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La prolifération des crispations identitaires dans l’aire culturelle arabo-musulmane dont fait partie la Tunisie est un fait social complexe qui incite à la réflexion. La montée en puissance vertigineuse des idéologies réfractaires à la démocratie, au pluralisme, au progrès, à la dimension relative de l’humain, vient ponctuer une conjoncture géopolitique, économique et sociale qui frise le déluge.

Sur fond de marasme économique, effet, certain d’une probable crise du système capitaliste porté au summum de l’impérialisme des « oligopoles généralisés » – l’expression est de Samir Amin -, la pensée totalisante, profondément hantée par le spectre de la religion, est au sommet de sa triste gloire. Force est de reconnaître que la tentation de succomber au charme irrésistible de ce projet totalitaire est extrêmement forte chez ceux que l’actuel mode de production mondial a marginalisé. L’échec cuisant des régimes issus des libérations nationales, soumis à des contradictions internes en gestation, ne résistant point face à une renaissance déchaînée du l’impérialisme mondial revenant à la traque après une longue période de « consensus de classes » durant les trente glorieuses, et souffrant d’un profond déficit démocratique, semble fournir à la prééminence du phénomène intégriste une explication qui particularise le monde arabe.

Le propos n’est pas ici de repérer les causes profondes qui ont convergé pour donner naissance au Léviathan terroriste, quoique cette question soit loin d’être dénuée d’intérêt. Il s’agit d’examiner le terrain des luttes qui se déroulent au sein de la société entre les différents groupes sociaux, son rapport dialectique avec l’infrastructure économico-sociale, les forces qui sont représentées dans cette arène de conflits sociaux et le degré de représentation de chaque partie prenante à ces luttes. Ce terrain de luttes que je viens d’évoquer se réfère à la société civile. À l’instar de Gilbert Naccache qui a consacré un chapitre à la question de la société civile dans son ouvrage « Vers la démocratie ? De l’idéologie du développement à l’idéologie des droits de l’homme », je ne me retrouve pas dans la définition « classique », plus répandue, de la société civile.

Pour moi, il ne s’agit pas simplement de l’ensemble des instances de la société, plus ou moins autonomes, existant en dehors de la sphère étatique et dont on exclue les organisations fascistes, antipopulaires, intégristes, bref, qui se trouvent dans une extériorité absolue par rapport au pacte social et au socle de valeurs communes du vivre-ensemble. Je reprends plutôt à mon compte l’acception gramscienne selon laquelle la société civile, se situant dans une société de classes où l’État incarne la domination d’une classe sociale sur les autres, est un terrain sur lequel se déroulent les luttes économiques et sociales et où s’exprime la fonction hégémonique de la classe dominante. C’est l’arène dans laquelle le débat démocratique et contradictoire traduit des conflits entre les différents groupes sociaux qui, aspirant à asseoir une domination idéologique ou à combattre une idéologie dominante, ne cessent de conquérir de meilleurs positionnements dans le champ de la société civile

Ceci dit, il serait intéressant de se pencher sur la place qu’occupe l’idéologie totalisante nourrie d’une crispation identitaire extrême au sein de la société civile tunisienne, les forces sociales qui la portent et ses mécanismes de reproduction au sein de la structure économique et du modèle de développement. Ayant déjà défini la société civile en rupture avec la conception dominante, je considère les émanations idéologiques de l’intégrisme (j’exclue les actes de violence terroriste) comme faisant partie de la sphère de la société civile, qu’elles sont parties prenantes dans les différentes luttes qui s’y déroulent et qu’elles aspirent à contester une domination idéologique et à en instaurer une nouvelle.

Forces sociales porteuses de l’idéologie intégriste

Il faut entendre par idéologie cet ensemble d’idées qui forme ce que l’on pourrait considérer comme une vision du monde. Selon Marx, elle est produite par la classe sociale dominante pour légitimer son règne et asseoir son hégémonie sur les classes dominées, en s’accoudant sur ses intellectuels organiques. Elle tend à justifier un ordre social existant par des considérations naturelles, religieuses, morales ou autres et remplit la fonction de thuriféraire du système et de déformateur de ses mécanismes réels. L’idéologie intégriste, de par son positionnement actuel au sein des différents champs de la société civile, n’est pas propice à développer une position hégémonique pour les forces sociales qui la portent. Toujours est-il qu’elle est en train de gagner du terrain, en développant sa grande force d’attraction et son discours si séducteur en recourant à des référents culturels et religieux de nature à susciter une nostalgie d’un passé magnifié et fantasmagorique.

Cette idéologie semble être produite en Tunisie par quelques fractions de la classe moyenne inférieure, frustrées par leur incapacité à opérer leur ascension sociale. Les « intellectuels organiques » de ces classes, dont on trouve des imams, théologiens ou même des enseignants, arrivent à produire un discours capable de mobiliser les couches populaires, principales « victimes » du modèle de développement instauré depuis l’indépendance. En y pensant, je songe particulièrement au parti Ettahrir, dont la capacité mobilisatrice, la présence croissante dans les lieux de production du sens (universités, écoles, conférences, meetings, etc.) et le pouvoir séducteur de son discours qu’il puise dans un héritage culturel subjectivé, semble témoigner du terrain gagné par cette idéologie réfractaire à la démocratie.

Sur le plan spatial, la propagation de cette idéologie n’est pas aléatoire, mais elle se fait suivant une distribution spécifique. Si l’on s’attèle à effectuer une géographie de l’intégrisme, on serait à même de constater que ses bastions s’érigent dans les ceintures déshéritées des grandes villes ainsi que dans les régions du l’intérieur et du sud. Ce n’est pas anodin : les disparités territoriales, exacerbées depuis l’extraversion de l’économie tunisienne par une « entrée par le bas » dans la mondialisation qui a profité au littoral, semblent exercer un conditionnement certain sur le plan idéologique en y transposant le clivage littoral/intérieur. C’est ainsi que je perçois le déploiement de l’idéologie intégriste en Tunisie : elle a des classes qui la produisent et la propagent au sein de la société, d’autres qui sont sensiblement attirées par « l’alternative » qu’elle propose, tout en étant territorialisée par l’influence qu’elle exerce dans les régions où l’actuel modèle de développement a fait ses ravages.

La conquête de la société civile et de l’espace public

Depuis l’écroulement du régime de Ben Ali et la fin du règne du parti unique, la transition démocratique commençant à faire ses premiers pas, l’idéologie intégriste ne cesse de marquer sa progression. Elle est à l’assaut, ses mandataires commencent à se faire nombreux, son discours se fait de plus en plus entendre, ses emblèmes et ses blasons frappés au fer de la crispation identitaire se font de plus en plus visibles. À mon sens, elle vient conquérir un espace laissé par l’idéologie de l’ancien parti unique après sa tombée en disgrâce et remplir un vide qui n’a -malheureusement- pas été comblé par les forces démocratiques. En effet, depuis l’exacerbation des difficultés économiques auxquelles étaient confrontées l’ancien régime (difficulté de maintenir le niveau de croissance économique, déficit budgétaire, hypertrophie du secteur public etc.), le système de distribution mis en place par ce dernier tombe en dégénérescence au profit de la montée d’une nouvelle oligarchie de « copains », abandonnant à leur sort les couches populaires qui en bénéficiaient.

De ce fait, le semblant de crédibilité dont jouissait le RCD s’écroule, parachevant ainsi son hégémonie et faisant tomber en désuétude son idéologie. L’idéologie intégriste, latente et prête à émerger, occupe le terrain laissé par l’ancien régime en envahissant la sphère publique, en développant ses structures organisées (associations, partis politiques, écoles coraniques etc.) et en multipliant ses actions (prêches, tentes de prédication, occupation des réseaux sociaux). Il semblerait que le discours actuel de la société civile au sens répandu du terme (instances autonomes en dehors de la sphère de l’État et à l’exclusion des groupements réfractaires au vivre-ensemble) va dans le sens de l’exacerbation de l’antagonisme entre deux visions du monde appelant à deux projets de société contradictoires. Se trouvant rejetée par la société civile que j’ai évoquée, l’idéologie intégriste s’investit de plus en plus en grossissant ses rangs et en se nourrissant du mépris qu’éprouvent les couches populaires envers une société civile dans laquelle elles ne se reconnaissent pas.

Le nécessaire réveil de la gauche

Entre l’idéologie droits-de-l’hommiste et celle de la crispation identitaire, la lutte est aujourd’hui farouche. Elle est marquée par une progression dangereuse de l’idéologie intégriste, renforcée par l’attrait que représente le modèle incarné par « Daech », un modèle participatif et glorificateur dans lequel le jeune individu déshérité se trouve avec la sacro-sainte mission de sauver la umma islamique entière des infidèles de l’intérieur et ceux de l’extérieur. La crise de la gauche, amorcée depuis la chute du mur et celle de l’empire soviétique, s’ajoutant à une implantation déjà faible dans la société tunisienne, semble avoir laissé à l’idéologie intégriste le terrain qui lui permet de développer ses potentialités. L’inexistence d’une réflexion théorique de gauche à même de fournir des réponses à la problématique du développement, aux questions épineuses concernant l’échec du modèle économique adopté, et la profonde léthargie des partis et organisations de gauche, somnolant dans le gouffre de la nostalgie romantique, a permis de créer un climat propice à toutes les justifications d’ordre métaphysique.

C’est normalement à la gauche que revient le rôle de rendre compte des contradictions qui traversent la société, de la nature de l’hégémonie exercée et des mécanismes de justification de l’ordre établi, des luttes à conduire et des stratégies de combat. Pour son grand malheur –également celui de la nature des conflits qui font rage dans la sphère de la société civile-, la gauche n’a pas su remplir ce rôle de réflexion et d’analyse. Elle s’est trouvée dans l’incapacité de produire des intellectuels organiquement liés aux différentes classes des opprimés, aptes à porter les luttes de ces classes en produisant un savoir qui leur est propre.

Hélas, rien de ce qui pourrait ressembler à un réveil de la gauche ne transparaît dans l’horizon. Si l’on continue d’attendre, on serait dans la même attente que Vladimir et Estragon : celle de Godot.