Nœud coulant d’une exigeante démarche photographique, le reportage se dénoue et se renoue chez Zied Ben Romdhane là où il n’y a rien à voir. Et pourtant, ce travail « nous regarde ». S’exerçant depuis une dizaine d’années à l’auscultation du réel tel qu’il va, ce talentueux trentenaire a toutes les bonnes raisons de ne pas se presser. S’il excelle, dans Children of the moon (2014), à faire patiemment percevoir ce que la maladie génétique XP empêche de voir, l’enjeu de son dernier photo-reportage West of life (2016) s’accentue d’autant plus qu’il s’anime d’un autre mouvement. Dans cette nouvelle série, récemment retenue dans le cadre de l’Arab Documentary Photography Program, le regard de Zied Ben Romdhane voudrait témoigner de ce qu’il faut montrer.
Des images qui nous regardent
À l’ouest est rivé le regard de Zied Ben Romdhane. Mais loin de le prendre en écharpe, la démarche de West of life s’en fait l’écho comme d’un réel cru et blessé, par émanation d’une fiction non moins troublée. Marquée par les stigmates de l’exploitation minière, Gafsa est en effet cette région du sud-ouest tunisien que Ben Romdhane arpente à la fois comme une terre connue et comme un territoire étranger. Des gisements de Redeyef aux mines de Métlaoui et aux collines d’Oum El Araies, c’est le visage fatigué mais résistant d’une terre qui ne l’est pas moins qui donne chair et épaisseur à West of life. Si le regard de Ben Romdhane est celui d’un observateur mâtiné d’intelligence, c’est parce qu’il prend le temps nécessaire à la compréhension de ses sujets. C’est l’une des forces de son travail, depuis sa belle série Waiting zone (2013) sur la détresse des immigrés en zone d’attente : pour que riment, en un seul acte engagé, le vécu de terrain et l’exigence du reportage, il faut une certaine patience. Mais il faut en même temps la distance nécessaire pour abandonner le jeu des identifications et opposer à la fausse neutralité des images qu’on voit, le point de vue de celles qui nous regardent.
La cohérence de West of life assume ce qu’implique cette double exigence. Pour s’en tenir à sa facture, elle est sur le fil du rasoir. Mais son éclat un peu trop « artistique » n’en fait pas pour autant une série succombant à la complaisante esthétisation du social. Il y a à cela au moins deux raisons. Dans une démarche qui n’est pas sans faire écho aux travaux de Sebastião Salgado, West of life se case volontiers sous la franquette du reportage photographique. C’est à dessein qu’il faudrait pourtant employer cette catégorie. Gardant les faveurs de Ben Romdhane depuis Child of moon, l’usage du noir et blanc n’en permet pas moins de laver West of life du déjà-vu. Inutile dès lors d’y chercher la trace du moindre pathos que le shot d’actualité imprime d’ordinaire en couleurs à ce type de reportages photographiques. Le geste documentaire de Ben Romdhane procède ainsi d’un double refus : celui d’idéaliser les « damnés de la terre », et celui de leur imposer la violence du spectaculaire.
Là est peut-être la vraie singularité de West of life : comment rendre une dignité visuelle aux choses aussi bien qu’aux êtres que l’État réduit à de simples restes, sans que l’objectif photographique ne devienne l’instrument d’une spoliation de plus ? À l’opposé d’un photojournalisme panseur de plaies, Ben Romdhane trouve bien mieux pour reconnaître l’altérité de ce qui s’offre à son regard : sous le drame des êtres, il s’attache à dégager la trame des choses. Depuis au moins sa suite photographique Tataouine (2013), la trame chez Ben Romdhane est assurément une question de lignes de force. Ici, ce sont les trajectoires d’estuaire qui importent autant que les destinations des déchets chimiques à Chatt Essalem. Là, ce sont les traces d’oiseaux à même le sol qui possèdent autant de poids que les roches phosphatées utilisées dans la construction de maisons. Mais de Métlaoui à Thelja, la ligne d’horizon ne se détache que pour aussitôt disparaître dans la grisaille d’un paysage aride, ou derrière les masses compactes des stocks de phosphate. D’un paysage à l’autre, la patience du regard est appelée à la rescousse. Sans pour autant que le spectateur de West of life se lasse d’être compagnon de route.
Lignes de regard
Mais comme les lignes de force délimitent nécessairement des points forts, la prise de vue chez Ben Romdhane ne va jamais sans prise de position. En un sens, il y va d’une politique du regard documentaire. Devant les ravages de l’exploitation des gisements de phosphates, West of life renonce à se complaire dans une contemplation sans objet. Dans les paysages, sol et nuages sont comme pris à témoins : ces nappes temporelles jouissent d’une même attention en plan d’ensemble qu’un site de traitement de phosphate. Dans les autres photos prises à Redeyef, la trame n’est pas qu’affaire de lignes de fuite, par le croisement des diagonales des rails d’un train transportant le phosphate. Elle l’est certes aussi par l’éclairage strié d’une vieille mine souterraine. Mais entre les différentes textures du sol de Chatt Essalem, et les constructions industrielles à Oum El Araies, il n’y a plus que les dégradés de gris qui happent l’œil. En un jeu d’échos et d’épaisseurs telluriques qui redistribue, à parts inégales, les chances du visible, certaines compositions de West of life frôleraient l’abstraction, là où l’étrange rendu photographique de certains paysages se prêterait plutôt aux effets stridents de l’optic art.
Sans lever le petit doigt du pictorialisme, West of life laisse pourtant une place pour une « leçon de choses ». Certes, Ben Romdhane ne perd de vue les fissures qui lézardent les bâtiments d’État, ni ne s’aveugle devant les traces laissées par l’explosion des mines sur les murs des maisons à Métlaoui. Gagnant en nuances, West of life affûte si délicatement le tranchant de ces fêlures que sa portée documentaire se double d’une autre dimension : se purgeant de l’ordinaire poncif mémoriel, la « leçon de choses » témoigne du poids même du sensible qui irrigue ces tranches de « vie nue ». C’est alors une question de lignes de fracture. Si Ben Romdhane tire vers l’épure la disposition d’un poste radio, d’une montre et d’un flacon d’aspirine, le tout composé dans un cadre peu saturé, c’est avec la licence d’un passage à la fiction que West of life peut sans doute soustraire ces tranches de « vie nue » à l’évidence de drame. Ce sont notamment la danse fière d’Amara le résistant ou la pose décalée de Zeyda qui, chacune à leur manière, échappent par là à toute convention. Ici comme ailleurs, les gestes se distendent littéralement en lignes de résistance.
Mais loin de l’emphase qu’on pointe souvent comme le poncif de la photographie sociale, West of life sait encore titiller cette politique de l’État qui fait mine d’orienter le regard. Sans doute est-ce par le soin qu’il porte au cadrage que Ben Romdhane réinvente, dans quelques clichés, la possibilité d’un geste de fuite ou d’esquive. Il y a, en effet, ce magnifique retrait qui, en laissant le bras d’un jeune homme s’étendre dans le cadre, absorbe entièrement son corps dans le hors-champ. Sur un autre cliché, on retiendra, comme en écho à pareil retrait : le geste par lequel un homme de Sagdoud, déporté à l’extrême du cadre et rendu par là même quasi invisible, invite tendrement son âne au jeu. Il y a surtout ce geste extrêmement fort qui retourne le portrait des « sans-parts politiques » contre la forme policière de leur identité visuelle : sur la photographie d’un anonyme de Métlaoui, ce n’est plus son visage qui nous est donné à voir en plan rapproché, mais sa tête retournée comme un gant. Et pourtant, cela nous « regarde ». Exemplarité de l’anonymat ? Ce serait peut-être là qu’esthétique et politique se serrent la main. Nul doute en tout cas que la l’une des forces de West of live est à ce juste prix.
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