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Qu’est-ce qu’un film qui sautille sur place ? C’est un film qui veut décrocher la lune, en croisant ses deux jambes sur terre. Moins inaccessible que la lune dont il s’autorise, Moon in the Skype claudique. Sous un titre aussi ronflant, Ghatfan Ghanoom, son réalisateur, veut négocier avec le réel sans ménagement. Peut-être est-ce là une vocation que le documentaire est habilité à assumer – plutôt deux fois qu’une. Sur la ligne d’erre des exilés et réfugiés syriens, le film interroge une diaspora coincée entre les frontières de l’Europe, au croisement du documentaire et de la fiction. Filmée avec des raccordements plus ou moins hasardeux entre la France, la Grèce, la Macédoine et la Finlande, la détresse des réfugiés en zone d’attente s’enlève sur fond d’exil et d’errance. Le film s’efforce de tenir ce réel au bout de la caméra comme un objet que l’on essaie, en conservant à la bande-son toute sa violence et impureté.

Ce réel est tout autre et sa complexité fait d’avance mal au crâne : voilà un postulat qui dispense le cinéaste de respecter benoitement son contrat documentaire avec ceux qu’il filme, pour se permettre quelques échappés de fiction. Serge Daney avait sans doute raison de dire, quelque part, que la fiction consiste à se mettre au milieu du monde pour dire quelque chose, là où le documentaire va au bout du monde pour ne pas avoir à raconter. Mais fictionner autrement ce réel ? Cela signifie libérer ce qui peut l’être, de là où il est. L’idée, sur le papier, a pourtant de quoi intéresser. Si Ghatfan Ghanoom a raison de larguer par moments les amarres qui retiennent son point de vue auprès de l’objectivité, c’est parce qu’il s’attache à traiter le réel des réfugiés comme un puzzle toujours prêt à se défaire. Faisant de nécessité vertu, l’exercice s’avère pourtant délicat. Le risque est double : que la fiction phagocyte le réel et que ce réel résiste à la mise en fiction.

Si Moon in the Skype fait vœu d’une liberté formelle assumée, c’est au prix de lâcher quelques uns des fils de l’éthique documentaire. Et s’il tranche et prend position, c’est au prix de faire vaciller son point de vue sur les rescapés. Si sa caméra savait par moments se faire oublier, le problème serait sans doute moins handicapant. Mais Ghannoum ne semble pas se soucier de la place de son spectateur. Ce risque dit assez bien ce qui distingue deux façons de négocier avec le réel. Car la caméra brouille ses pas : elle veut battre la carte en ramenant à hauteur d’homme souffrance et dignité des réfugiés, mais elle force en revanche l’adhésion de notre regard qui ne sait plus par quel bout interroger le réel. Entre les deux, les morceaux Moon in the Skype ne s’imbriquent que bien mal, le point de vue se perd et la ligne se mord la queue. On finit par ne plus voir que ce brouillage.

Enroulé sur lui-même, malgré les échappés de fiction qui l’égrènent, il manque sans doute au film une dialectisation des images. Le problème est double. Ce n’est pas seulement que le film pêche surtout par l’artificialité du procédé. L’autre facette du problème, c’est que la caméra peine véritablement à remettre les compteurs du recyclage à zéro. Entre les vidéos des massacres à Homs, les extraits du Socrate de Rossellini en écho paradoxal à l’injustice que subissent les réfugiés à Athènes, et la voix off de Chaplin dans Le Dictateur, le réalisateur pulvérise le propos du film entre mille et une images. Mais ces images s’adressent à des yeux que le réalisateur veut critiques sans leur en donner les moyens. C’est le risque du cliché, comme une fenêtre mille fois ouverte, d’une visibilité tarie au contact de laquelle le regard s’épuise. S’il réussit parfois à faire s’agiter les méninges critiques, Moon in the Skype traîne, plus ou moins malgré lui, le fardeau du pathos. Sa lune n’est que la pâle métaphore d’un humanisme plat.