Dans un article défendant la honteuse encre électorale, M. le Professeur Mohamed Jemal me fait l’honneur d’être cité.
Dans cette nouvelle tentative, basée sur une expérience longue et répétée sur le terrain, M. Jemal cherche à démontrer, à l’aide d’exemples étrangers du Sud, « le bénéfice apporté par l’utilisation de l’encre dans le déroulement de l’opération de vote, en particulier la possibilité qu’elle offre pour éviter la confusion dans les Centres de vote et empêcher certains électeurs malintentionnés de profiter du désordre pour circuler entre les rangs et diffuser leurs messages. » Voilà la meilleure illustration de ce qu’il ne faut pas faire en Tunisie ; se réclamer de l’exemple des autres, qu’il soit juste ou faux, pour justifier nos insuffisances. Car, l’auteur de l’article rapporte l’exemple d’autrui comme preuve du caractère incontournable de l’encre ; or, que je sache, chaque peuple a une spécificité sociale et psychologique et, dans notre pays, on a la prétention de se réclamer d’un modèle sui generis !
La Tunisie doit innover
En Tunisie, en effet, nous nous devons d’innover, ne pas nous limiter à faire du suivisme, ne serait-ce que pour de telles spécificités ; aussi, ce n’est pas parce que l’Inde ou le Brésil accepteraient de stigmatiser leurs concitoyens qu’il nous faut les singer.
De plus, pour comparer, notamment quand on souhaite le meilleur comme c’est le cas du peuple tunisien, il nous faut toujours viser l’exemple insigne, quitte à innover pour le créer, comme en a été capable notre peuple à la surprise du monde.
Aussi, quand un marquage similaire à celui des animaux ou des malfaiteurs se transforme aux yeux de nos élites censées être éclairées en un signe d’évolution politique, on ne peut que s’interroger sur la capacité de nos élites à être au diapason du peuple qui veut le changement, au point de l’avoir initié.
À ces élites de la bien-pensante, je ne peux que demander pourquoi vouloir se limiter à user de pis-aller, honteux qui plus est, plutôt que d’imaginer de véritables parades efficaces à la fraude ?
Le recours à l’encre n’est-il pas, au vrai, une invitation à la paresse empêchant de faire travailler sa matière grise, réfléchir à des moyens sérieux et non discriminants pour lutter contre la fraude qui demeurera une constante dans les élections ? Et la sagesse populaire — à laquelle il faut toujours revenir — nous apprend que le voleur est toujours plus inventif que le gendarme !
Faire d’une encre la protection idéale alors qu’elle ne l’est nullement, ne revient-il pas à encourager indirectement la fraude en s’abstenant de la combattre comme il se doit, avec des mesures non pas folkloriques, en plus d’être stigmatisante, mais réellement efficaces ?
Des élites coupées du peuple
Dénonçant une « littérature de salon », Monsieur le professeur affirme à raison que cette encre menace moins la démocratie que d’autres dérives qu’il cite, outre l’impunité qui les accompagne, et se demande pourquoi ne pas parler de celles-ci plutôt que de se limiter à celle-là.
Je lui rappellerais d’abord que je ne me limite pas à ne dénoncer que l’encre, ayant signalé les autres tares faisant de nos élections une pure comédie, un opéra bouffe de la politique.
Je préciserais, ensuite, que je prends l’encre en exemple paroxystique de ces dérives, car elle découle d’un esprit matérialiste symbolisant l’installation du commerce et de l’argent-roi au coeur même de l’acte électoral qui doit y être totalement hermétique.
C’est pour cela que je parle d’éthique violée. Maintenant qu’une telle éthique ne soit pas honorée dans des pays dominés par le matérialisme n’est pas une raison suffisante pour nous amener à les singer, même s’ils sont politiquement plus avancés que nous, car le progrès matériel n’est pas nécessairement synonyme de progrès moral.
Or, dois-je le rappeler à M. Jemal, c’est le retour à l’éthique qui marque notre époque postmoderne ? Aussi, c’est un comportement comme le sien confondant crédibilité de l’acte électoral et stigmate au nom de l’intérêt commercial qui vicie un tel retour, amenant à verser dans les confusions les plus abjectes.
C’est le cas quand on se réclame d’une foi humaniste, tel l’islam, non pour honorer sa spiritualité, mais pour se distinguer des autres, quitte à le faire sur de fausses bases, cruelles qui plus est, ainsi qu’on le voit à Daech. Et pourtant, nos jeunes y sont attirés ! Pourquoi ? Car, tout simplement et pour une grande part, leur imaginaire refuse le moindre stigmate ; or, l’encre l’est !
Il est malheureux que de telles fausses bases et une même confusion se retrouvent dans le plaidoyer de M. Jemal auquel je me limiterais à lui poser une seule question. En votre qualité de chef de bureau électoral, qu’est-ce qui vous empêche de songer à une meilleure parade que ce que l’encre est censée empêcher ? Ainsi ne verseriez-vous pas dans la singerie d’une recette d’infériorisation, célébrant l’esprit vénal, n’étant qu’une industrie occulte d’exploitation du sous-développement.
L’importance de l’imaginaire
La question de l’encre relève peut-être de la banalité par rapport à d’autres manifestations de dérives électorales, mais c’est ce genre de banalité apparente aux dégâts immenses sur l’imaginaire qui m’intéresse.
De nos jours, tout est symbole, et il n’est plus possible de négliger l’effet de l’inconscient et de la psychologie profonde sur les actes humains. Toutes les autres manifestations évidentes d’argent sale en politique trouvent leurs racines inconscientes dans notre tolérance coupable de ce genre de pratique que ne justifie, au mieux, que la paresse d’innover afin de faire véritablement de l’acte électoral un acte totalement honnête et sincère, n’étant pas susceptible du moindre soupçon. Ce n’est pas le cas actuellement.
Aussi, quand l’auteur de la défense incohérente de l’encre se lance dans son laïus, éloquent certes, détaillant les dérives dans notre pays pour relativiser l’usage de l’encre, je ne peux que lui répondre qu’il use d’argument ad hominem, se contredisant de lui-même.
C’est justement l’usage d’une telle encre, aussi anodin qu’il puisse lui apparaître, qui est — inconsciemment — le premier et plus grand justificatif des dérives dont il parle et dont je suis loin d’être inconscient, ne me contentant pas de les dénoncer, mais militant aussi contre.
Que M. le professeur daigne lire mes autres articles pour s’en rendre compte, car je ne verse ni dans la confusion des valeurs ni dans le manichéisme, comme certains de nous nouveaux bien-pensants. C’est justement ma prise en compte de l’inconscient et de l’imaginaire de ce peuple qui me permet une telle attitude de dignité.
Quand M. Jemal conclut qu’il « n’y a pas de démocratie sans une justice forte et vigilante », il parle assurément d’or. Seulement, il transforme aussitôt cet or en bronze en rajoutant que « le signe de sous-développement n’est pas dans l’utilisation de l’encre électorale, mais bien dans la multiplication dans l’impunité de ces dérives grotesques que les journalistes inquiets de l’avenir de la démocratie chez nous, doivent dénoncer haut et fort. »
Refonder la démocratie en Tunisie
En démocratie, chacun doit avoir un rôle, et ce n’est pas aux journalistes (dont je ne suis pas) qu’il importe d’empêcher que ces dérives aient lieu, au-delà de la dénonciation qu’ils ne manquent pas de faire. Cela incombe à ceux qui en ont la possibilité ou le devoir.
C’est donc à M. Jemal lui-même, du moment qu’il a été et est encore un membre éminent d’un bureau de vote, de donner l’exemple en dispensant les électeurs d’être marqués tels des animaux, s’abstenant d’utiliser l’encre sans manquer de veiller sérieusement et efficacement à assurer ce qu’elle est censée apporter en termes de lutte contre la fraude.
C’est que les arguments qu’il apporte en la matière, s’ils ne sont pas spécieux, ne dénotent que d’une chose : une fainéantise à innover, user de son intelligence dans un pays dont le point fort est pourtant le génie avéré de son peuple.
C’est ce génie qui travaille la jeunesse et l’amène à refuser de participer à une opération électorale viciée, étant placée sous le signe du commerce que représente cette honteuse encre électorale.
Aussi, et j’y reviens, l’ISIE serait bien inspirée de jeter une telle encre aux oubliettes des erreurs de jeunesse si elle veut se targuer d’une maturité en termes de démocratie, équivalente à celle que ne cesse de montrer notre peuple qui mérite le meilleur de la démocratie et non une démocratie au rabais, étant traité en sous-électeur.
Que manque donc au peuple tunisien pour être traité comme en France, notre référence habituelle ? Et pourquoi, sur ce seul sujet politique, on tient à ne pas nous référer à la France, à s’en distinguer ?
Qu’on apporte au moins des réponses sérieuses pour être crédible ; le peuple ne gobe plus n’importe quoi. Il l’a démontré lors des dernières échéances électorales malgré le stigmate de l’encre et l’autisme de l’ISIE refusant de l’éliminer sans motif sérieux !
Monsieur Othman, sur le sujet de l’encre électorale nous n’avons pas la même approche. La mienne est plutôt empirique et utilise la démarche scientifique. Cette démarche que j’ai pratiquée pendant plus de 30 ans, implique que tout article soumis pour publication doit s’appuyer sur les données de l’expérience et comporter une étude bibliographique qui confirme ou infirme les affirmations des auteurs. En absence de ces deux éléments de base, l’article est dénué d’intérêt et sera rejeté par les ’reviewers’ et donc par l’éditeur.
Comme vous le savez, j’ai défendu l’utilité de l’encre aux élections (et je continue à le faire) en me référant à mon expérience dans un Centre de vote. Je continue à penser, jusqu’à preuve du contraire, que la vérification de l’identité de l’électeur par simple observation de sa photo sur une carte d’identité n’est pas toujours fiable, surtout quand il s’agit d’électrices pour lesquelles les opérations de modification des traits du visage sont monnaie courante (maquillage, lifting, botox, etc.). J’ai remplacé à plusieurs reprises les membres de bureaux de vote chargés de la vérification de l’identité des électerus(trices) et senti à quel point la conformité de la photo avec les traits du visage de l’électeur(trice) est difficile à établir, même si on prend suffisamment de temps pour dévisager ce dernier (cette dernière). Rien ne vaut l’expérience personnelle pour vérifier ce constat. Pour se rendre compte de l’importance de l’encre, l’honnêteté intellectuelle commande de faire l’expérience pour en tirer les conclusions, mais défendre l’inutilité de l’encre sans avoir fait l’expérience d’une opération de vote revient à faire des affirmations sans fondement. C’est précisément ce que rejette la démarche scientifique. J’ai vécu à trois reprises l’utilisation de l’encre et l’ai trouvée très efficace. Il est vrai que ma « paresse (m’a empêché) de faire travailler ma matière grises » pour trouver un substitut aussi performant. Votre imagination féconde a-t-elle autre chose à proposer ?
Par ailleurs votre affirmation sur l’effet ‘néfaste de l’encre sur l’inconscient de l’électeur’ nécessite la réalisation d’une série d’examens psychanalytiques préalables à effectuer sur un grand nombre d’électeurs, suivie d’une analyse statistique des résultats. Si vous avez vous-même senti cet effet, il aurait fallu nuancer vos propos, autrement la ‘généralisante’ relève de la spéculation. Quant à l’affirmation concernant l’exclusivité des pays sous-développés dans l’utilisation de l’encre électorale, l’étude bibliographique que j’ai effectuée avant de publier mon dernier article sur le sujet, montre qu’elle erronée.
En conclusion votre approche du sujet ne s’appuie pas sur des faits et données concerts. En surfant sur la domination de l’Occident dans cette affaire et sur la démocratie au rabais et en flattant l’exemplarité des tunisiens vous ne faites que jouer sur les sentiments des lecteurs. Ce procédé démagogique ne leur ouvre pas les yeux sur leur réalité, mais les induits en erreur. Du reste ce jeu sur le sentiment apparaît aussi dans l’utilisation de termes désobligeants vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas votre avis sur le sujet. Ce genre de procédé témoigne d’une certaine intolérance et est utilisé, comme vous le savez, quant on manque d’arguments convaincants.
Chacun de nous deux a amplement développé son point de vue sur le sujet, maintenant c’est au lecteur de se faire sa propre opinion. Cordialement. M. J..
M. le professeur m’honore à nouveau en me citant dans une réponse se voulant au diapason de ses leçons magistrales.
Or, hélas, on est sur internet où le savoir pontifiant et ses méthodologies n’ont nulle place. Est-il aussi nécessaire de rappeler qu’on est à une époque où le zéroïsme de sens est roi?
Si personne ne conteste donc le magistère de M Jemal, on ne peut toutefois ne pas lui dire qu’il fait du hors sujet. Outre le fait qu’on n’est pas à l’université, il n’a pas affaire à un article académique. Ce n’est pas ma modeste personne qui lui apprendrait que plus l’article de presse est court, moins il est annoté, plus il a des chances d’être retenu, mis en ligne et lu.
S’agissant de l’encre de la honte, libre à notre très estimé professeur d’avoir la conception qu’il veut, assise sur sa propre expérience que personne ne conteste. Mais qu’il n’en fasse pas une vérité absolue; il n’y est pas autorisé n’étant pas en classe, où d’ailleurs le cours magistral et les vérités absolues ne font plus recette; le fait polémique pouvant advenir à tout moment.
Notre éminent professeur rappelle les détails de cette expérience, au point d’oublier l’essentiel de la question qui est la marchandisation de l’acte électoral! Ce qu’il donne comme détails est l’argument ad hominem par excellence, puisqu’on se demande alors pourquoi l’encre ainsi encensée n’est pas utilisée en Occident? Pourquoi notre référence en tout, la France, n’en use point ?
Sur cette prétendue efficacité de l’encre, comme si elle était la recette miracle, M. le professeur est bien disert; et n’était l’estime que j’ai pour lui, j’aurais pris son laïus pour une réclame d’un commercial de la société diffusant l’encre, vantant ses mérites pour garder son marché juteux quitte à ce qu’elle soit un stigmate du Sud.
Par contre, d’un tel stigmate, je suis fort surpris que M. l’universitaire ne se soucie point, ne serait-ce que par esprit de curiosité scientifique, lui qui nous rappelle ses mérites et ses exigences. Surtout qu’il use bien de cette curiosité pour chercher ce qu’il y aurait de sens caché sous mon texte. Je ne saurais lui reprocher pareil intérêt pour le sous-texte; mais pourquoi s’abstenir de le faire pour l’encre en débusquant ce qui se cache d’intérêts derrière pareille efficacité si innocente en apparence?
Comme ce n’est pas le cas, je suis donc obligé de répéter ici ce qui semble avoir froissé notre maître, à savoir que lorsqu’on se contente de recettes commerciales toutes faites, on ne fait pas travailler sa matière grise. Il n’y a aucune impolitesse dans cette expression, juste un constat, pratiquement académique comme les aime notre éminent universitaire. Et je me limiterais ici de le référer à ce qui se fait dans les démocraties où l’on ne stigmatise pas l’électeur pour les beaux yeux (ou les bourses) des commerçants.
Contrairement à ce que croit notre prof, je n’use pas de termes désobligeants, ne faisant que me servir des armes de mon interlocuteur, lui renvoyant ses propos, puisque je pense qu’autrui est soi-même, comme déjà dit et que je répète à dessein.
Il est vrai maintenant que la vérité blesse souvent qui n’en veut pas. Surtout venant de ceux qui crient à la rage de leur chien pour justifier ce qu’ils feront de lui. Car parler d’intolérance pour qui milite justement pour la tolérance est bien le comble.
Il reste aussi, hélas ! que toute tendance au savoir pontifiant est prompte à user d’expédient, nous renvoyant par exemple l’ignorance de l’autre qui n’est pourtant que sa propre image, l’autre soi-même ! Aussi M. le professeur, après avoir fait du hors sujet sur la question essentielle, fait-il mine d’y revenir en exigeant des preuves — qui sont sous ses yeux — de l’effet néfaste du stigmate de l’encre.
C’est l’exclusion et ses méfaits qui fait les jeunes se détourner de la politique et verser dans l’horreur. C’est la marchandisation de leur vie, comme on veut le faire de l’acquis majeur en Tunisie, qu’ils refusent et qui vicie leur inconscient, les transformant — saisis en leur imaginaire – en monstres. Et dire que tout cela est pour satisfaire des intérêts mercantiles ! L’université ne peut tomber plus bas quand elle se met au service du commerce.
Combien notre savant nous cite-t-il de pays d’Occident qui usent de l’encre ? Notre référence en démocratie, la France, le fait-elle ? Aussi, l’étude bibliographique qu’il évoque en argument scientifique n’est que sélective; orientée, diraient d’autres; ce que je ne ferais pas ayant trop de respect pour lui.
Dans ses propos par trop positivistes, il était fatal de voir M. Jemal reprendre la même dénonciation que Pascal, Malebranche ou Descartes de l’imagination Folle du logis, Maîtresse d’erreur et de fausseté. Notre autorité universitaire ne sait-elle pas que je me réclame de l’école de l’imaginaire ? Je le répète souvent, pourtant !
Elle conclut d’ailleurs en parfait cartésiste, faisant des faits une divinité, oubliant que le positivisme est mort avec la Modernité. Dois-je lui rappeler — comme le dit Misha Gromov — qu'”Une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison”?
Que M. le professeur y pense, car il a la grave responsabilité de la transmission du savoir à nos jeunes déboussolés par un faux savoir pontifiant d’élites déconnectées de leurs réalités, ces nouveaux bien-pensants décriés magistralement par Michel Maffesoli. Comme je l’estime trop, il me déplairait de l’y voir associé.
De plus, user du manque d’arguments quand on n’en a pas soi-même à part celui d’être — directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment — au service d’intérêts financiers puissants est fort connu; mais il ne convainc plus personne.
Je finirais en lui disant que je ne joue point, ou alors le jeu qui est celui de la vie, car j’ai toujours dit et répété que je pratique la culture des sentiments et que je milite pour un ordre amoureux, une politique compréhensive. Je laisse le jeu trivial aux sachants qui oublient que l’ignorance est aussi docte.
Si démagogie il y a donc, elle n’est nullement de mon fait, mais bien de ceux qui pratiquent les faux semblants. Ce que je n’arrêterai pas de dénoncer en ce monde de confusion de tout, de valeurs en premier.
Avec tous mes respects. fo