L’épineuse question de la décentralisation a fait l’objet de nombreux rapports allant de l’organisation territoriale générale de l’Etat tel que celui de l’Institut Tunisien des Etudes Stratégiques (ITES) ou encore du Livre Blanc du Développement Régional de Abderrazak Zouari, à la question primordiale de la gestion des municipalités à travers ceux de la Banque Mondiale ou encore du ministère de l’Intérieur.

Faisant suite à l’article paru la semaine dernière sur Nawaat , nous reviendrons ici sur le rapport le plus récent, celui de l’ITES, qui dresse une nouvelle cartographie des collectivités locales.

Comment décentraliser ?

L’Institut Tunisien des Etudes Stratégiques (ITES) a publié en 2014 un rapport intitulé « Quelle décentralisation dans une Tunisie reconfigurée ? ». Ce rapport prévoit une nouvelle division du territoire en se basant sur les nouvelles tendances internationales en matière d’organisation territoriale. Il prévoit également une architecture institutionnelle alternative.

Mettant l’accent sur les disparités socio-économiques, le caractère primatial de la métropole Tunis et la pauvreté du système urbain tunisien en villes intermédiaires, le rapport préconise un nouveau découpage administratif du territoire. Ainsi trois « niveaux » ont été repérés : les municipalités, les régions et les districts.

Les municipalités

Le rapport dresse un constat alarmant sur les municipalités tunisiennes. Il les qualifie de « gruyère », car seuls les espaces urbains (bien qu’il n’existe pas de définition précise du terme « espace urbain » ) sont couverts par des municipalités. Or la nouvelle Constitution prévoit dans son article 131 « …des municipalités…couvrant l’ensemble du territoire national… ». Le rapport prévoit plusieurs alternatives à l’extension de ces municipalités sur l’ensemble du territoire :

Garder les municipalités actuelles et en créer de nouvelles : selon le rapport, l’espace urbain tunisien ne peut contenir de nouvelles municipalités. Leur création serait inefficace, fragmentant encore plus un territoire de taille réduite. De plus les difficultés financières rencontrées, actuellement, par nombre de municipalités, entièrement prises en charge par l’Etat, ne feraient qu’accentuer ce constat.

Distinguer entre municipalités urbaines et municipalités rurales : cette approche reviendrait à augmenter le nombre de municipalités de 264, actuellement, à près de 600. Cette méthode apparait, donc, tout aussi inefficace que la précédente. Le rapport prévoit un nombre de municipalités compris entre 160 et 240 au maximum.

Faire table rase de l’existant et redessiner la carte des municipalités : cette méthode prendrait du temps et sa réalisation serait hypothétique.

L’idéal municipal, selon le rapport, consiste non seulement à réaliser des économies d’échelles, mais aussi de faire en sorte que ces municipalités assurent l’intégration du rural dans l’urbain, évitant ainsi toute exclusion. Les futures municipalités devront, ainsi, être organisées autour de centres capables de fournir des biens et services à un plus large regroupement de population autour de projets communs. Pour ce faire, le sentiment d’appartenance à un territoire est primordial.

Le scénario retenu est, donc, de maintenir le paysage municipal existant tout en y apportant quelques modifications. Pour l’ITES, les futurs territoires municipaux doivent s’inspirer des délégations déjà existantes. Celles-ci desservent déjà des espaces et des populations assez larges, tout en offrant un sentiment d’appartenance aux populations.

Les régions

Selon une analyse théorique, au sein de ce rapport, le nombre optimal de régions doit être de 23, ce qui correspond à peu près au traçage actuel de 24 gouvernorats. Ainsi, « les zones de desserte optimale que les chefs-lieux de gouvernorats sont susceptibles de desservir, révèlent une certaine homogénéité des tracés ». Ainsi, la configuration régionale doit être maintenue telle quelle puisque les chefs-lieux des gouvernorats respectent déjà le critère de centralité permettant ainsi de mettre en place un système de polycentrisme hiérarchique identique dans les régions à construire.

Les Districts

La Constitution du 27 janvier 2014 prévoit des entités régionales dotées d’un Conseil élu par les membres des Conseils municipaux et régionaux : il s’agit des districts. Cette innovation institutionnelle est inédite, puisqu’aucune collectivité locale n’existait au-delà des limites des gouvernorats. Les problèmes posés par la création de districts est de savoir quelles régions doit-on regrouper pour en faire une collectivité locale et quelle sera la capitale du district. Pour y répondre, l’ITES a utilisée l’approche du polycentrisme complémentaire. Autrement, « la complémentarité des centres urbains et des territoires permet de générer, au sein des districts, des effets d’entrainement et de diffusion exercés par les grandes agglomérations des régions dynamiques sur les régions défavorisées ».

Selon cette approche, le développement spatial est susceptible d’impulser un développement économique et social. Cela bénéficiera aux régions sous développées à travers le dynamisme de régions plus avancées, mais bénéficiera aussi à ces dernières puisqu’elles pourront exploiter des potentialités spécifiques des régions défavorisées.

Pour favoriser et concrétiser le lien entre les régions avancées et les régions les plus défavorisées, des projets fédérateurs pourront être mis en place dans des secteurs, stratégiques et à forte valeur ajoutée, qui impliquent le plus grand nombre de régions au sein d’un même district.
Rapport de l’ITES.

Selon l’ITES, la Tunisie devrait compter 5 districts. Ces districts seront composées de régions répondant à 6 critères : (1) l’ancrage national et international (établir un mix entre régions de l’intérieur et le littoral), (2) la fonctionnalité (intensité de la mobilité des biens et des personnes), (3) l’efficience (qui prend en compte la superficie, la population et le nombre de régions incorporées aux districts afin de réaliser des économies d’échelles), (4) l’accessibilité (facilitation des déplacements des personnes), (5) la proximité ( affinités entre des populations des régions différentes), et enfin (6) l’équilibre économique et politique entre les futurs districts.

La capitale de district correspond à la ville qui accueillera, avant tout, l’administration de la nouvelle entité institutionnelle, mais également l’administration nationale déconcentrée en lien avec les affaires du district et une agence de développement qui regroupera les structures d’appui (APII, APIA, CEPEX, FIPA, office de développement, etc.)
Rapport de l’ITES.

La méthode retenue par l’ITES pour définir la capitale d’un district est de la confier à la ville chef-lieu de la région la plus défavorisée. Afin de définir la région la plus en retard, il suffira de s’appuyer sur les Indicateurs de Développement Régional (IDR) calculé par le Ministère du développement et de la coopération internationale chaque année. Cet IDR est la moyenne de 18 critères se référant à 4 domaines : savoir, richesse/emploi, santé/population et justice/équité.

En prenant en compte l’ensemble de ces données, l’ITES a établi une cartographie des futurs districts et de leurs capitales :

districts-tunisie-decentralisation-carte

Le district de la Majerda comptera 5 régions : Bizerte, Jendouba, Béja, Le Kef et Siliana. Il comptera 1,7 millions d’habitants pour une superficie de 20 130 km2. La ville de Jendouba sera la capitale de ce district.

La force de ce district est qu’il détient la plus grande zone de spécialisation agricole du pays et un centre de forte présence industrielle dans la région de Bizerte. Ainsi, la jonction des deux permettra de dégager un projet fédérateur dans la rationalisation des filières agroalimentaires. Un deuxième projet fédérateur serait celui du tourisme de luxe qui part de la côte du corail de Bizerte jusqu’à Tabarka. Enfin, l’abondance des espaces montagneux et forestiers permettront de dégager un troisième projet fédérateur : l’écotourisme.

Le district de Carthage se compose du Grand Tunis (Ariana, Manouba, Tunis, Ben Arous), auquel s’ajouter la région de Zaghouan. Il sera peuplé de 2,6 millions d’habitants pour une surface de 5 481 Km2. La ville de Zaghouan sera la capitale de ce district.

La spécificité de ce district est qu’il comprend la métropole tunisoise, principal pôle industriel du pays. La présence massive d’établissements universitaires, de laboratoires de recherches, de grandes entreprises, fera que ce district se basera sur l’économie de la connaissance. Ainsi, les projets fédérateurs au niveau de la Recherche et du Développement, dans la Technologie de l’Information et de la Communication devront être l’attraction de ce district.

Le district du Cap Bon-Sahel regroupe 5 régions : Nabeul, Sousse, Kairouan, Monastir et Mahdia. Peuplé de 2,8 millions d’habitant, il aura une superficie de 16 139 Km2. La ville de Kairouan sera la capitale de ce district.

L’atout de ce district est qu’il possède des zones de spécialisations agricoles, mais aussi industrielles, principalement dans le textile. L’ITES y repère deux projets fédérateurs : la montée en gamme de la production textile afin de sortir de la logique de sous-traitance, mais aussi une spécialisation dans le « domaine des services fournis aux étrangers », à travers, notamment, le développement de structures d’accueils aux retraités étrangers.

Le district du Grand Centre rassemble 4 régions : Sfax, Kasserine, Sidi Bouzid et Gafsa. Il sera peuplé de 2 millions d’habitants sur une surface de 30 621 Km2. La capitale de ce district sera Kasserine, selon le critère de l’IDR.

Ce district détient trois domaines de spécialisations : l’agriculture, l’industrie et le secteur minier. Deux projets fédérateurs s’en dégagent : l’arboriculture et la production laitière, liant les régions agricoles aux régions industrielles, mais aussi celles de la filière du phosphate faisant le lien entre ces régions.

Le district des Oasis et des Ksour sera composé de Médenine, Tataouine, Gabés, Kébili et Tozeur. Il sera peuplé de 1,8 millions d’habitants sur une surface de 83 269 Km2. La capitale du district sera la ville de Médenine. Sa particularité consistera à rassembler le moins d’habitants sur le district le plus vaste.

L’autre particularité de ce district est qu’il n’a aucun domaine de spécialisation. Il n’existe pas de véritables pôles industriels, et aucune délégation n’est à proprement parler spécialisée dans l’agriculture ou les services.

Cependant, ce district est le plus fort en potentialité, selon l’ITES qui y recense nombre de projets fédérateurs : l’exploitation de la filière de l’énergie solaire à travers l’utilisation du silicium local, la fabrication de panneaux solaires, la fabrication d’énergie solaire, mais aussi un pôle de recherche et développement en la matière. Par ailleurs, la mise en valeur du patrimoine local commun à ces régions, combiné au désert, « est une base inestimable pour promouvoir le tourisme saharien ».

La répartition des compétences

Si la Constitution du 27 janvier 2014 prévoit dans son article 134 des compétences propres et des compétences partagées entre les collectivités locales et l’Etat, il n’en demeure pas moins que les dispositions réglementaires qui préciseront le texte constitutionnel sont primordiales. Ainsi, l’ITES se demande dans quelle mesure les compétences entre l’Etat et les collectivités locales seront-elles partagées.

Afin d’éviter tout conflit, l’ITES préconise une désagrégation de la production de certaines compétences que l’Etat doit décentraliser. Chacun des trois niveaux de la collectivité locale aura ainsi une attribution propre qu’il devra gérer de son propre chef. L’ITES cite le cas de l’éducation nationale.

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En approfondissant le raisonnement, l’ITES fixe les grands axes des compétences de chaque composante des collectivités locales. Les municipalités devront assurer la fourniture de biens et services publics de proximité, auxquels s’ajoutent l’urbanisme et la gestion des écoles primaires. Les régions assureront la cohésion économique et sociale entre les différents territoires qui la constituent. Cela se traduira par des interventions au niveau social, sanitaire, de logement, et d’établissements secondaires. Les districts seront chargés des missions d’orientation, à savoir, la planification, l’aménagement du territoire et la prospection. En outre elles assureront les missions de régulation (formation, grandes infrastructures…) et d’innovation (recherche, nouvelles technologies, nouvelles énergies…). Enfin, l’Etat central gardera le monopole sur la gestion et la mise en place des équipements, des biens et services publics et des infrastructures de dimension nationale, comme par exemple les infrastructures de transports, la réorganisation spatiale des complexes universitaires et hospitalo-universitaires. Enfin, l’Etat central sera chargé d’harmoniser les différentes stratégies régionales de développement.

Pour garantir sa réussite, la décentralisation doit s’efforcer de réduire les disparités économiques, spatiales et sociales au niveau territorial. Pour l’ITES, à court terme, cela passera par une meilleure connexion entre des régions en retard et des régions développées, et ce à travers un développement des services de transport, rapides, fluides et économiques, des biens et des personnes, entre les deux pôles. Cela permettra d’accroitre le revenu des ménages et l’activité économique, mais contribuera, surtout, à la création de richesses.