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Alors que l’on vient de célébrer le soixante-dixième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge lors de la Seconde guerre mondiale, il est urgent, dans notre contexte, lequel fait suite aux attentats du 7 au 9 janvier derniers qui ont endeuillé le pays, de permettre la réappropriation par tous les Français de la commémoration de la Shoah.

Étant donné que l’islam fait aujourd’hui incontestablement partie du paysage culturel et civilisationnel français, et qu’il constitue le référent d’une partie des habitants de l’Hexagone, j’ai souhaité penser cette réappropriation en rapport avec la seconde religion de France.

Dieu après Auschwitz

Pour ce faire, je souhaite prendre pour modèle le fameux « Concept de Dieu après Auschwitz » d’Hans Jonas, un texte dans lequel ce philosophe allemand, spécialiste de l’éthique face aux technologies, a voulu penser le « concept de Dieu » après la survenue de la Solution finale. En substance, il se posait la question de savoir s’il était encore possible d’affirmer que Dieu existe, une proposition devant faire suite à ce paroxysme d’inhumanité qu’a été l’Holocauste, au cours duquel on a vu un des peuples les plus développés et cultivés de la Terre organiser minutieusement, en usant de tout son génie industriel et bureaucratique, l’extermination d’une communauté du fait de son appartenance ethnique. Et pour faire court, il affirma, en prenant appui sur la tradition judaïque, que Dieu était connaissable et que l’existence du Mal sur terre ne pouvait avoir d’autre explication, si Dieu existe et qu’on Le connait, que par le fait que le Créateur a abandonné sa Toute-puissance lors de la création de l’Univers, et ce, pour que la nature, et partant, l’homme, accomplissent Son projet en devenir, celui de la réalisation du Bien. Ceci expliquerait qu’Il ait laissé faire la commission de la Shoah…

Allah dans l’islam

L’islam est la religion de la croyance en Allah, l’Unique, Celui, par exemple, qui n’a pas de commencement ni de fin, qui n’est atteint ni par la somnolence ni par le besoin. Autrement dit, le credo islamique invite chaque adepte à adhérer à l’idée de l’omnipotence d’Allah. Il est donc inconcevable en islam de souscrire à la théorie jonassienne de l’inexistence de la Toute-puissance divine. Allah est al-Qayoum, celui dont tout autre que Lui tire sa subsistance et/ou sa permanence, tandis qu’Il n’a besoin de rien d’autre que Lui…

La Shoah, une partie intégrante d’une théodicée islamique ?

Cependant, il n’est pas inutile pour les musulmans d’intégrer dans leur propre théodicée la Shoah. Cela, pour plusieurs raisons :

• Comme dit plus haut, il s’agit d’un des crimes les plus abjects que la race humaine ait perpétré contre son prochain, puisqu’il conduit à la quasi-disparition d’une communauté transnationale, les Juifs d’Europe

• De surcroît, l’Allemagne hitlérienne concentra toute son intelligence organisationnelle et un certain nombre de ses ressources, pourtant si essentielles pour elle si elles avaient été utilisées à des fins de poursuite de la guerre, à la structuration militaro-industrielle de ce crime (rafles, acheminements de personnes par un réseau serré de chemins de fer, ghettos, construction de camps organisés, prélèvement systématique sur les victimes des objets de valeur, travail forcé jusqu’à épuisement pour les plus valides des déportés afin de servir l’effort de guerre, utilisation de chambres à gaz, expérimentations médicales du docteur Mengele…)

• Le génocide des juifs européens n’est la propriété de personne, pas même des communautés juives actuelles. Il est un de ces événements qui dépassent le cadre normal des affaires humaines pour atteindre les cimes de l’universel, ici sur son versant le plus abject, celui du Mal, celui où la nature humaine se montre dans sa plus vile forme, lorsqu’elle justifie la négation totale de l’Autre qu’on ne considère, pour ainsi dire, plus comme le Même

• Depuis, malgré toutes les bonnes volontés affichées (souvent non dénuées d’intérêt) par les démocraties occidentales, d’innombrables crimes contre l’humanité, massacres, nettoyages ethniques et crimes de guerre en tout genre ont émaillé l’histoire humaine, surtout dans les pays du Sud, même si le bras armé de l’Occident ou de ses alliés a pu être impliqué

• Enfin, en se recentrant sur notre pays, le massacre de Juifs, des pères de famille, des fils, des frères ou des jeunes bambins par Amedy Coulibaly et par Mohamed Merah, deux terroristes français se réclamant de l’islam, pose la question légitime de l’éclosion d’un véritable islam de France
La question d’Hans Jonas possédait donc toute sa pertinence. Il convient que les musulmans se la posent en ce qui concerne la Shoah. Quid d’Allah après Auschwitz ?

Allah après Auschwitz

Youssef Al Qaradâwî, un prédicateur égyptien exilé au Qatar et proche des Frères musulmans, avait affirmé en 2009 qu’Hitler avait été le châtiment de Dieu pour les juifs. Cela avait, à juste titre, offusqué un bon nombre de personnes, et lui avait valu, trois années plus tard, une interdiction d’entrer sur le territoire français dans le but de participer au rassemblement musulman du Bourget organisé annuellement par l’UOIF.

Grâce à l’école, nous avons pu visionner des images, des photos et des vidéos, montrant des survivants juifs de la Solution finale libérés par les Alliés. Les yeux hagards, et l’aspect plus que squelettique, ils avaient tout de même survécu, et leurs corps n’avaient pas été jetés, comme ceux de leurs « coreligionnaires », dans cet amoncellement inouï de cadavres décharnés qu’on amassait dans des fosses communes…

Sans affirmer comme Hans Jonas qu’Allah est connaissable, puisque qu’Il ne ressemble, selon l’islam, à rien de ce qui peut être imaginé par un être humain, est-il possible de dire que Dieu a imposé ce fléau aux juifs d’Europe pour leurs prétendus méfaits commis au préalable ?

Je ne peux souscrire à cette idée, parce que je ne connais pas Dieu. Ce que je sais en revanche, c’est qu’Il a dit dans le Coran, selon mon a priori islamique, les paroles suivantes :

• « Nulle calamité n’atteint la Terre ni vos personnes qui ne soit consigné dans un Livre, avant que Nous la fassions survenir. En vérité, cela est aisé pour Allah » (s. 57, v.22)

• « Dis : je me réfugie auprès du Seigneur de l’aurore contre le mal qu’Il a créé » (s. 113, v.1)

• « Il ne Lui est pas demandé compte de Ses actes, mais il leur est demandé compte des leurs » (s. 21, v.23)

Ainsi, il est aisé de comprendre ici qu’Allah est le Créateur de toute chose, même du Mal, mais qu’Il n’en est pas comptable. Il est le Bien, même dans le mal qui survient sur Terre et qu’Il connait à l’avance. Non que la Shoah est, à l’image de ce qu’en disaient d’Attila les Anciens d’Europe, le fléau de Dieu. Au contraire, cela voudrait dire que, si nous ne pouvons connaître les desseins ultimes de Dieu, tout en croyant en sa Toute-puissance et en son Infini bonté protectrice, le Créateur imposerait, selon l’islam, des épreuves à tous les hommes, mêmes aux juifs. Pour cette « communauté » religieuse de l’Europe des années 30-40, l’épreuve la plus dure aura été de surmonter la Shoah et ses six millions de morts, et de garder intact pour certains le réflexe qu’ils avaient acquis auparavant de l’utilisation des Lumières de l’esprit, cela, afin de tenter d’expliquer cet innommable, à l’instar d’Hans Jonas, lequel avait lié sa philosophie rationnelle et sa Tradition pour penser le « concept de Dieu après Auschwitz ».

Conclusion : Les épreuves ou comment les Lumières doivent naître des Ténèbres

En ce qui concerne les musulmans d’Europe en général, et de France en particulier, potentiellement sensibles à la Shoah puisqu’elle fait ontologiquement partie de l’Histoire contemporaine de ce continent, ils doivent en assumer l’héritage puisqu’ils sont aujourd’hui européens. Ceci peut être vue, au sens neutre du terme, comme une des épreuves d’Allah, ou « Missions terrestres » imposées par le Créateur, puisqu’ils n’ont pas eu la volonté de naître ici mais que cela leur est arrivé par la volonté divine.

Pour imager les épreuves que nous impose Allah, Mohamed Iqbal, grand penseur pakistanais du premier tiers du XXème siècle, a écrit ce joli vers, dans lequel il s’adresse à Dieu : « Tu as créé la nuit et j’ai fait la lampe ».

Ainsi, les ténèbres ne seraient-elles pas l’inconnue de ce temps qui a vu l’insertion inédite d’une population musulmane nombreuse sur les terres d’Europe où règne la démocratie, et les lumières les développements intellectuels par lesquels les musulmans d’Europe réussiront à concilier leur Tradition et les conclusions d’un certain nombre de courants de pensée occidentaux dont ils sont, du fait de leur situation géographique, les dépositaires et les héritiers ?

Les Ténèbres ne seraient-elles pas de confondre Shoah et sionisme, et, pour combattre le second, d’oublier la première ? Et les Lumières ne viendraient-elles pas de l’idée que la Shoah, crime dont ont été victimes les Juifs européens, des civils, des hommes, des femmes, des enfants et des vieillards, doit être commémorée coûte que coûte pour que plus jamais n’arrive cela ?

Les Lumières n’imposeraient-elles finalement pas à ce que les musulmans de France réprouvent l’antisémitisme tandis que les Juifs de France luttent contre le racisme anti-musulman ?