« Comme vous le savez, l’Union Européenne et la Tunisie célèbrent cette année leurs 40 ans de partenariat. Et 40 ans, ça se fête ! » Au matin du mardi 24 mai, la voix âpre et légèrement monocorde de Laura Baeza, ambassadrice de l’Union Européenne en Tunisie, résonne dans la grande salle climatisée du palais des congrès de Tunis. Un parterre d’hommes en costumes et de femmes en tenues habillées l’écoutent avec attention.
C’est la session plénière d’ouverture des Journées de l’Europe, qui sont conçues sous forme de journées « porte-ouvertes » afin « d’entrer dans une approche plus participative et de sortir des cercles confidentiels ». Sur les trois jours que dure l’événement, 13 « panels de haut niveau », ouverts au public, sont prévus avec des « spécialistes renommés » de Tunisie et d’Europe. En parallèle, les stands, souvent très chargés en information, doivent favoriser le réseautage autour de certaines thématiques ou institutions (Banque Européenne d’Investissement, Banque Européenne de Recherche et Développement, European Union National Institutes for Culture).
Le « couple » tuniso-européen
Est-ce parce que le logo géant de la coopération tuniso-européenne, placé derrière les orateurs, montre deux drapeaux enlacés ? Dans les discours d’introduction , les variations autour du couple et de la relation fleurissent : Nick Westcott, du service européen d’action extérieure, fait référence à l’accord de coopération de 1976 comme à un « marriage de jeunes » ; Christian Danielsson, Directeur général de la politique de voisinage à la Commission Européenne, décrit plus sobrement « la relation entre nous deux », la « constance du partenariat et son approfondissement progressif », notamment au moyen de l’Accord de Libre Echange Complet et Approfondi (ALECA) actuellement en cours de négociation. Les caricaturistes, Willis from Tunis et Nicolas Vadot, visiblement inspirés, utilisent eux aussi ce genre d’images. Ils ont été chargés par l’organisation d’aider les représentants de la coopération à « prendre du recul. Et prendre du recul, c’est prendre de l’élan », selon Laura Baeza.
Malgré les références à deux partenaires « sur un même pied d’égalité » dans les discours des représentants européens, ce qui se dessine, c’est plutôt un couple déséquilibré : l’Union Européenne donne l’argent, les directives, et « renforce les capacités » de la Tunisie, qui la remercie et obéit. Il s’agit d’un échange à sens unique, où les représentants de l’UE se sentent autorisés à proposer leur définition de la Tunisie, peut-être plus à partir de ce qu’ils voudraient qu’elle soit que d’une analyse profonde de ce qu’elle est réellement. Ainsi, la Tunisie est un « pont entre l’Union Européenne et le monde arabe », « le laboratoire démocratique du monde arabe », un pays « où les valeurs portées par l’Union Européenne fondées sur l’Etat de droit et les droits de l’homme progressent », selon Laura Baeza ; Enrique Baron Crespo, qui a « beaucoup de sympathie » pour la Tunisie, la considère comme une « amie » avec qui il faut « partager non seulement les valeurs, mais les méthodes qui font que la démocratie fonctionne », et Christian Danielsson déclare que la Tunisie a « réussi sa transition démocratique en développant un modèle unique alliant son héritage arabe, musulman, méditerranéen et africain et une vision fondée notamment sur l’émancipation des femmes ». Les discours des représentants Tunisiens, en revanche, ne tentent pas de brosser un tableau de ce qu’est l’Union Européenne.
Entre les résurrections de l’époque carthaginoise (une relation millénaire !) et les louanges à la démocratie et à « nos valeurs communes », le « couple » tuniso-euroéen s’envoie quelques piques feutrées, codées en langage plus ou moins diplomatique. Vers la fin de son discours, Yassine Brahim, ministre du Développement, de l’investissement et de la coopération internationale, lance :
L’Europe a un problème de réfugiés. Mon message aux responsables que j’ai reçus ce matin c’était de dire : attention, il ne faut pas que ces problèmes vous mettent dans une position où vous ne regarderez le Sud quand il y aura des problèmes aussi importants. Il faudra regarder le Sud en faisant de l’anticipation. Il faudra regarder le Sud en termes de support comme vous l’avez fait ces 5 dernières années. Mais vous avez une marge, une matière, à augmenter et à faire progresser. Pour faire de l’anticipation, et être dans le positif, et être dans la transformation, et être ouvert en termes de mobilité. Parce qu’on ne peut pas développer des échanges économiques sans être beaucoup plus flexible dans la mobilité.Yassine Brahim
Enrique Baron Crespo, ancien Président du Parlement européen dont Laura Baeza était première assistante, le reprend un peu plus tard : « La crise des réfugiés n’est pas un problème pour l’Europe seulement, c’est un défi auquel vous devez faire face de façon très directe. » Nick Westcott déclare à son tour qu’il est nécessaire de « dépenser autrement », que l’Union Européenne cherche pour le partenariat un « saut qualitatif ». On comprend qu’il est peu probable que le volume de l’aide accordée à la Tunisie augmente, et que la forteresse Europe est réticente à lever les restrictions sur les visas pour les Tunisiens. En tout cas ce n’est pas ce qu’ils ont prévu avec l’ALECA.
Quant à Wided Bouchamaoui, présidente de l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA), elle finit son allocution en rappelant : « nous tenons à ce qu’il y ait un bilan de l’accord d’association qui a été signé en 1995 pour pouvoir développer cette force, ce quelle apporte, et pour pouvoir avancer dans cet accord de l’ALECA ». En effet, l’impact des accords de libre échange sur l’économie tunisienne, passés et prévus, n’a pas fait l’objet d’une évaluation officielle, et l’inquiétude est vive pour les Petites et Moyennes Entreprises.
Pour le ministre du développement, « c’est le marché qui prime »
Mais Yassine Brahim déclare que diverses évaluations ont bien eu lieu, mettant en évidence plusieurs industries qui, selon lui, n’auraient pas pu se développer sans l’accord de 1995 : les équipements automobiles (la Tunisie est un leader mondial en connectique et en câblage), l’industrie aéronautique (avec Airbus comme client important), le développement de logiciels, et le textile. Etant donné le nombre de grèves qui ont eu lieu dans ces secteurs, il est moins sûr que les travailleurs bénéficient réellement de ces gains en parts de marché, en compétitivité. Mais les intérêts des travailleurs n’ont pas fait l’objet de beaucoup d’attention lors de ces trois jours…
Yassine Brahim dit avoir « rarement vu, dans tout accord de libre-échange, les pays les plus petits ne pas en bénéficier plus que l’espace qui est en face. Car au final si nous sommes assez bons pour savoir négocier nos rythmes, à la fin, c’est toujours le marché qui prime ». Cette première affirmation est pour le moins discutable. Prenons par exemple l’Accord de Libre Echange Nord Américain, qui a entraîné une hausse de la pauvreté au Mexique, et a accru sa dépendance de l’Amérique du Nord.
Il mentionne ensuite la réforme de l’administration comme réforme clé de l’Etat. Le rythme de la transformation doit s’accélérer, et cette transformation correspond au passage d’un modèle jugé trop étatiste à un modèle plus compétititf, « où la tunisie se sente les capacités de jouer un rôle important, où la mondialisation devient une opportunité et non pas une contrainte ». Le ministre du développement, de l’investissement et de la coopération internationale, est avant tout un homme d’affaires. D’après son discours, on comprend ce qui compte pour la Tunisie, c’est de peser dans l’économie mondiale. Pas une fois il ne mentionne l’existence des disparités régionales, et comment l’ALECA ou la coopération avec l’UE en général pourrait éventuellement les réduire. Il est vrai que ce n’est sans doute pas leur vocation…
Toujours est-il que pour Christian Danielsson, de la Coopération européenne, les réformes libérales entreprises par la Tunisie « vont dans le bon sens » : réforme de la fiscalité, indépendance de la banque centrale, loi bancaire, loi sur le Partenariat Public Privé, réforme du Code d’Investissement, loi sur la concurrence et les prix, etc. Et la Commission Européenne suit de près le contenu du plan quinquennal tunisien…
« Faire plus, pour et avec le secteur privé »
L’après-midi marque le lancement des panels ouverts au public. « J’aime la compétition, moi ! », s’amuse l’animateur du panel 2 sur « le dialogue public-privé au service du développement économique » parce que c’est la salle la plus remplie. (En parallèle se tiennent une session sur le renforcement de l’Etat de droit et une autre sur la promotion des droits de l’homme.), deux communications doivent « planter le décor ».
L’une porte sur une enquête sur le climat des affaires et la compétititvité des entreprises, réalisée par l’Institut Tunisien de la Compétitivité et des Etudes Compétitives (ITCEQ). Y est présenté un indicateur de perception du climat des affaires (IPCA) allant de 0 (déplorable) à 1 (excellent). Pour élaborer cet indicateur, on demande à un millier de chefs d’entreprise d’évaluer leur perception de 10 facteurs sensés représenter le « climat des affaires ». De 0,629 en 2014, l’IPCA est passé à 0,627 en 2015, signe que « la situation s’est dégradée », selon l’ITCEQ. C’est-à-dire que l’indicateur qui quantifie la perception que les chefs d’entreprise ont du climat des affaires a baissé de 0,2%… La communication suivante suggère comment il faudrait agir pour que le climat des affaires s’améliore. Elle est présentée par un « expert en développement du secteur privé », qui énonce l’idée principale du Dialogue Public-Privé (DPP) : « faire plus, pour et avec le secteur privé », afin de « parvenir à une croissance inclusive durable ». Il faut alors « différencier », « créer des opportunités à partir de solutions basées sur le marché », et notamment faciliter les partenariats public-privé, « mieux écouter le secteur privé », etc. La Tunisie a montré la voie avec les prémisses de discussion entre le secteur public et le secteur privé. « Mais si on regarde le benchmark sur le DPP avec les autres pays de la région, il y a encore des progrès à faire ». Voilà, le décor est planté.
La discussion avec les panélistes peut donc commencer : l’animateur estime qu’il y a un problème de ressources humaines et de capacity-building dans les régions. « On a beau faire des projets décentralisés, on bute sur la qualité des ressources humaines sur le plan local pour pouvoir être de vrais interlocuteurs ». Pour Eileen Murray, la représentante de la Banque Mondiale, c’est une problématique à long terme, qu’il faut aborder par l’éducation. « Il faut avoir des curricula beaucoup plus modernisés, où la dimension TIC, la dimension RH, la dimension langues devra figurer. […] Le positif de ça, c’est qu’il y a beaucoup de jeunes. C’est beaucoup plus facile de changer le comportement des jeunes que de changer le comportement des personnes de mon âge. » Ensuite, les panélistes évoquent les nombreux « problèmes de confiance », et beaucoup insistent sur la nécessité de « passer à l’action ».
L’idée selon laquelle le secteur privé détient la clé des problèmes et qu’il faut l’inclure davantage dans les politiques traverse la plupart des panels de ces journées. Dans le domaine de l’éducation, on apprend qu’il faudrait que la culture entrepreuneuriale soit enseignée dès le plus jeune âge, qu’il y ait « plus de synergie entre le secteur privé et les centres de formation », etc. Pour présenter le programme H2020, le plus grand programme de recherche européen, auquel la Tunisie a accès, la représentante de la Commission Européenne révèle que le but ultime de ce programme est de « soutenir la mise sur le marché, l’exploitation commerciale des résultats de la recherche ». L’environnement est lui aussi présenté comme un terrain propice à l’investissement.
« Un peu plus de sociologie dans l’approche »
Les journées de l’Europe sont l’occasion de constater une certaine nostalgie de l’ancien régime de la part de l’élite économique tunisienne. Déplorant le fait que les questions importantes ne sont pas débattues, un chef d’entreprise est d’avis que cela est dû au choix du parlementalisme : il vaudrait mieux faire « de la pédagogie » pour expliquer à la population que les réformes libérales sont certes douloureuses, mais nécessaires. (Par exemple, tant que le code du travail ne sera pas réformé, les entreprises rechigneront à embaucher, de peur de se retrouver trop facilement devant les prud’hommes.) Il fait remarquer que Bourguiba, lui, s’adressait toutes les semaines à la population…
Pour expliquer le retard dans certains projets, Yassine Brahim incrimine « une ambiance révolutionnaire », « une non acceptation des populations de certaines décisions qui ont été prises avant la révolution », notamment la réquisition du foncier pour exécuter les projets publics. Il explique ensuite que le gouvernement a dû « changer de méthodologie, avoir un peu plus de sociologie dans l’approche, mais aussi changer et faire évoluer les lois ». Il dit aussi, en parlant des réformes, que pour avoir le temps de développer un nouveau modèle économique, il fallait « acheter la patience » : mais « cet achat de la patience a un certain coût, évidemment, pour lequel nous avons atteint la limite ».
La vision des représentants européens est plus « participative ». Pour Laura Baeza, « la consultation et l’échange doivent devenir la règle. » Nick Westcott insiste sur le fait qu’ « il faut faire confiance à la sagesse des citoyens et électeurs ». L’idée qu’ils partagent est que pour désamorcer les conflits, et éviter les manifestations, grèves et autres incidents fâcheux pour la bonne marche des affaires, il vaut mieux inviter toutes les parties prenantes autour d’une table, dans un dialogue « structuré », « constructif ». L’écoute des arguments de ceux qui au départ s’opposent aux projets, aux politiques, permet de les revoir, et surtout de revoir la communication qui les entoure.
Pour clôturer les Journées de l’Europe, Laura Baeza n’hésite pas à lancer « ces journées et les panels qui se sont déroulés viennent de nous montrer que l’imagination était au pouvoir », récupérant ainsi le slogan anti-autoritaire et anti-conformiste de Mai 68, « l’imagination prend le pouvoir ». De même, le processus des soulèvements populaires, qui avaient mené à la fuite de Ben Ali en 2011, est détourné, déformé par l’ordre dominant des soldats de l’Union Européenne pour accélérer les réformes et l’intensification du libre-échange au nom de la démocratie et des droits de l’homme. Les revendications liées aux aspirations à la dignité, à la dénonciation des inégalités n’occupent pas vraiment les esprits des agents de la coopération tuniso-européenne. Les jeunes des quartiers populaires, des régions « marginalisées », qui étaient sortis en masse dans la rue et en avaient payé le prix du sang, non plus. Ceux-là sont au mieux ignorés, au pire dénigrés.
En sortant de la fraîcheur du palais des congrès, il suffit de traverser l’avenue Mohamed V pour trouver une toute autre atmosphère. Dans la chaleur de la fin de mois de mai, les gens qui déambulent dans les rues du centre-ville n’ont pas assisté aux journées de l’Europe. Pourtant, ce qui s’y discutait les affectera sans doute tôt ou tard. Dans ce contexte de « transition démocratique », ont-ils vraiment leur mot à dire ?
Article qui décrit tout le baratin hypocrite des politicien des deux parties, mais qui dévoile juste un peu l’hypocrisie de la nature des échanges entre l’Europe et la Tunisie. Brefs voilà un bel exemple d’un échange inégal, ou plutôt d’un néocolonialisme new look.Le pire est que les Tunisiens (c.à.d. les officiels qui sont au pouvoir et toute la classe politique)y croient comme de pauvres bougres.