitre le reste de la population non musulmane. Ce que j’entends par là : puisqu’il n’y a pas de hasard selon moi au sein de l’histoire telle qu’elle évolue – et là je m’appuie sur mon a priori islamique -, je pense que le rôle des musulmans de France n’est pas tant d’islamiser la France que d’apprendre à connaitre la civilisation occidentale dans ce qu’elle a de meilleur, notamment sur le plan philosophique. Puis de pouvoir intégrer la culture occidentale dans une philosophie ou une pensée islamiques authentiques, pour jeter des ponts entre des références qui, au départ, peuvent paraître antinomiques. Ainsi se construit une pensée islamique européenne.

Je prendrai l’exemple de l’existentialisme sartrien, sujet sur lequel j’ai produit un texte : il est évident, selon moi, que même l’islam peut être amené à penser que l’existence précède l’essence. Puisque l’on naît libres, on peut se choisir être musulman ou non-musulman. Mais il n’y a, en aucune manière, une essence imposée à la naissance. D’où la compatibilité entre cette philosophie européenne et une pensée islamique[ii].

Léopold SAROYAN : Est-ce que cet occidentalisme islamique est une sorte de théorie d’intégration ?

Adel TAAMALLI : Cet occidentalisme islamique est une pensée islamique, qui pose d’abord que la foi et les pratiques musulmanes, le fait de souhaiter œuvrer pour se rapprocher de Dieu ou pour le bien commun, sont des choses inaliénables. Dans le cas contraire, nous n’aurions plus à faire à une pensée islamique, mais à un autre courant qui doit avoir le droit de se développer et de se déployer au sein de la sphère musulmane, même si elle ne serait plus une pensée islamique. La spécificité de cet occidentalisme est d’intégrer les éléments de la philosophie occidentale au sein d’une moule islamique de pensée. C’est ce que j’ai fait à propos de l’existentialisme. J’ai aussi travaillé par exemple sur le stoïcisme et l’épicurisme (texte à paraître prochainement), les présocratiques[iii]. J’ai essayé de montrer en quoi il pouvait y avoir des similitudes entre Socrate et le prophète de l’islam (vivre de manière modeste, ne pas viser le luxe, et chercher l’authenticité, etc.)[iv].

Je souhaite continuer ce travail car c’est ma vocation de montrer ce que peut être l’islam, non dans un souci prosélyte mais dans un vœu de vivre-ensemble. Mais surtout, je veux apprendre à connaître l’autre, car cela n’aurait aucun sens, selon moi, de ne pas intégrer, dans mon propre cadre de références de pensée sur le monde, tous ce qui procède de la pensée et de la philosophie occidentales. Et c’est pourquoi je m’intéresse, notamment, aux écrits de M. Finkielkraut.

Léopold SAROYAN : M. Finkielkraut, que pensez-vous de cette démarche ?

Alain FINKIELKRAUT : Je la découvre. Je n’ai pas encore d’opinion arrêtée sur une démarche comme celle qui vient d’être exposée. Je crois cependant que reconnaître l’autre, ce n’est pas tant l’intégrer à son cadre de références, c’est plutôt justement en voir la singularité, l’altérité.

Alors l’existentialisme est-il compatible l’islam? Je n’aurais pas de réponse catégorique, mais il me semble déjà que l’apostasie pour l’existentialisme est nécessairement une modalité, un exercice suprême de la liberté : « j’ai hérité d’une religion et, soudain, je choisis de m’en défaire, soit pour adopter une autre religion, soit pour me libérer de toute attache religieuse ». Voilà ce devant quoi l’existentialisme ne peut que s’incliner. Ce que je sais de l’islam, c’est que l’apostasie y est mal considérée et qu’elle est même dans certains cas punie de mort. Et que l’une des discussions qui existe même en France avec l’islam de France, ce serait d’amener les musulmans de notre pays à revenir sur la condamnation de l’apostasie. Précisément parce qu’une telle condamnation n’est pas compatible avec l’idée occidentale de la liberté. Et qu’est-ce que l’existentialisme ?, sinon précisément une affirmation particulière et paroxystique de la liberté.

Même s’il est bienvenu de vouloir réconcilier des traditions, on ne doit pas occulter ou méconnaître les contradictions, oublier les heurts qui peuvent exister entre les unes et les autres. Il y a une idée occidentale de la liberté dont je ne vois pas dans l’islam de véritable résonnance. Et comme je viens de le dire, l’existentialisme, c’est une forme superlative de la liberté. Il me semble que l’existentialisme n’est pas soluble dans l’islam.

Léopold SAROYAN : Vous mentionnez ces heurts qui peuvent exister entre l’existentialisme par exemple et la condamnation de l’apostasie en islam. La question est de savoir s’ils sont si nombreux que cela et s‘ils sont si insurmontables que cela. En effet, on entend souvent le cas de l’apostasie qui devient donc un point de cristallisation de la défiance entre musulmans et non-musulmans (on peut citer aussi la condition de la femme, etc.) Les musulmans français tiennent-ils tant que cela à la condamnation pour apostasie ?

Alain FINKIELKRAUT : C’est tout à fait possible, bien entendu, je dis simplement qu’on ne peut pas opérer de synthèse entre ces deux traditions sans prendre acte de cette question de l’apostasie. Je ne veux pas moi en faire une pomme de discorde, mais je crois que malgré tout c’est quelque chose de non négociable. Jamais l’Occident n’acceptera, ne peut accepter, ou en tout cas à mes yeux il ne devrait accepter, la condamnation de l’apostasie en terre occidentale.

Adel TAAMALLI : Vous avez très bien fait de poser un cadre. De mon côté, vous vous doutez bien que je ne souhaite pas qu’il y ait acceptation de la condamnation pour apostasie en France. Lorsque je parle d’intégration d’éléments de la philosophie occidentale dans une philosophie islamique, c’est justement pour adhérer à ce concept par exemple de liberté. Il faut savoir, et cela est interne à l’islam, qu’actuellement, on est dans une grande phase de résurgence et de réforme sur le plan de la pensée, et que les musulmans occidentaux ont leur part à jouer puisqu’ils vivent eux-mêmes de manière concrète et physique la liberté existante en Europe : si je peux aujourd’hui m’afficher devant vous en tant que musulman et essayer d’expliciter et d’extérioriser ce qui m’anime en tant que musulman, c’est bien entendu parce que je jouis de la liberté consacrée par notre constitution et notre législation.

Et je serais hypocrite que de ne pas vouloir que ce soit la même chose dans le monde musulman d’aujourd’hui. Et donc, j’appelle, de manière tout à fait solennelle et ferme, à ce qu’il y ait arrêt de l’usage des châtiments corporels pour apostasie, mais surtout à ce qu’il n’y ait plus d’interdiction à ce que des personnes apostasient si elles le souhaitent. Cela rejoint ce que vous avez pu écrire dans La défaite de la pensée et, moins, dans l’Identité malheureuse : le conflit existant entre liberté individuelle et liberté collective. Que doit-on choisir, aussi au sein du monde musulman ? Une liberté collective ou individuelle ? J’opte pour la liberté individuelle puisque l’on est né libres de se choisir (en écho ici à l’existentialisme, dont vous dites qu’il s’agit là du paroxysme de la liberté).

Je pense que tout ceci est intégrable à l’islam. Vous devez connaître le verset qui dit qu’il n’y a pas de contrainte en religion. En islam, il est interdit d’obliger quiconque à devenir musulman. Et il est interdit en islam, de mon point de vue, d’obliger une personne à rester musulmane : on doit pouvoir avoir le droit de souhaiter sortir de sa religion. Et l’occidentalisme islamique appelle précisément à cela : ne plus rester dans un carcan identitaire et culturel qui impose à chacun des membres d’une société de ne pas sortir du cadre référentiel global qui, pour le coup, est islamique.

Ne vous méprenez pas ! Je ne cherche pas à islamiser la France ou à imposer une condamnation pour apostasie…

Alain FINKIELKRAUT : … je n’en doute pas et je ne l’ai jamais cru. Il peut y avoir une contradiction entre l’existentialisme comme superlatif de la liberté et ce que l’on sait de certaines pratiques islamiques d’aujourd’hui. Je n’en déduis rien sur vous.

Adel TAAMALLI : Il faut savoir distinguer la pratique, du cadre référentiel virtuel permis par les sources islamiques. Comme Tariq Ramadan, je fais partie des gens qui appellent à ce que la réforme se fasse sur ce sujet même si les cas de condamnation pour apostasie sont très rares.

[i] Pour prendre connaissance de sa définition de ce qu’il appelle l’occidentalisme islamique, se reporter aux trois textes suivants :

1- L’occidentalisme islamique, paru sur saphirnews.com le 18 septembre 2013.

2- Les principes de l’occidentalisme islamique, paru sur saphirnews.com le 27 septembre 2013.

3- Une définition de l’occidentalisme islamique, paru sur nawaat.org le 13 novembre 2013.

[ii] Pour prendre connaissance de la pensée de M. Taamalli, se référer au texte suivant :

L’existentialisme, un cas pratique d’occidentalisme islamique ?, paru sur nawaat.org le 17 janvier 2014;

[iii] Voir les deux textes parus sur Oumma.com :

Le concept d’occidentalisme dans l’occidentalisme islamique 1 et 2, textes parus les 7 et 14 novembre 2013.

[iv] Voir le muhammadisme de Socrate et le socratisme de Muhammad, paru sur Saphirnews.com le 2 novembre 2013.