C’est une question essentielle qui vient à point nommé alimenter un débat devenu indispensable. La situation actuelle l’exige car on ne peut, en ce moment de reconstruction de la Tunisie, occulter une question aussi importante que celle de la production des images, leur faisabilité, les normes de leur production, leur promotion etc…
Une réflexion s’impose à la faveur de cette étape de transition démocratique pour considérer les images cinématographiques comme un vecteur de développement aussi bien économique que social et culturel.
Pour certains, le moment est propice pour remettre à l’ordre du jour, en l’actualisant, le projet proposé dans les années soixante, par Tahar Chériaa et bloqué, dans les années soixante dix, par l’Etat qui a voulu soumettre les images à la propagande et museler la liberté d’expression. Le projet visionnaire de Chériaa visait la complémentarité des maillons du processus de production, de la formation des cinéastes à la conservation des films, en passant par la distribution, l’exploitation et l’industrie.
Sciemment brisé, malmené, ce programme cohérent a été dénaturé ce qui a engendré un dysfonctionnement chronique et de nombreux effets pervers. La fragilisation économique, l’absence de cadre juridique et fiscal, ont non seulement sapé, à la base, toute possibilité de créer un véritable marché, elles ont notablement réduit la viabilité des entreprises audiovisuelles et augmenté leur dépendance vis à vis de l’Etat. Cette forme de gouvernance a permis de domestiquer les agents de la corporation à savoir les producteurs et les réalisateurs, pris au piège de ce cercle vicieux. Le milieux créant la race, clientélisme, favoritisme, népotisme, corruption, clanisme, exclusion ont marqué les relations interprofessionnelles et transparu en filigrane dans des films, nés sous le sceau de la compromission.
Biaisé, le projet de créer une cinématographie nationale digne de ce nom, a été mis à mal par la distribution pirate des films. Ce commerce illégal et anarchique, toléré par l’Etat, a donné le coup de grâce à l’exploitation en salle, réduisant le parc des cinémas à une peau de chagrin. Comment faire dignement des films dans un tel contexte ?
La solution du partenariat international est devenue une alternative, voire la seule voie possible pour certains producteurs appâtés par les fonds disponibles dans le cadre des échanges avec les pays européens. Des films, produits aux prix de multiples concessions, n’ont pas reculé devant les compromis que suppose un tel commerce. Ils se sont inscrits dans une forme de mondialisation que nous qualifierons de « mondialisation riche ».
La seule résistance s’est donc exprimée à travers les films de la fédération des cinéastes amateurs et des expériences quasi marginales, notamment documentaires (dont les miennes avec toutes leurs limites bien entendu), rendues possibles par l’avènement du numérique. Avec la réduction du coût des équipements de production, avec la généralisation de la haute définition et la commercialisation de caméras perfectionnées, destinées au grand public, la possibilité de faire des images est désormais offerte à tout un chacun. On assiste à ce phénomène de démocratisation depuis les dix dernières années. Et si la confection de films peut maintenant être assurée par de très petites équipes, voire même par un homme-orchestre et un tout petit budget, la diffusion à large échelle dans un circuit commercial est une tout autre paire de manche. Internet et le réseau des festivals seront sans doute la panacée de cette forme de résistance que nous appellerons « la mondialisation pauvre ».
La caméra étant devenue aussi petite qu’une boite d’allumettes et aussi accessible qu’un bloc note, elle rend possible un contact plus immédiat et parfois plus fusionnel avec la réalité ou le sujet filmé. Ce nouveau dispositif permet de tourner au jour le jour ou à tout instant, avec une souplesse qui favorise l’improvisation et n’exige plus de passer par l’étape préliminaire de la conception et du contrat préétabli avec des tiers. Dans ce cas, la préméditation de l’acte de filmer n’obéit plus aux mêmes lois et le scénario devient presqu’inutile. On passe directement à l’acte renouant avec l’écriture automatique des dadaïstes et néo-dadaïstes ainsi que tous les procédés éprouvés avec plus ou moins de bonheur depuis Dziga Vertov.
Simple objet de la vie courante, la caméra occupe désormais une place familière ce qui dédramatise l’acte de filmer. Suggérant de nouvelles approches elle ne présente plus l’angoisse qu’ont ressentie des générations de cinéastes au moment de tourner ne serait-ce qu’un mètre de pellicule. Signe des temps, la désinvolture est devenue un des aspects de la mondialisation numérique. De quel ordre sera désormais l’exigence ? Entre des générations qui puisaient l’eau à la source et celles qui ont l’eau courante et même l’eau chaude à domicile, la notion de propreté n’est plus du tout la même. (La propreté est également à entendre ici dans le sens éthique). Aujourd’hui, la carte mémoire et la grande capacité des disques durs encouragent à filmer sans motif autre que celui de l’impulsion. Ce motif est-il suffisant pour produire des images consistantes c’est à dire chargées d’un point de vue sur le monde ? Comment mesurer l’intensité de la motivation de ses films abstraits et hermétiques qui remettent en cause les codes de la narration ?
La révolution tunisienne a élargi la brèche numérique par laquelle s’étaient déjà engouffrés de nombreux cinéastes jaloux de leur indépendance. Certains ont effectivement fait un travail extraordinaire en tant que journalistes-citoyens couvrant les événements avec courage et pugnacité. Condamnés à rester en dehors du marché, il s’avère finalement que leurs films fauchés ne sont pas mieux lotis que les productions subventionnées au niveau national ou les films qui bénéficient du partenariat international. Ces derniers, s’ils ont la garantie de circuler dans le monde, se trouvent, en l’absence de marché local, logés à la même enseigne que les autres films tunisiens pratiquement bloqués dans leur propre pays. Les JCC restent, de ce fait, la seule occasion de présenter les films tunisiens au grand public.
Trois manières de faire des films se dessinent donc face à l’impasse du marché cadenassé et livré à la piraterie :
● La « mondialisation riche » inscrite dans les échanges codifiés et un cadre contraignant faisant subir aux films un certain formatage,
● La « mondialisation pauvre » qui assume son indigence et sa précarité se définissant par un individualisme réfractaire à la construction d’un projet d’intérêt commun,
● et enfin le projet de cinéma national qui a du mal à se mettre debout en l’absence d’une réelle volonté politique et en l’absence d’une cohésion de la corporation.
Il faudrait savoir quelle orientation on veut défendre dans le cadre d’un festival comme les JCC. Créées pour soutenir les cinématographies nationales arabo-africaines, les Journées Cinématographiques de Carthage avaient pour but de développer le partenariat Sud-Sud. Elles n’y ont pas encore réussi. Elles gardent quand même, dans la géopolitique des festivals régionaux, une place qui équivaut à celle d’un grand phare désaffecté mais toujours nécessaire à cause de sa position stratégique.
La question reste donc entière quel type d’organisation du secteur faut-il mettre en œuvre pour assurer la diversité et la coexistence des styles et des démarches ? Tel est aussi le rôle régulateur et fédérateur que le festival n’a pas su remplir cette année en choisissant maladroitement un seul film tunisien en compétition (alors qu’il était possible d’en prendre deux) et surtout, en privilégiant les deux voies qui ne correspondent pas vraiment à un projet national.
En choisissant un seul film en compétition, les JCC ont marqué un grand coup et c’est cela qui a suscité la colère des cinéastes. Cette restriction a été ressentie comme un violent camouflet. Du coup, le seul film tunisien mis en vedette est devenu une cible et cela lui a causé beaucoup de tort.
Le seul aspect positif de cette polémique provoquée par la contestation de la programmation des films tunisiens aux JCC est peut être de nous obliger à débattre car il est urgent de rouvrir le dossier du cinéma tunisien délaissé depuis maintenant quatre ans. Quels sont les critères et les priorités pour pouvoir réunir les différents acteurs autour de l’idée de cohérence et de diversité d’un projet cinématographique homogène dans l’intérêt de tous ? Pour guérir le cinéma tunisien de tous ses maux, il faut placer le cadre qui pourra assainir le milieu et il faudra que toutes les forces vives se décident, à un moment ou à un autre, à œuvrer ensemble pour construire cet environnement propice et placer les gardes fous qui éviteront tous les dérapages. Il y a du pain sur la planche. Alors travaillons au lieu de jeter de l’huile sur le feu.
Moi qui suis accusé de défendre un projet rétrograde et réactionnaire et suis assimilé à un symbole de l’ancien régime, je répète que la radicalité n’est pas aussi révolutionnaire qu’elle en a l’air surtout quand elle ambitionne de s’ériger en norme. Les bons et les mauvais films sont de tous les styles. Il suffit pour cela d’avoir un cœur pour les aimer et deux yeux pour déceler là où il y a de la nécessité artistique et là où il n’y a que du vent. Je ne suis pas systématiquement contre les expériences radicales qui font avancer le cinéma, bien au contraire. Je suis seulement contre le sectarisme et le dogmatisme qui veulent sévir, sanctionner et punir. Je suis contre le terrorisme intellectuel, contre l’inquisition qui appelle au lynchage, contre les autorités autoproclamées qui délivrent les satisfécits et les blâmes. Me voilà mis au banc des accusés, épinglé comme la plus grosse prise que l’on doit jeter en pâture à l’opinion comme le responsable du marasme du cinéma, le plus corrompu des mafieux, le plus pourri des spécimen. Croyez-vous sincèrement qu’un affreux suppôt comme moi de la dictature soit totalement perdu pour la création cinématographique, la pédagogie et l’animation culturelle ? Si vous le croyez, alors faites table rase de tout. Dressez vos potences et sacrifiez tous vos alliés potentiels.
Peu m’importe l’étiquette que l’on va encore me coller, je répète qu’indépendant j’ai été, suis et resterai, car, comme disait Orson Welles : « je suis un maverick », un animal non estampillé.
Plaisir de lire et de relire un texte qui pense le cinéma tunisien et les JCC avec les bonnes questions que nous avons délaissé depuis une période ! L’urgence de ces questions me parait au cœur de la révolution tunisienne…
“On passe directement à l’acte renouant avec l’écriture automatique des dadaïstes et néo-dadaïstes”
Plutôt L’écriture automatique chez les surréalistes. Les surréalistes ont crée leur mouvement en réaction et pour barrer la route aux dadaïstes