La première partie de cette série d’articles destinés à retracer l’historique des relations entre la Tunisie et ses partenaires européens depuis l’indépendance a permis de démontrer l’importance du rôle assumé par la France dans l’élaboration du cadre évolutif de la coopération et du partenariat entre la Tunisie et l’Europe. En effet, l’impact des conventions sur l’autonomie interne de 1955 et du protocole d’indépendance de 1956 a été déterminant sur la nature et le contenu de la coopération multilatérale de la Tunisie avec la Communauté économique européenne (CEE) et l’Union européenne, coopération demeurée tributaire de l’état des relations bilatérales avec la France.
C’est pourquoi, il importe de rappeler les principaux traits et les principales étapes du processus évolutif des relations bilatérales entre la Tunisie et la France durant les deux premières décennies, afin de comprendre les caractéristiques et la portée de l’accord d’association de 1969 ainsi que de l’accord de coopération de 1976 signés entre la Tunisie et la CEE.
Cet article est focalisé sur la décennie des années 1960, marquée par des rapports conflictuels avec la France, qui s’est opposée à la politique de recouvrement des attributs de l’indépendance économique de la Tunisie menée dans le cadre des perspectives décennales de développement.
Cette décennie correspond également aux négociations menées entre la Tunisie et la CEE pour la conclusion d’un accord d’association signé en 1969 et caractérisé par un contenu strictement commercial qui reflète les priorités dictées par la France et la partie européenne à leurs interlocuteurs tunisien et de la rive Sud au lendemain des indépendances.
La concrétisation de l’indépendance et la décolonisation économique
La première décennie de l’indépendance a été caractérisée par des tensions permanentes entre la Tunisie et la France en raison de leurs divergences d’interprétation du protocole d’indépendance de 1956, considéré par le président Bourguiba comme ayant conféré à la Tunisie les attributs d’un Etat pleinement souverain.
A l’opposé, la France voulait prioriser la conclusion d’une convention consacrant « l’interdépendance librement réalisée » prévue par le protocole de 1956, préalablement à d’autres négociations censées reprendre le 16 avril 1956, qui visaient à conclure les actes nécessaires à la mise en œuvre effective de l’indépendance.
Ainsi, et en dehors de l’accord du 15 juin 1956 relatif à l’octroi de souveraineté en matière de politique étrangère à la Tunisie, le président Bourguiba a donné la priorité à la concrétisation de l’indépendance et à la décolonisation économique, en ayant souvent recours à des décisions unilatérales, incluant la nationalisation des secteurs clés de l’économie tunisienne.
En effet, la décolonisation économique a été l’un des principaux piliers des perspectives décennales de développement des années 1962- 1971, qui correspondaient au choix de la stratégie de développement planifié pilotée et mise en œuvre par les pouvoirs publics en cette phase essentielle de la mise en place des assises de l’Etat tunisien moderne.
A ce propos, on peut utilement se reporter à l’ouvrage de Chedly Ayari paru en 2003, portant sur le système de développement tunisien, et qui rappelle les quatre priorités majeures assignées à cette stratégie, à savoir :
- La décolonisation économique, qui signifiait la « substitution d’un pouvoir de décision national – en l’occurrence tunisien à un pouvoir de décision étranger et européen – français pour l’essentiel ». En somme, il s’agissait de récupérer la souveraineté décisionnelle tunisienne dans la détermination des grands choix économiques au sommet desquels figurait l’évacuation agricole, qui revêtait la même importance que l’évacuation de Bizerte en tant que symbole du parachèvement de l’intégrité territoriale tunisienne.
- La promotion de l’homme, considérée comme étant la finalité de cette stratégie fondée sur l’insertion des Tunisiens en tant que moteurs d’une politique de développement qui s’appuyait sur l’industrialisation de base, la modernisation agricole et la promotion des services, et destinée à assurer à tous les tunisiens les ressources minimales nécessaires à une vie digne et décente.
- La réforme des structures, incluant des actions de nature institutionnelle, notamment la récupération, la centralisation et la nationalisation du pouvoir décisionnel dans les secteurs productifs clés susmentionnés demeurés sous l’emprise française, ainsi que les départements des plans, finances et éducation. Cette réforme englobait également l’étatisation de ces secteurs stratégiques jugés politiquement, économiquement et socialement sensibles.
- L’auto-développement visant à « prémunir l’économie nationale contre les dangers d’une dépendance étrangère excessive non soutenable », susceptible d’hypothéquer à nouveau la souveraineté et l’indépendance décisionnelle nationale. A cet effet, l’endettement extérieur devait être stabilisé et le recours aux financements étrangers devait se limiter à 45-50% du montant total des investissements projetés.
En fait, cet axe essentiel traduisait la prise en compte des leçons de l’histoire, en préservant les équilibres financiers fondamentaux des dérives ayant conduit à la colonisation de la Tunisie. Mais celle-ci a été de nouveau confrontée, au début des années 1980, à une crise économique et financière aigüe qui a ouvert la voie à son insertion dans le libre échange, la dépendance financière et l’économie de marché.
Dans le cadre de la mise en œuvre des perspectives décennales de développement, l’électricité, l’eau, les transports, le crédit et les banques ont été nationalisés ; de même, en 1958, ont été créées la Banque centrale de Tunisie et la monnaie tunisienne.
Mais, curieusement, ce sont les acquis consécutifs à cette stratégie qui sont aujourd’hui menacés du fait des plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) initiés depuis 1986 et repris après la révolution sous l’effet de la crise économique et financière.
Les tentatives de circonscrire la dégradation des relations tuniso- françaises
Il importe de souligner que la mise en œuvre de la politique de décolonisation économique, dans un contexte marqué par les graves crises de Sakiet sidi youssef et celle de l’évacuation de Bizerte, n’ont pas manqué de susciter des mesures de rétorsion économiques et financières de la part de la France.
En effet, celle ci a suspendu en 1957 son aide financière, qui ne sera reprise qu’en 1963 avant d’être à nouveau annulée après la nationalisation des terres agricoles en 1964 ; sur le plan commercial, les accords préférentiels ont été dénoncés mais la structure des échanges économiques et commerciaux de la Tunisie est demeurée dominée par la place prépondérante de la France.
Dans son ouvrage paru en 2004 et consacré à la politique extérieure de la Tunisie 1956-1987, Abdelaziz Chenguir relate les efforts déployés depuis 1965 par la Tunisie pour amorcer un nouveau rapprochement avec la France et dépasser les séquelles de la nationalisation des terres agricoles. A ce propos, il cite un extrait d’une conférence de presse donnée en date du 24 mars 1966 par le Président Bourguiba, où il justifie cette décision par les impératifs de survie de l’Etat, qui faisait face à des risques de faillite financière.
Ainsi, il confirme que c’est face à l’intransigeance de la France qu’il a été acculé à faire valoir la raison d’Etat du fait des menaces pesant sur la nation.
En 1964, notre situation était dramatique, la balance des paiements se détériorait, nous avons essayé en vain de renégocier le rachat des terres… mais nous étions menacés de faillite et il fallait choisir entre la rupture et la faillite.
Mais c’est à partir de mai 1966 que les relations tuniso-françaises ont amorcé un nouveau départ, concrétisé par une relance de la coopération commerciale, financière et militaire.
L’impact des différends avec la France sur les négociations pour la conclusion d’un accord d’association avec la CEE
A noter que les contacts préliminaires initiés en 1963 pour la conclusion d’un accord d’association entre la Tunisie et la CEE ont été affectés par ces crises à répétition, qui ont été ponctuées de tentatives de reprise du dialogue et de la coopération, notamment par la signature des accords d’août 1963 portant sur la protection des investissements français en Tunisie.
Dans un prochain article, nous examinerons le bilan de la politique de décolonisation économique à l’égard de la France ainsi que les facteurs qui ont abouti en 1969 à la conclusion d’un accord de libre-échange avec la CEE, en discordance avec la politique de développement planifié suivie par la Tunisie, qui ambitionnait de conclure un accord global sous la forme d’un « contrat de développement » adossé aux plans de développement tunisiens.
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