Éclipses, de Fadhel Jaziri : un cinéma sans mode d’emploi

Eclipses

 

Deux histoires, deux éclipses

Il y a deux manières de voir Éclipses. On peut le voir avec l’innocence supposée de son spectateur ordinaire : c’est le look d’un polar que ressuscite Jaziri, qui a pour scène un Tunis sourdement feutré, et pour fil conducteur une affaire de meurtres à résoudre. Fiction greffée à chaud sur les drames de l’actualité, Éclipses ratisse pourtant un peu plus large : il convertit une histoire d’amour en chambre d’échos d’une enquête policière. Entre la passion de Hind, une jeune journaliste, pour Lassâad le commissaire de police, l’assassinant d’un entrepreneur par sa belle-fille, et la découverte d’un réseau de passeurs de jihadistes qu’il va falloir démanteler, Éclipses retend les ficelles d’une spirale infernale en mode thriller. Deux histoires, donc, pour deux morales.

Peut-être n’en fallait-il pas plus à Jaziri, pour tenter d’un peu trop près le diable. Mais tout se passe comme si Éclipses tendait des verges pour se faire battre. Car on peut voir ce film avec les yeux dessillés des polarophiles avertis : dans les sas du scénario écrit à quatre mains avec Nedjma Zeghidi, Jaziri fait encore entrer et sortir d’autres personnages, Iyadh le juge d’instruction ou Hassin le professeur de musique. Comme dans un jeu de cartes battu et rebattu, il calque sa mise en scène sur celle du polar, avec l’intention de renflouer deux de ses filons princeps : les pistes d’une vérité à dévoiler, et le sens d’une justice à rétablir. Deux manières donc, pour deux histoires.

Mais il n’y aurait pas là de quoi fouetter une chatte si les sortilèges de la forme polaroïde n’éclairaient Éclipses d’un jour fort peu favorable. Le problème n’est pas que de forme. On ne saurait certes reprocher à Jaziri de s’aventurer, sans précautions, le long de ces pentes du polar déjà gravies par les Coppola, les Huston, les Ray. Mais Jaziri rhabille Éclipses d’un costume scénaristique trop ample qui emblématiserait l’histoire bien plus qu’il n’en précipitera le récit. Et là aucun doute ne nous sera permis : il est difficile de voir dans Éclipses autre chose qu’une intrigue en mal de suspens, dont les sauts de puce peinent à amener le spectateur sur son terrain. Deux histoires, deux morales, deux manières : serait-ce l’effet concocté de deux éclipses filmiques ?

« Faire cinéma » ou faire du cinéma ?

Il y aurait, dans les deux cas, un paradoxe de la forme qui destinerait Éclipses à ne rien montrer, là où ce choix même conduit Jaziri à tout illustrer – ou presque. Serait-ce pour « faire cinéma » que le metteur en scène de la Hadhra se drape dans les oripeaux de genre ? Il y va d’un choix formel mal assumé. Construit sur une imagerie tirée au cordeau dont il fait sa surface, et une intrigue policière dont il fait sa loi, Éclipses traite de plus d’un sujet. Se voulant corrosif, il semble se disperser aux quatre vents : violence, endoctrinement, inceste et corruption fournissent la matière vive du film. La diégèse d’un polar en demande-t-elle tant ? Au risque de gommer ses angles, Éclipses ne se donne à voir que par un seul bout de la lorgnette. Sa grammaire ne se condamnerait-elle pas au colmatage ?

Reste la manière cinématographique de dénouer ce paradoxe. Certes, Éclipses retient du polar son artère essentielle : le meurtre n’y est qu’un tremplin, une ouverture au jeu d’échecs. Film d’atmosphère, Éclipses baigne ses plans dans la pénombre malsaine du thriller, dont les pinces à linge du montage alterné capitonnent sans grand défaut les plans. Sauf que, chez Jaziri, la plastique de l’image colmate la nécessité logique du plan. Et si le découpage lui permet de prendre une certaine liberté par rapport aux codes cinématographiques du polar, encore faut-il qu’il s’en donne tous les moyens. Car les choses se délitent encore lorsque Éclipses en remet une couche un peu trop morne avec une mise en scène qui trouble rarement le spectateur. Lâchage du mou non voulu ? C’est là, peut-être, que les conséquences du maniérisme de Jaziri se font le plus sentir.

Le maniérisme, ce serait dans Éclipses quelque chose comme du « cinéma filmé » : intrigue de convention, suspens qui s’oublie dans la minute, dialogues lézardés et mise raflée du scénario. Cela est sans doute sensible dans la manière fort peu bressonienne dont Jaziri met dans la bouche de ses personnages de plates réparties. Cela est d’autant plus palpable dans l’économie du récit, que la circulation des points de vue entre Iyadh, Hind et Lassâad se gère avec une caméra bonne poire. Cela est surtout visible dans la triple façon qu’a Jaziri de faire passer les mots après les personnages grâce aux champs-contrechamps ; d’ordonner en cadrages serrés le jeu plus ou moins embaumé des personnages d’après leurs corps ; et d’effacer les corps les uns après les autres dans les plans carte postale de la ville. De deux éclipses, on passe ainsi à trois.

De la « besogne » ordinaire

Sans doute est-ce là que réside, en partie, la grande faiblesse de la « besogne » d’Éclipses : Jaziri y procède comme un théâtreux. Si les personnages sont filmés correctement, Jaziri ne les saisit pas moins platement : sa caméra les suit dans le sens de leur poil, dans l’accélération violente mais froide de leurs affects. Trop pantins pour dérouler, en conducteurs de fiction, les fils de l’intrigue, ses personnages se trouvent mis entre guillemets plutôt qu’en danger. La forme-polar, visiblement époumonée, y perd du coup sa nécessité dramatique. Entre deux plans, deux ellipses dans le déroulé des actions, entre un flash-back illustratif et un autre qui ne l’est pas moins, Jaziri renvoient le plus souvent ses personnages à l’ombre d’où ils viennent. Le reste n’est que rance omertà.

En serait-il autrement que cela surprendrait ? La machine fiction, dans Éclipses, ménage mal les effets de l’intrigue. Jaziri a dû se dire qu’il pourrait contourner les exigences de l’enquête policière en prenant de vitesse l’histoire d’amour entre Lassâad et Hind. Conséquence : tout ou presque, dans Éclipses, s’emballe à la façon d’un cadavre exquis. Et c’est à des effets de manche, justement, qu’on reconnaît la patte particulière de Jaziri. Conséquence mal pesée, la grammaire molle du film vise plutôt bas : Jaziri n’y ménage pas de balcon au spectateur. Éclipses est un film deux fois désossé.

Pourquoi donc Éclipses tombe-t-il des yeux ? Parce que Jaziri, sous prétexte de faire un cinéma de genre qui ne s’oppose pas au cinéma d’auteur, réussit à collectionner les handicaps. Pas besoin, donc, que le spectateur soit peau de vache pour bouder Éclipses. Entre le premier et le dernier plan de ce film d’une heure quarante, l’oreille n’est pas plus rassurée que l’œil. Si la musique d’Omar Jaziri vient troubler à peine la loi de l’omertà, il y a surtout le bruit insistant des fauteuils de cinéma qu’on entend, pendant la projection, se rabattre sans regret. Avec Éclipses, Jaziri peaufine moins sa théorie de la « besogne » artistique qu’il n’en fait péter les coutures. Le cinéma, lui, y cherchera en vain son mode d’emploi.

Culture

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2Comments

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  1. 1
    Salah Ben Omrane

    Coquille dans l’article : «… Jaziri renvoie(nt) ..

    2. Il est écrit dans l’article, qu’il existe deux manières de voir Éclipses : la première “avec l’innocence supposée de son spectateur ..deux histoires pour deux morales.” Puis une seconde : “avec les yeux dessillés…”. L’auteur de l’article s’interroge, après avoir exposé la première lecture “s’il ne fallait pas plus à Jaziri, pour tenter d’un peu trop près le diable. Mais tout se passe comme s’il si Éclipses tendait des verges pour se faire battre“.

    Que Jaziri tente ou non le diable, en réalisant un film, il s’expose de fait à tous les avis. Son film terminé, il ne semble pas qu’il avait indiqué, quelque part, une manière avec laquelle son film devrait être vu. Libre à chacun de le voir comme il le souhaite, voire comme il peut et de le ranger dans la catégorie qui lui semble : en polar, en aventure, en burlesque, en western, en film musical ou autres.

    Il y a une confusion manifeste de l’auteur de l’article entre deux statuts, celui du réalisateur et celui du spectateur. Un spectateur, peu importe qu’il soit, dès l’instant qu’il se permet d’ouvrir la boîte de pandore, en prétendant lire les intentions du réalisateur, il va droit vers l’interprétation. Si en plus, il prétend avoir bien “repéré le genre du film”, mais également deviné les intentions du réalisateur, laissant entendre “modestement” en connaître tous les recoins au bout des doigts, il ne reste plus qu’à plaindre le cinéaste face à lui et lui souhaiter bon courage!

    L’opération lecture, qui consiste à faire passer au forcing, tel dans le cas présent, avec acharnement, un film par l’entonnoir d’une mythique grille d’un genre, qu’au bout du compte, l’auteur de l’article s’en rend compte que cela ne fonctionne pas avec un certain mode d’emploi, qu’au lieu de se pencher sur les bien-fondés constituants sa propre attente, il s’en prend au film et maudit son réalisateur.

    La logique, qui n’est pas celle d’un genre particulier, mais simplement humaine, veut que plus on cumule du savoir, plus on adopte le profil de quelqu’un de humble, lucide, étonné et surtout courtois!

    Cependant, Il ne figure nulle part que Jaziri ait déclaré avoir pour ambition de réinventer le cinéma ou l’un de ses genres. Il a fait un film! Il a le mérite d’avoir réussi à mener son projet de log métrage à son terme au point qu’il soit devenu visible par des spectateurs dans les salles obscures. Je concède que c’est révoltant pour certains, qu’il y soit parvenu, mais il n’a pas privé d’autres de suivre le chemin ou d’en faire pareil.

    Autant qu’il soit à la portée des moyens de chacun de refaire le match, il y a juste à dire que l’univers du possible est grand, nul n’a été empêché d’impressionner une pellicule avec ses idées, si lumineuses soient-elles, mais fort heureusement le champ de la spéculation n’est pas moins exponentiel ; il est toujours et encore plus grand.

    Sans faire long, quelques remarques sur quelques expressions dans l’article, à l’emporte-pièce, que j’ai relevées :

    – «On peut le voir avec l’innocence supposée de son spectateur ordinaire».

    Un individu qui se déplace vers une salle de cinéma ayant le désir de voir un film fait l’évènement. Il n’est pas “un individu ordinaire”, surtout aujourd’hui quand les salles de cinéma ferment les unes après les autres. Un bel oxymoron nous avons, puisque “ordinaire” est associé à l’adjectif “innocent”. L’ordinaire est foncièrement coupable. Il est au moins coupable de se complaire dans son état d’ordinaire sans “ les yeux dessillés”.

    -La diégèse d’un polar»

    Pour parler de diégèse dans le polar, cela équivaut à chercher une aiguille dans une botte de foin quand ce terme appliqué au récit du film, tout court et en général, est un sujet à controverses. Toute définition d’une règle de marquage de ce qui pourrait être entendu par diégèse propre à un genre particulier dans le cinéma ne peut qu’être soit restrictive, vaseuse ou arbitraire.

    La nécessité logique du plan»

    Il n’existe aucune nécessité et heureusement que c’est ainsi. Autrement, le cinéma serait éteint depuis fort longtemps, s’il était investi que par des conformistes.

    – « Une mise en scène qui trouble rarement le spectateur».

    Il faut troubler le spectateur ? Il y a certainement une idée derrière la tête dans l’envie de troubler le spectateur.

    Lâchage du mou»

    C’est à peu près ce que certains reprochaient au cinéma de Satyajit Ray. Heureusement qu’il ne les a pas écoutés.

    Le maniérisme de Jaziri»

    Pas sûr que cela doit être pris pour compliment venant de l’auteur de l’article. Cependant, il est à rappeler que le maniérisme est un mouvement artistique né au XVI siècle en Italie, en réaction à l’ère des artistes Humanistes. Si l’auteur de l’article entend par “le maniérisme” ( je doute que c’est son propos) chez Jaziri, à savoir un casseur d’un genre cinématographique, on peut en effet dire qu’il est maniériste. J’ajoute qu’il est même un fauviste !

    Théâtreux»

    Si l’emploi de ce terme n’est pas une insulte, l’auteur de l’article n’en dit pas plus pour s’en expliquer.

  2. 2
    bouslama ferid cinephile et cineaste amateur depuis plus de 40 ans vit et travaille en tunisisie

    Je crois que vous portez plus un jugement sur le film khousouf de JAZIRI plus qu une analyse du film , au fait vous vivez ou , en tunisie ou ailleurs , le film parle de la tunisie d’aujourd’hui et c est le plus important , avez vous vu beaucoup de film en parler , je veux dire de la realité brulante d’aujourd’hui ,l’esthetique c’est tres subjectif moi je trouve qu elle est excellente , je trouve par ailleurs que vous avez un tres bon francais mais cela ne cache pas votre parti pris , au fait vous avez peut etre quelque chose contre jaziri auquel cas il faut le dire , on pourrait comprendre votre article
    au fait moi je n’apprecie pas specialement le personnage de jaziri mais le coté theatral du film donne du punch au film , il faudrait à mon avis regarder le film avec detachement et reconnaitre que c’est tres courageux de la part du realisateur , j’en vois peu ou tres peu qui osent aborder ces sujets aujourdhui y compris surtout parmi la jeune generation malheureusement ,

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