Crédit photo : Aram Bartholl, wikimedia (CC BY-SA 2.0)
Crédit photo : Aram Bartholl, wikimedia (CC BY-SA 2.0)

Son bureau déborde de papiers et de notes, de dossiers entre-ouverts, de cigarettes vieilles de plusieurs jours. Mais elle assure : « c’est un bazar organisé ». Pourtant, elle n’arrive pas à mettre la main sur le contrat qu’elle a signé il y a quelques mois avec une société pour laquelle elle a réalisé différents travaux de graphisme. « Je dois lui courir après pour qu’il me paye… et là, j’ai besoin de retrouver le contrat parce que j’ai un doute sur le montant total ». Amel est graphiste et a toujours travaillé en freelance. « Je n’ai jamais vraiment cherché de travail stable, dans une boîte, avec un salaire fixe », explique cette jeune femme qui dit fuir « la hiérarchie et la prison dorée de l’emploi ». Tout en nuançant : « Je ne vais pas mentir, demain une société me propose un boulot bien payé dans mon domaine, je ne vais pas dire non, je n’ai plus 20 ans ». Parce qu’être autoentrepreneur n’est pas toujours synonyme de liberté et d’épanouissement. D’autant plus qu’il n’existe pas en Tunisie de statut propre à cette catégorie de travailleurs.

Vide juridique

C’est dans ce contexte qu’est née l’association uProd’it qui entend mettre en réseau les personnes qui travaillent en freelance dans le domaine de l’audiovisuel, du multimédia et de l’informatique et repenser le statut juridique des travailleurs indépendants. « Nous sommes partis d’un constat simple : la majorité des freelances en Tunisie travaillent au noir puisqu’il n’y pas véritablement de statut juridique pour cette forme d’emploi », explique Ahmed Hermassi, président de l’association.

La seule alternative aujourd’hui est d’ouvrir une patente, mais ce n’est pas du tout adapté à notre métier : nous militons pour un statut qui régularise le freelance et non qui l’enferme dans un système rigide.Ahmed Hermassi

Selon lui, il est grand temps que la loi tunisienne s’adapte aux nouvelles réalités économiques. En effet, avec les possibilités que permettent les nouvelles technologies, le contexte économique mais aussi les nouvelles aspirations de la génération qui arrivent sur le marché du travail, est en train de reconfigurer notre rapport au travail. Pour Ahmed Hermassi, le seul frein pour se lancer dans l’auto-entreprenariat est le vide juridique : comment réclamer une facture non payée ? Comment répondre à des appels d’offres sans statut ? Comment bénéficier des droits sociaux, tels que la sécurité sociale ? Autant de problèmes auxquels sont confrontés les freelances.

Adnen en sait quelque chose. Photographe freelance pendant trois ans, il a récemment décidé de rejoindre une rédaction, avec un salaire fixe. « J’ai eu beaucoup de galères : soins médicaux que je n’arrivais pas à payer, des visas impossible à avoir, des travaux pour lesquels je n’ai jamais été payé. Bref, je travaillais du matin au soir, mais je me sentais en insécurité », raconte-t-il. « Il m’a fallu une année et demi pour décrocher un contrat de travail, avec un salaire de misère. Tout le monde préfère travailler avec des photographes freelances, ça leur revient moins cher ». Si aujourd’hui il ne regrette pas son choix, il se dit prêt à reconsidérer les choses lorsqu’il existera un statut pour les freelances, tout en ajoutant : « et je ne serais pas le seul… des salariés quitteront leur emploi, et de nombreux chômeurs se lanceront aussi ».

Une solution au chômage ?

C’est précisément le discours que tient l’association uProd’it. Pour Ahmed Hermassi, « le freelance pourrait être une solution pour les jeunes chômeurs : avec une employabilité de 7%, les jeunes diplômés des écoles d’arts ont tout intérêt à se lancer dans l’auto-entreprenariat ». Toujours selon le président de l’association :

l’idée classique d’encourager la création de startups n’est qu’une solution partielle car le jeune entrepreneur prend le risque d’être entrainé dans les rouages des crédits bancaires et des surcharges fiscales pour le reste de sa vie.

Tout en précisant : « nous ne prônons pas la fin du salariat, mais il est temps de régulariser un état de fait et de penser à des solutions durables au problème du chômage ».

Face à des jeunes sans emplois et des entreprises de plus en plus réticentes à embaucher, il semblerait que le freelance soit une alternative. Les entreprises qui manquent de visibilité sur leur carnet de commande, préfèrent le travail par mission : moins d’engagements, plus de flexibilité. Du côté des freelances, il y a souvent moins de contraintes et la possibilité d’explorer différents champs d’actions. D’ailleurs, l’association uProd’it a mis en place une application qui permet de relier les freelances et les entreprises afin de faciliter la recherche de missions et de prestataires. De l’informatique à l’agriculture, en passant par la culture, le journalisme ou l’éducation, ce sont finalement tous les secteurs qui sont concernés. Avec une réglementation sur la protection sociale des indépendants, comme c’est déjà le cas dans de nombreux pays, le travail en freelance pourrait effectivement connaitre un boom en Tunisie et réduire le taux du chômage. Doit-on pour autant encourager et généraliser ces nouveaux modes de travail ?

Dilemme

Amel a conscience des risques d’être freelance, mais espère qu’elle ne finira pas par intégrer une boîte :

je suis graphiste, et j’ai besoin de changer en permanence de client, de découvrir de nouveaux univers, de travailler à 2h00 du matin plutôt qu’à 9h00 si je préfère, de donner vie à ma créativité. Pas sûr que je sois autant épanouie dans une entreprise lambda.

Ahmed Hermassi l’explique : « il y a des métiers que nous ne devons pas enfermer dans un cadre rigide, comme c’est le cas de la plupart des métiers liés à la culture ». Pour lui, être freelance c’est une forme de philosophie de vie, où on est prêt à accepter les contraintes et les incertitudes, pour libérer sa créativité.

L’expérience en freelance d’Adnen, est plus nuancée : « Je travaillais plus de 15h par jour, j’étais sous pression en permanence et je n’arrivais pas toujours à bien m’organiser ». Il se souvient également d’une forme d’isolement : « une fois mes photos réalisées, je rentrais chez moi et j’étais en contact par e-mail et par téléphone avec mes clients, mais je pouvais passer des journées entières sans voir personne ». Car au-delà des aspects juridiques et sociaux, la quête d’autonomie et d’indépendance peut aussi être synonyme d’isolement et d’individualisation de la société.

Lors de sa recherche d’emploi, Adnen a pris conscience à quel point il est bien plus avantageux pour une entreprise de faire appel à des freelances que de proposer un contrat à durée indéterminée : « ils cherchent des mercenaires mobiles et flexibles, sur qui ils peuvent mettre la pression sans craindre quoi que ce soit. En tant que freelance nous sommes souvent en situation de faiblesse, donc on se la boucle. Mais en même temps le freelance a une liberté que je regrette parfois ». En effet, cette tension entre la liberté permise par une activité indépendante et la sécurité du salariat peut représenter un véritable dilemme pour de nombreux jeunes. Amel, qui connait des hauts et des bas dans son métier, prévient :

Il est essentiel d’être bien informé des risques et d’être conscient de la précarité que cette liberté peut engendrer.