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“Révolution du jasmin” l’avaient-ils appelé, alors qu’elle se voulait “révolution de la dignité” ! Une révolution qui a enchanté le monde par son civisme. Elle a insufflé un vent de liberté de l’Amérique du Nord à l’Asie en passant par l’Europe. Elle a inspiré des mouvement sociaux aux États-Unis (Occupy Wall Street), en France (Mouvement des Indignés), en Espagne (Podemos), en Chine et en Thaïlande. Elle a été l’élément déclencheur du Printemps Arabe, une vague de révolte pour une remise en question du modèle de gouvernance dans l’ensemble du monde arabe, un monde anesthésié par les dictatures mafieuses et le sous-développement.

Une révolution qui a été menée par des jeunes épaulés par des avocats et des syndicalistes, forçant la léthargie d’une classe politique asservie et d’une “élite” complice. Des hommes et des femmes qui se sont distingués par leur courage et leur civisme, ils ont fait sauter le verrou de la peur et ont défie l’un des régimes les plus autoritaires au monde malgré une féroce répression dans le sang, pour scander comme un seul être : “شغل٫ حرية٫ كرامة وطنية“.

La fierté retrouvée et l’ivresse révolutionnaire

Cette révolution a chamboulé le paysage de notre pays, elle a disséminé un air de civisme, d’altruisme, de tolérance, de patriotisme, autant de valeurs réhabilitées. Elle a rendu leur fierté à la majorité des citoyens. Partout dans le monde les Tunisiens marchaient la tête haute arborant le drapeau national, chose qu’ils n’osaient pas faire auparavant hormis les manifestations sportives. Partout dans les espaces publics, boulangeries, marchés, cafés, les gens faisaient la queue avec sourire et courtoisie. Il n’y avait plus de tyran, ils n’y avait plus de passe-droit, les Tunisiens réapprenaient à vivre ensemble.

Des expatriés, par vagues successives, rentraient chez eux pour participer à l’effort de développement de leur pays; ils pouvaient enfin jouir de leurs droits et vivre pleinement leur citoyenneté. Le souffle révolutionnaire était là dans toute sa magie, il portait les rêves des Tunisiens pour un monde meilleur. C’était un souffle créatif, il était partout : dans l’art, la culture, la musique, le cinéma, le sport, dans la liberté d’entreprendre, dans la liberté de penser, dans la liberté de s’exprimer, dans l’engagement associatif, dans le militantisme politique…etc.

Le désenchantement

Entre-temps, l’idéal révolutionnaire a été trahi par la classe politique qui a accédé au pouvoir après les premières élections libres de l’histoire de notre pays. Cette classe politique a brisé l’élan révolutionnaire et a détourné la révolution de son objectif reconstructeur, du rétablissement de la justice, de la liberté, de l’égalité des chances et de la dignité. Ils ont noyé l’opinion publique dans une lutte idéologique entre le courant laïc et le courant islamiste, au détriment d’une lutte primordiale pour les réformes socio-économiques qui vise à atténuer la fracture régionale et sociale, à l’origine de la révolution. Ils ont crée un fossé entre eux et les citoyens.

Pourtant, on se souvient encore avec émotion de la séance inaugurale de l’Assemblée Nationale Constituante. L’ensemble des députés scandant l’hymne national en arborant le drapeau et les photos des martyrs de la révolution, à qui ils doivent leur ascension au pouvoir. Ils avaient juré fidélité aux martyrs et à leur sacrifice.

Quel aura été le bilan de ces députés à la fin de leur mandat ? Quel aura été le bilan des gouvernements successifs (Troïka, apolitiques puis technocrates) à la fin de leur mandat?

La réalisation des objectifs de la révolution est devenu un simple slogan électoral. On a assisté avec stupéfaction à l’impunité assurée aux assassins des martyrs; certains responsables de la répression ont été promus au sein du Ministère de l’Intérieur; l’argent pillé par le clan Ben Ali n’a pas été restitué à l’Etat, les membres en fuite du clan vivent une vie de prince pendant que la Tunisie croule sous les dettes; les familles proches du clan sont plus influentes que jamais, les régions défavorisées ne bénéficient toujours pas de programmes d’aides prioritaires, le marché parallèle a parasité l’économie réelle et la corruption est devenue systémique.

Par un manque flagrant de volonté politique, la remise en question du modèle de gouvernance hérité de l’ancien régime, qui freine notre développement, est passée au second plan.

L’avènement de la contre-révolution

Les hommes et femmes de compétence dont regorge la Tunisie, les intellectuels indépendants au discours avant-gardiste ont été écartés de la scène médiatique. Les débats de fond sur les réformes prioritaires à mener dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la banque, des médias, de l’administration et de la justice ont disparu des plateaux télé et de la presse.

Pendant ce temps on a assisté à la montée en puissance de la contre-révolution, au retour des symboles de l’ancien régime sur la scène politique. Les médias dominants ont remis en selle les “communiquants” et les “journalistes” qui ont chanté les louanges de la dictature et ont vilipendé les opposants. Ils nous ont martelé nuit et jour avec la restauration de l’ordre, la sécurité et le “prestige” de l’Etat. Ils ont vanté la réussite économique de l’ancien régime. La Médiocratie s’est remise en ordre de reconquête des privilèges dont la révolution les a privés. Elle est passée d’un révisionnisme politique à un révisionnisme économique.

Du révisionnisme à la défiguration de la révolution

Quatre ans plus tard, les médias nostalgiques ont façonné l’opinion publique de telle manière que la perception de la révolution soit devenue négative et anxiogène. Après un traitement médiatique d’une efficacité redoutable, ils se sont attaqués aux symboles de cette révolution de la dignité :

● Mohamed Bouazizi serait devenu un “ivrogne” et un “pervers sexuel” qui a fait des attouchements à une policière qui faisait son travail,

● Kasserine, ville martyre est devenue la principale “source de terrorisme”,

● Les manifestants pacifistes seraient devenus des “hordes sauvages“ qui détruisent tout sur leur passage,

● Les martyrs et les blessés de la révolution seraient devenus des “voleurs“ qui ont accompli des actes de pillages,

● Les policiers qui ont tiré sur des civils désarmés en plein cœur ou dans le dos, ont juste “fait leur travail“ et “exécuté les ordres“,

● Les snipers sont devenus une simple “rumeur“, selon Beji Caid Essebsi,

● La révolution elle même ne serait qu’un “coup d’Etat américano-sioniste“, selon Mezri Haddad,

● Le RCD serait devenu un “acteur de la révolution“, selon Abir Moussi

Exit le civisme, exit les jeunes, exit les femmes. Il n’y a jamais eu de révolution de la dignité, il n’y a jamais eu d’injustices. On parle aujourd’hui de “victimisation”. La révolution de la dignité est devenue synonyme de “violence”, de “terrorisme”, de “barbus”, de “bandits”, de “voyous” et de “LPR”… On a même fini par oublier les noms des martyrs, leur nombre et les circonstance de leur mort.

Notre rendez-vous avec l’histoire

Bien qu’il faille respecter le choix des urnes, il n’en demeure pas moins qu’il est légitime de s’alarmer quant à la poursuite de notre processus démocratique. Le parlement se distingue par une absence criante d’une opposition effective, le vote en un temps record de la loi des finances 2015 en est la preuve. La majorité parlementaire, qui rassemble actuellement 84% des élus (Nidaa, Ennahdha, UPL, Afek et El moubedra), a voté comme un seul homme la recapitalisation des banques publiques sans passer par un examen minutieux et transparent de leurs dettes. C’est un élément précurseur d’un virage ultra-libéral de notre économie.

Les élections législatives ont donné naissance à un compromis entre Nidaa Tounes et Ennahdha, deux droites conservatrices, deux mastodontes politiques à tendance hégémonique qui ont polarisé la scène politique et laminé l’opposition. C’est une forme de cadenas qui hypothèque le processus démocratique. Il en va de l’équilibre des pouvoirs, du respect de nos institution, du maintien d’un Etat de droit.

Notre révolution a été noyée dans l’ivresse du pouvoir, les rivalités, la guerre des ego et les luttes partisanes, au détriment de l’intérêt national et de l’idéal révolutionnaire. On s’est perdus en se laissant emporter par le tourbillon de la gloire et les distractions show-business. On s’insurge, chacun de notre côté, contre les infractions à la Constitution, les atteintes aux institutions, pendant que le bloc conservateur unit ses rangs.

Il est temps d’en finir avec les divisions, le front révolutionnaire doit se fédérer. Le souffle révolutionnaire est toujours là, en nous. Alors je m’adresse à vous, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes qui se sont insurgés contre la dictature, vous les révolutionnaires trahis, unissez vos rangs, faites bloc face à la contre-révolution.