Témoignages recueillis par Henda Chennaoui, photos et vidéo par Callum Francis Hugh.
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Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

A Bouzaiéne, une semaine après les élections législatives, les habitants sont en deuil. En deuil de leur révolte, ils ne parlent que de déception. Ici, rien n’a changé, ni le taux élevé du chômage, ni la pénurie de l’eau, ni la confiscation de la dignité. Pour la population, la transition démocratique n’est pas passée par Sidi Bouzid. Des slogans « anti-pouvoir » et « anti-système», fraichement tagués sur les murs de la ville, libèrent la voix réprimée des Sans-voix.

Boulevard de la Révolution, seule rue principale de Bouzayéne.

Là, neuf jeunes ont donné leur vie, du 24 décembre 2010 au 9 janvier 2011, lors de confrontations violentes avec la police de Ben Ali. Quatre ans plus tard, le décor est toujours le même, comme si le temps s’était figé. Les quelques commerces de la ville ferment tôt et les cafés sont, en permanence, remplis de chômeurs. Dans les conversations, résonnent encore les mots « révolution », « Kasbah », « Bouazizi » et « la volonté du peuple ».

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Borni Slimane, 55 ans, chauffeur à l’inspection locale des agriculteurs. Borni n’a pas voté. Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

Borni Slimane, 55 ans, de la ligue de Awled Slimane, chauffeur à l’inspection locale des agriculteurs. Lui, non plus, n’a pas voté. Dans sa localité, qui compte 160 familles, seules 30 personnes sont allés voter. Les autres ont boycotté le scrutin pour attirer l’attention sur leur misère.

Nous n’avons pas voté, car nous savons que tous les partis politiques ne pensent qu’à leurs intérêts. Dans ma localité, cela fait des années que nous n’avons pas d’eau. Depuis neuf mois, même les citernes de la municipalité n’arrivent plus. Nos enfants manquent d’eau à l’école. Nos moutons meurent de soif, nos terres souffrent de sécheresse, et pourtant les nappes phréatiques sont pleines de ressources … Pour qui allons-nous voter ? Si les anciens élus, qui ont grimpé à leurs sièges grâce à nos voix, nous ont tourné le dos, pourquoi refaire la même erreur ? s’indigne Borni.

De la Kasbah aux Postes de police…

Safouen Bouaziz, jeune activiste et opposant à Ben Ali, poursuivi par la justice pour son militantisme.
Safouen Bouaziz, jeune activiste et opposant à Ben Ali, poursuivi par la justice pour son militantisme. Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

Deux semaines après le 14 janvier, les jeunes de Bouzaiéne ont décidé d’aller, à pied, jusqu’à Tunis, pour exiger un gouvernement révolutionnaire, réécrire la constitution et donner le pouvoir au peuple. « La marche des libres » de Bouzaiéne, à la Kasbah, a réuni toutes les régions défavorisées du pays, qui ont campé devant le premier ministère, jusqu’à la nomination de Béji Caid Essebsi. Puis, les sitinneurs ont été chassés, par la force, de Tunis. Quelques-uns considèrent que c’était la fin de la révolution et le début d’une mascarade politique visant à renforcer l’ancien régime, avec les mêmes mécanismes, mais avec de nouveaux visages.

Nous avons coupé la tête du régime, mais les racines sont encore là. Quand nous avons vu Mohamed Ghannouchi à la tête du gouvernement et Foued Mbazaa nommé président de la République, nous étions dégoutés et nous avons décidé d’aller à pied à la Kasbah. La marche était symbolique pour dire que la jeunesse révolutionnaire, celle des régions, a son mot à dire et veut changer, radicalement, le pouvoir dans le pays. Deux Kasbah, plusieurs nuits blanches, des réunions, des confrontations avec la police et beaucoup d’espoir … Tout cela a fini par la nomination de Béji Caid Essebsi et ce qu’ils appellent « la transition démocratique »…, se désole Safouen Bouaziz, jeune activiste et opposant à Ben Ali, poursuivi par la justice pour son militantisme.

Selon Safouen et d’autres jeunes de Bouzaiéne, la révolution est confisquée et les régions, qui ont fait cette révolution, sont punies par le pouvoir. La transition politique, telle que tracée par les partis politiques, ne répond pas aux objectifs souhaités.

L’objectif de la Kasbah 1 et 2 était de créer une assemblée constituante révolutionnaire et citoyenne représentative des régions de la Tunisie, à travers ses militants, et non pas des partis politiques. Mais le pouvoir nous a vaincu, en partageant nos forces entre des partis politiques qui s’entretuent, par la violence policière et la montée de l’extrémisme religieux.., affirme Bilel Amaari, 23 ans, jeune blogueur et chômeur.

Et devant les Tribunaux !

Bilel, Safouen et deux autres militants ont été convoqués par la police judiciaire, suite à des publications sur une page Facebook.

On nous reproche le fait de critiquer l’Assemblée Constituante, le ministère de l’Intérieur et le pouvoir en général. Durant l’interrogatoire, la police nous a tabassé et nous a menacés de prison, si nous continuons à attaquer le système, raconte Bilel.

Depuis le gouvernement Essebsi, Bouzaiéne, Mazzouna, Meknassi, Bir Lahfay et Sidi Bouzid centre ont enchaîné les sit-ins et les manifestations pour revendiquer du travail, la répartition équitable des richesses, l’éducation et autres demandes sociales. Face à ces revendications, le pouvoir répond, depuis des mois, par des séries de procès contre les populations et surtout les jeunes. La campagne de « moi aussi, j’ai brulé un poste de police », dirigée par un groupe d’activistes, a fait l’objet de centaines de procès condamnant les habitants de Sidi Bouzid pour avoir participé à la révolution.

Maison de Mohamed Ammari, premier martyr de Bouzaiéne.

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Bechir Ammari (77 ans), père du premier martyr de Bouzayéne Mohamed Ammari tué le 24 décembre 2010. Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

Mohamed Ammari est décédé le 24 décembre 2010. Son père Bechir Ammari, 77 ans, nous accueille. Depuis la mort de son fils, la famille a été convoquée à 35 procès. Le 36ème aura lieu, prochainement, à Tunis. A l’instar de plusieurs familles de martyrs, celle de Mohamed Ammari a refusé le dédommagement qui leur a été proposé par le tribunal militaire. Ce que la famille veut, c’est une vraie justice et le rétablissement de la vérité. Qui a tué les martyrs ? La question est toujours sans réponse. D’après les familles, le régime protège ses assassins en s’appuyant sur une justice défaillante.

J’ai voté parce que c’est mon devoir, mais je n’ai aucun espoir … Le jour où Ben Ali a été déchu, juste quelques jours après la mort de mon fils et celle de plusieurs jeunes, je n’ai jamais pensé que la situation redeviendra comme avant, en si peu de temps. Aujourd’hui, quand je vois que mes enfants et ceux de la région sont, toujours, au chômage, quand je vois la pauvreté et l’injustice perdurer, je me dis que mon fils est mort pour rien. Les élections ne changeront pas cette réalité, puisqu’il n’y a pas de justice, déplore Béchir.

Sa fille, Salwa, 35 ans, souffre d’un traumatisme émotionnel qui lui cause des difficultés à parler et à communiquer normalement. Diplômée en gestion, la jeune femme a une allocation de 240 dinars qu’elle risque de perdre, après la décision de diminuer le nombre de bénéficiaires de la prime de chômage.

Centre-ville de Sidi Bouzid

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Un café au centre-ville de Sidi Bouzid. Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

À 80 kilomètres de Bouzaiéne, Sidi Bouzid semble plus animée par la publicité politique. Safi Said, Béji Caid Essebsi, Slim Riahi marquent leur présence sur de grands panneaux d’affichage urbain. Dans les cafés et les taxis, on parle plus de Hechmi Hamdi, candidat aux présidentielles, « Weld El Bled » (le fils du bled), comme le qualifient plusieurs Bouzidiens. Récemment de retour en Tunisie, l’ex-opposant à Ben Ali a entamé une tournée entre les différents villages de la région.

Cabinet de Me Khaled Aouinia.

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Khaled Aouinia, avocat et activiste, symbole de la résistance durant les années noires de Ben Ali. Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

En plein centre-ville de Sidi Bouzid, nous visitons le cabinet de l’avocat Khaled Aouinia, symbole de la résistance, durant les années noires de Ben Ali et frère de Mbarka Brahmi (veuve de feu Mohamed Brahmi, député du Front Populaire assassiné le 25 juillet 2013), élue dans le nouveau parlement tunisien. Même s’il a soutenu sa sœur, durant la campagne électorale, Khaled n’hésite pas à critiquer le processus de la transition politique.

Il y a eu, en Tunisie, deux chemins divergents. Le premier est celui de la Révolution entamée par les régions marginalisées et la jeunesse désenchantée. Le deuxième est celui des élections qui ont permis à l’ancien régime de revenir par la voie de la légitimité des urnes. Les jeunes qui ont boycotté, en grand nombre, ces élections sont extrêmement déçus. Le sit-in de la Kasbah était le début de la fin, quand l’UGTT représentant les intérêts du RCD, l’instance nationale des avocats défendant les islamistes et la haute instance de réforme politique (celle de Ben Achour), représentant les intérêts des libéraux, ont confisqué la révolution. Toutes ces forces ont décidé d’écarter les jeunes de la révolution en les poussant, par la force, à abandonner la Kasbah et en leur imposant le choix de faire des élections avec les anciens du régime et les islamistes. Depuis cette défaite, suivie par la déception de l’Assemblée Constituante, la jeunesse, à part celle qui a choisi de continuer la lutte, a sombré dans la drogue et l’extrémisme religieux… Maintenant, nous sommes arrivés à un stade où deux vieillards décident, seuls, de notre sort, explique l’avocat qui défend devant les tribunaux la majorité des jeunes inculpés pour leur activisme.

Devant la mosquée principale

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Marwen et Hassan, 25 ans, n’ont pas voté aux législatives et ne voteront pas aux présidentielles. Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

Les Bouzidiens sont aussi préoccupés par la sécurité et le terrorisme. Devant la mosquée principale de la ville, dirigée par des salafistes, stationnent les taxis. « Bajbouj est notre candidat aux présidentielles. Lui seul peut contrôler le pays et faire revenir la sécurité », entonne l’un des chauffeurs, entouré de ses collègues qui approuvent ses propos. Un peu plus loin, deux jeunes attablés au café, Marwen et Hassan, 25 ans, sirotent leurs cafés, silencieusement. Ils n’ont pas voté aux législatives et ne voteront pas aux présidentielles.

A quoi bon le faire ? J’ai envoyé mille demandes au gouverneur, aux ministres, à la municipalité… et personne ne m’a répondu. Puisque c’est comme ça, je boycotte, et au diable le pays et le reste du monde! s’insurge Marwen, l’air désabusé.

Boulevard du Martyr.

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Portrait de Mohamed Bouazizi, en plein Boulevard du Martyr. Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

En face du grand portrait de Mohamed Bouazizi, en plein Boulevard du Martyr, des citoyens discutent en groupe. Ils attendent la subvention mensuelle de l’État pour les chômeurs, les retraités et les personnes en difficulté. Face à la caméra de Nawaat, les discussions virent aux plaidoyers. Certains dénoncent la politique de l’État qui a diminué les aides et ne pense pas aux pauvres et aux démunis. D’autres, affichant leur appartenance politique, défendent les choix de l’État qui, selon eux, ne peut faire face à la crise économique sans des sacrifices.

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Colère et désenchantement vis-à-vis de la classe politique. Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

Dans cette ambiance tourmentée qui oscille entre l’abstention et le vote désespéré, Boujemaa Mechi, président de l’IRIE à Sidi Bouzid, envisage la situation avec plus de recul.

Le taux de participation de Sidi Bouzid au scrutin est honorable. Nous sommes à 60 % de taux de participation par rapport au total des inscrits. Ceux qui n’ont pas voté sont les étudiants et les travailleurs qui vivent dans les grandes villes et n’ont pas pu rentrer à Sidi Bouzid, durant le weekend des élections. C’est vrai que la région vit une déception politique, mais c’est aussi le cas de tout le pays. Nous tentons d’améliorer le taux de participation pour les élections présidentielles, même si les candidats sont quasiment absents et ne mènent pas une campagne sérieuse à Sidi Bouzid, tempère Mechi.

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=mHP7XzRX17A]

On rappellera que les chiffres officiels de l’ISIE estiment le taux de participation, dans la circonscription de Sidi Bouzid à 59,99%, soit 110.902 voix. 24,71% de ces voix sont allées à Nida Tounes, 17,12% à Ennahdha, 17,14% au Front populaire, 10,65% au Courant El Mahabba et 2,52% au Front national du salut.

« Une deuxième révolution est encore possible! »

A quelques jours des élections présidentielles, aucun candidat (sauf Hechmi Hamdi) n’est encore passé voir les Bouzidiens. Les jeunes qui ont initié la révolution regrettent leur naïveté en 2011. « Nous aurions dû être plus fermes et plus radicaux dans l’éradication du système et ses monstres! », avoue Safouen Bouaziz. « Ici, on n’oublie pas! », nous a dit un jeune de Bouzaiéne, qui boycotte les élections. Écœuré de voir les anciennes figures du régime benaliste au-devant de la scène, il préfère s’abstenir.

Mais nous n’allons pas nous taire ! Une deuxième révolution est encore possible, lance-t-il en souriant.

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Porteur d’espoir, un enfant de Sidibouzid. Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.