Photo par Chafik.b (CC BY-ND 3.0)
Photo par Chafik.b (CC BY-ND 3.0)

C’est en s’appuyant sur la métaphore navigatrice, que Fathi Ennaifer, ingénieur consultant, critique le système politique tunisien actuel et ses mutations prévues par la constitution, notamment celle de la décentralisation. Se prononçant samedi 26 mars, dans le cadre d’un séminaire à la Fondation Temimi, cet ancien de l’administration tunisienne a en effet dénoncé l’absence de l’approche systémique chez les gouverneurs de la Tunisie depuis l’indépendance.

« Pas de vision, pas de monitoring »

Fathi Ennaifer rejoint ainsi Karl Deutsch,  politologue systémiste, qui explique « qu’il existe une certaine similarité sous-jacente entre la façon de gouverner  un navire… et l’art de gouverner les organisations humaines. Piloter un navire revient à guider son comportement futur, à partir d’informations concernant d’une part sa marche dans le passé et d’autre part la position qu’il occupe dans le présent par rapport à un certain nombre d’éléments qui lui sont extérieurs, notamment route, but ou cible. » (The nerves of Government, New York, 1963)

C’est que pour ce spécialiste de la gouvernance, ceux qui ont pris le quart du navire Tunisie ont souvent fait défaut de vision et de monitoring. « L’absence de vision a entrainé une incapacité à conduire les réformes, quant à l’absence de monitoring, elle a rendu impossible tout effort de correction. », a-t-il insisté en soutenant son analyse par des exemples puisés de son expérience au ministère de l’Equipement et aux services communs de la municipalité de Tunis.

Selon cet ancien directeur général de l’aménagement du territoire (1988-1994), l’un des exemples les plus parlants de la faiblesse stratégique est celui du découpage, voire l’émiettement foncier du pays, qui a commencé dans années soixante-dix avec la création de plusieurs agences foncières sectorielles (agricole, habitat, industrielle et touristique). Cet « urbanisme multicéphale » est l’une des causes principales de la littoralisation accrue des activités économiques et du déséquilibre entre les côtes et l’intérieur du pays.

S’il reproche à l’Etat son absence de vision, Fathi Ennaifer lui reproche autant le réflexe de recourir aux solutions purement institutionnelles. « Depuis quand a-t-on créé des délégations de développement régional ? Ceci date de 1980, et on a même créé un ministère éponyme. A-t-on vraiment réalisé le développement dans les régions ? », S’est-il demandé, insinuant qu’il ne suffit pas de créer une institution ou une commission pour résoudre un problème et qu’il faut absolument évaluer l’expérience du passé  avant d’instiguer le processus de la décentralisation.

Plus de 1500 prérogatives à transférer

La décentralisation qui puise sa légalité et son irréversibilité du chapitre 7 de la Constitution, aura pour assise juridique le Code des Collectivité Locales (CCL). Le texte qui mijote encore au ministère, fraichement créé, des Affaires locales a d’ores et déjà levé les critiques de plusieurs acteurs de l’urbanisme et du développement. Pour Fathi Ennaifer, il s’agit d’« un juridisme rampant et un manque flagrant d’applicabilité » – avec un arsenal de plus de 300 articles-, c’est le principe même du transfert du pouvoir du centre aux régions qui pose des limites et des interrogations autour du CCL.

Dans une interview accordée à la chaine El Hiwar Ettounssi, le 25 mars, Youssef Chahed, ministre des Affaires locales a annoncé le transfert de plus de 1500 prérogatives aux régions. Ce transfert de compétences ne serait-il pas une façon pour l’Etat de se dédouaner de ses obligations ?  Et que fera l’Etat après avoir procédé à une telle délégation ? Et puis, la Tunisie n’est-elle déjà trop petite et pas assez peuplée pour être découpée en plusieurs districts ? Ne serait-ce une menace contre la souveraineté du pays et de son intégrité territoriale ?

Les questions de Fathi Ennaifer ne remettent pas en cause, a-t-il souligné, le devoir et le droit des citoyens à la gestion de leurs affaires pour développer leurs régions. Mais l’ingénieur polytechnicien, fidèle à son approche systémique, a essayé de discerner les répercussions et les risques de la décentralisation, tout comme l’a fait durant le même séminaire, l’ancien diplomate Ahmed Ben Mustapha.

Décentralisation et PPP ; les vases communicants ?

Ahmed Ben Mustapha, dont l’intérêt et les études portent notamment sur les accords et les engagements internationaux de la Tunisie et leur incidence sur la souveraineté du pays, met en garde contre la prochaine utilisation par les collectivités territoriales de certains instruments d’investissement, en l’occurrence le Partenariat Public Privé (PPP).

Le contrat de PPP tel que défini sur les sites gouvernementaux tunisiens, est « un contrat administratif de longue durée, à travers lequel une personne publique (Etat, Collectivité Locale, Etablissement public) confie à un partenaire privé la responsabilité de réaliser une mission globale comprenant au moins trois composantes parmi les fonctions suivantes: conception, construction, financement , maintenance, exploitation , appropriation, transfert d’un ouvrage ou infrastructure nécessaire à la fourniture d’un service public ».

Les collectivités locales jouissent, en vertu de l’article 132 de la Constitution, de la personnalité juridique et de l’autonomie financière et administrative. Elles gèrent les affaires locales conformément au principe de la libre administration. Avec cette libre administration, la porte sera grande ouverte aux investissements étrangers et aux montages complexes et lourds des PPP, dont la loi a été adoptée par le Parlement en novembre 2015.

Les dérapages ne sont pas à exclure, selon Ahmed Ben Mustapha, qui cite les défaillances ayant marqué le projet de la gestion déléguée des eaux dans la ville de Casablanca ; des défaillances dévoilées par la presse marocaine et analysées en juin dernier par l’Observatoire Tunisien de l’Economie.

Le Groupe de la Banque Mondiale, dont le président était hier mardi à Tunis, est l’un des principaux promoteurs des PPP à travers le monde. Il n’a cessé depuis la révolution de propulser la décentralisation en tant qu’idée et en tant que processus. Alors que le chantier de la décentralisation a d’ores et déjà commencé et que d’autres se profilent à un horizon, le débat autour des réformes continue, sur fond d’un Etat qui cède ses prérogatives et des institutions financières étrangères dont certains dénoncent l’ingérence.