Le Front populaire vient de rendre publique sa nouvelle « Initiative pour le salut et la construction » adoptée par son troisième Conseil national des 29 et 30 avril. Il y a beaucoup de choses justes dans ce texte en ce qui concerne la description de la situation déplorable du pays. Des choses contestables aussi. Mais ce qui apparaît au premier abord c’est tout de même une masse de généralités, inscrites sans surprise dans le rejet de la politique suivie par l’« alliance des quatre partis » qui forment le gouvernement. Au chapitre des propositions, l’appel à l’unité pour modifier les rapports de forces ne signifie pas non plus grand-chose et on comprend mal en quoi cette déclaration constitue ce qu’il est convenu d’appeler une « initiative ». Un connaisseur pourra nous dire ce qu’il faut lire entre les lignes, les nuances, peut-être, qui indiqueraient une évolution dans l’orientation de cette organisation.

Un alibi honteux

Pour ma part, je voudrais souligner un problème plus général en regardant, comme on me le reprochera, par ce que certains considèrent être le petit bout de la lorgnette. Au point 8 de la plateforme politique proposée, on lit que l’un des 9 objectifs de cette initiative est la « défense des acquis » dans le domaine des droits des femmes ainsi que leur « élargissement et leur approfondissement ».

En bonne logique, si l’on prend au sérieux les déclarations du Conseil national du Front populaire, l’égalité dans l’héritage devrait être d’actualité. Or, on apprend que les députés du Front populaire qui avaient signé initialement le texte de Mehdi Ben Gharbia proposant une loi allant dans ce sens, s’en sont finalement désolidarisés. Le moment n’est pas opportun, nous dit-on en substance, il y a d’autres « priorités » que brouillerait une polémique inopportune sur cette question. Le moment où le Front populaire avait signé ce texte, dont aujourd’hui il se retire, était-il différent ? On aurait bien aimé savoir ce qui caractérise un moment opportun. Serait-ce quand il ne se passe rien dans le pays ? Mais, en vérité, la question fondamentale n’est pas là. Elle n’est pas même dans celle de savoir s’il est juste ou légitime d’établir l’égalité dans l’héritage. Au-delà de l’opportunisme que semble révéler (confirmer ?) ce revirement brutal ou des possibles dissensions internes au Front Populaire qui auraient ainsi trouvé leurs solutions, se posent des problèmes bien plus graves à mon avis.

Le plus évident est l’instrumentalisation de la question des femmes qui n’est rien d’autre qu’une politique contre les femmes. Et qui bien sûr réduit la lutte pour l’égalité des genres à un simple souci tactique, susceptible, comme on le voit aujourd’hui, de tous les retournements. Cette instrumentalisation n’est certes pas une invention de la révolution : nous avons connu auparavant ce qu’on a appelé le « féminisme d’Etat ». Expression de notre « exceptionnalité », les femmes tunisiennes sont devenues un « avantage comparatif », monnayable sur le marché économique et politique occidental. De même, en Europe et plus particulièrement en France, les droits des femmes ont été mobilisés comme argument raciste à l’encontre des communautés musulmanes.

Les droits des femmes comme marchepieds de la restauration

Dans les pages consacrées à la gauche dans le livre de Hédia Baraket et Olfa Belhassine, « Ces nouveaux mots qui font la Tunisie », sur lequel je reviendrai sûrement, on trouve ce commentaire de Chérif Ferjani :

Tant que la page de l’islam politique n’a pas été complètement tournée, comme ce fut le cas pour le christianisme politique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en Europe, l’opposition entre les partisans d’un Etat religieux et les partisans d’un Etat séculier, restera un structurant important du champ politique tunisien devançant le clivage gauche-droite.

Sans être membre du Front populaire, Chérif Ferjani, qui a la sincérité du cœur, demeure un représentant assez typique de la gauche. Passons sur le rapprochement extrêmement discutable auquel il se livre – au moins dans ce commentaire – entre une histoire européenne présentée de manière réductrice et la situation tunisienne actuelle. Passons également sur le désaveu suggéré de toute forme de politique fondée en islam et sur l’essentialisation de l’islam politique qu’il opère. Ce qu’il dit ici n’a pas seulement valeur de constat mais définit une orientation politique, largement partagée au sein de la gauche tunisienne qui subordonne le « clivage gauche-droite » – entendre ici la question sociale – à l’éradication des mouvements politiques se réclamant de l’islam.

C’est justement l’orientation autour de laquelle le Front populaire a construit son identité politique. Une orientation qui a servi de socle au désastreux rapprochement entre cette organisation et de nombreuses autres forces et notamment Nida Tounes, prudemment dans un premier temps, au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, puis de manière de plus en plus assumée après le meurtre de Mohamed Brahmi, avant d’aboutir aux mobilisation du Bardo et aux élections législatives et présidentielles qui ont ironiquement conduit à l’alliance gouvernementale actuelle, une alliance assez prévisible, je dois dire. L’un des axes de la convergence anti-islamiste a été la défense des droits des femmes ou, comme on le dit plus souvent, de « la femme tunisienne » – bizarrement, on n’entend jamais parler de « l’homme tunisien » ! C’est ainsi que l’on a pu voir « l’homme tunisien », de gauche, moderniste, bourguibiste, RCD-iste, etc., jurer de sa foi inébranlable en l’égalité homme-femme. Je ne nie pas l’engagement authentique de nombreux militants et militantes de gauche en faveur des femmes mais, il faut bien le dire, celles-ci ont servi de bélier pour démolir la troïka. Et ceux qui en ont bénéficié, vous savez qui c’est…

Le Front populaire butte contre ses propres impasses

L’attitude pour le moins désinvolte du Front populaire vis-à-vis de l’égalité dans l’héritage pose un autre problème fondamental. Un projet de loi concernant la violence à l’encontre des femmes devrait bientôt être présenté à l’ARP. Le Front populaire considère-t-il la discussion de ce projet de loi comme inopportune en ce « moment » ? Probablement non. Il sait qu’en dehors peut-être d’une minorité des députés nahdhaoui, personne à l’assemblée ne se risquera à condamner cette loi comme une atteinte décisive aux canons de l’islam, comme cela est, au contraire, majoritairement admis en ce qui concerne l’égalité dans l’héritage. Le Front populaire qui est pourvu d’un certain réalisme, n’ignore pas le péril politique que représenterait pour lui le fait d’apparaître comme un parti opposé aux croyances populaires. Sur la question de la violence à l’encontre des femmes, il peut se prononcer comme bon lui semble, protégé en quelque sorte par le large consensus de la classe politique, y compris sans doute les principaux dirigeants d’Ennahdha.

Sur l’égalité dans l’héritage, ce n’est pas du tout le cas et le Front populaire se trouve complètement désarmé. Prisonnier d’une conception du religieux et de l’Etat inspirée par l’expérience de la laïcité anticléricale française, redevable d’une vision de l’émancipation puisée largement dans les paradigmes de la gauche occidentale où s’enracine le féminisme contemporain, le Front populaire, et plus largement la gauche tunisienne, butte contre ses propres impasses. Sur l’inégalité de genres, comme sur d’autres questions, il ne peut que se référer à ce qu’il appelle dans la proclamation de son dernier Conseil national, « les valeur du modernisme et du progressisme », autrement dit les mots d’ordre de la gauche occidentale, élevée au statut d’Universel alors que, dans notre pays, ils devraient constituer des questions et non des solutions.

Le Front populaire s’est ainsi montré parfaitement incapable de penser l’intégration de la culture populaire, dont la dimension religieuse est constitutive, à une politique de libération et d’élaborer en conséquence une stratégie qui lui permette de battre en brèche la polarisation modernistes/islamistes et de disputer l’hégémonie aux courants qui se réclament d’une politique islamique, dépourvue de tout lien avec une perspective de libération, voire dans le cadre d’une démarche carrément contre-révolutionnaire. Or, dans le cadre d’une telle approche, une réponse autonome, c’est-à-dire localisée, contextualisée, populaire, à la question de l’inégalité dans l’héritage pourrait être apportée. Elle pourrait devenir une arme au service de la révolution et non pas un handicap ou un simple hochet que l’on agite selon les « moments » pour des objectifs qui n’ont rien à voir avec les droits des femmes.