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Idéologie, violence et cinéma se rejoignent dans Fleur d’Alep. Le lieu de rendez-vous s’appelle « terrorisme ». Le film dresse le portrait de Salma, menue trentagénaire, campée par Hend Sabri, qui a fort à faire entre son travail d’ambulancière et sa vie de famille.Séparée de son mari avec qui elle reste en bons termes, Salma vit seule avec son fils unique Mourad, joué par Badis Béhi. Mais tout se lit sur le visage de cet adolescent pourtant sans histoire, partageant son temps entre le lycée, sa copine et sa guitare : timide, il vit d’autant plus mal son retour au bled que le divorce de ses parents n’arrange rien. Entre les deux points de vue de Salma et de Mourad, tout se passe comme si la mère et son fils devraient être séparés, pour que l’écran soit seul à les réunir. Qu’est-ce qui ne va pas alors ? Le reste. Tout le reste, car tout va de mal en pis pour Mourad qui sèche les cours, quitte la maison et disparaît quelque temps chez sa tante, pour trouver ensuite refuge auprès de quelques salafistes qu’il fréquente souvent. C’est déjà deviner plus d’une ombre dans ce film. Un spectre d’histoire œdipienne ne rôde-t-il pas par ici ?

Là commence une dérive sans fin. C’est là aussi que Fleur d’Alep bute sur l’une de ses limites, dans le dosage ingrat de ce qu’il met en scène, dans la manière qu’a Ridha Behi de figurer l’endoctrinement comme une terra incognita. Des étapes de la radicalisation de Mourad, Fleur d’Alep peut difficilement respecter toutes les nuances sans tomber dans le raccourcis : soit que les implications de quelques scènes se trouvent seulement indiquées en creux, soient qu’elles tournent court, amorcent de fausses pistes, des péripéties qui n’auront pas lieu. Car tout y passe, avec des fortunes diverses : du lavage de cerveau aux camps d’entraînement, en passant par l’embrigadement via les livres et les réseaux sociaux, Ridha Behi fait remonter la sauce d’une tragédie familiale, dont on devine toujours peu ou prou où elle va nous mener. Le voici déjà, le fameux Œdipe, candidat au djihad – sous peine de tuer symboliquement son père pour gagner sa mère.

Mais ces limites de Fleur d’Alep s’accusent davantage à mesure que les choses prennent une autre tournure. L’histoire va basculer au moment où Salma reçoit un coup de fil de Mourad, l’informant qu’il est parti en Syrie combattre aux côtés des djihadistes. Et c’est là, dans cette décente aux enfers, que le point de vue de Mourad cède la place à celui de la mère. Obstinée, Salma est prête à tout pour retrouver son fils : elle n’a d’autre choix que de partir en Syrie. Sur le papier, Fleur d’Alep veut faire de Salma une mère-courage, qui ne recule pas devant les hauts risques. En travers de ce portrait, c’est le contrechamp de l’endoctrinement et ses remous qu’il s’agit de capter. Sauf qu’ici le cru du récit ne l’emporte pas sur le cuit de la mise en scène. La caméra de Ridha Behi se protège paradoxalement du traumatisme et de la violence qui empèse l’écran : à force de suinter par tous les pores du film, la vraisemblance narrative de l’histoire fait carrément suer.

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Ce qui pose ici problème, plus précisément, ce sont les facilités de faire progresser l’histoire, de subordonner la mise en scène à l’efficacité du récit et à la logique de ses protagonistes. En réalité, Ridha Behi ne fait pas dans la dentelle. C’est avec une naïveté faisant office d’argument qu’il fait franchir à Salma la frontière syrienne, en la faisant passer au chevet des forces rebelles du Front al-Nosra. Ce devrait être un détail, mais cette naïveté-là, nous ne la retrouvons pas seulement aggravée dans le chassé-croisé idéologique du film dont les dialogues très démonstratifs de Salma avec les djihadistes n’en demandent pas tant. Cette naïveté irrigue aussi les scènes du kidnapping et du viol de cette ambulancière promise à la mort par des guerriers de Daech, sans que la netteté et le flou de l’image ni le gros plan ne réussissent à rendre le poids traumatique de la scène. Et c’est d’une manière non moins naïve que la caméra nous fait lire dans le viseur de Mourad, par le plan subjectif, la précision de sniper qui allait descendre sa mère. Molle, la dramaturgie de Fleur d’Alep en sort usée.

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Il faut dire qu’au-delà des précautions formelles, on pourrait par moments suspecter Ridha Behi d’avoir tout fait pour convenir aux attentes d’un film dont la cause semble d’avance entendue. Comme pour mieux tendre le bâton pour se faire battre, tout dans Fleur d’Alep, est modestement pesant comme un ciel lourd. Rien qui fasse saillie. On reste dubitatif quant à l’efficacité d’une mise en scène qui patauge entre les zones à hauts risques du sujet parce qu’elle sied mal aux petites vitesses du film : les actions tournent court, restent entre parenthèses, à l’image des cauchemars de Selma qui émergent puis s’effacent sans s’installer. L’émotion tire-larme, irrigue de sa glu Fleur d’Alep de bout en bout. Comme toute émotion qui invite le spectateur à se conforter dans les pantoufles des bonnes intentions, celle que vise Ridha Béhi ne fait pas pencher la balance. On aura beau dire, elle n’est pas bonne conseillère.