Pour une surprise, ce film est une véritable surprise, mille fois plus que d’ordinaire au cinéma. Oui, Lenz. Je veux devenir fou, fou, furieux de Yosr Guesmi et Mauro Mazzocchi est l’un des rares films, à tout égard exceptionnels, qui restent en tête. Des météores filmiques chus du ciel, il a certes l’éclat solitaire, mais surtout la force d’éblouissement. Lenz qui dure six heures est, de bout en bout, touché par la grâce. Avec une libre adaptation de la nouvelle éponyme du dramaturge allemand Georg Büchner, ce long-métrage retrace les lignes d’errance d’un poète fou guetté par ses démons. S’il est un film qui ne se voit pas impunément, dans l’histoire du cinéma tunisien, c’est bien celui-là. La démarche est si exigeante qu’il est désormais difficile de rechausser ses pantoufles d’avant.
La béance d’une folie
Rares sont les films qui, comme Lenz, nous disent d’entrée de jeu comment les regarder. Il fallait qu’il soit à l’image de cette folie superbement diluée dans les nuées. Et c’est par la douceur hypnotique d’un long plan fixe, accueillant la solennité d’un cheval presque au ralenti, qu’il fallait se glisser dans ce film à pas recueillis. Il fallait que la démarche de Lenz soit elle-même complice de l’errance du poète, pour qu’on soit prêt à recevoir tous les remous de sa marche. De sa longue traversée de la montagne, la caméra sera ici la passeuse qui fait transiter le poète furieux d’un monde à l’autre. Mais où passe sa folie ? Peut-être dans une patience prête à tout, sans pour autant savoir où cela mène.
Cette folie ouvre Lenz en deux. Il y a le délire porté par le récit de Büchner, qu’une voix off neutralise par un accent imperturbable avant que l’étau du destin ne se resserre sur le poète. Comme chez les Straub-Huillet, c’est le mouvement de la langue qui tient lieu ici d’élan des corps. Mais il y a aussi la manie d’une caméra qui s’accorde le soin de rattraper un peu de contre-jour sur la vie de ce marcheur au bord de la folie, au moment où il trouve refuge chez une famille. En contrepoint, il faut que l’attention soit « flottante » pour qu’une nappe musicale vienne desserrer l’écrou du récit à mesure que la caméra laisse couler le temps. Belle assurance regagnée sur le dos de la fiction, les musiques de Mahler et de Schubert suintent ici comme par une artère ouverte.
Ce qui frappe dans Lenz, en effet, c’est l’ampleur qui lui donne des allures de précipité du récit. Mais en écho, il y a place pour une plénitude et une sérénité insistantes, comme si c’était la ligne d’errance du poète qu’il fallait suivre dans sa lente montée en puissance. En fait, Lenz ne prend pas le temps de marcher s’il n’est pas guidé par le désir que ses pas ne soient livrés au hasard. Mais tout tient du pari impossible. Le choix de la durée impose qu’à cette folie réponde un geste de contemplation, une perception inhabituelle où les choses, les paysages comme l’animal se mettent à peser d’un tout autre poids. Entre ses deux vitesses, Lenz se met en risque d’un plan à l’autre.
Cinéma de l’intervalle
Pourtant, tout se tient ici. Ce qui donne à Lenz sa cohérence, c’est une écriture qui tend et détend la distance entre les corps. Le cinéma que pratiquent Yosr Guesmi et Mauro Mazzocchi est un cinéma de l’intervalle, mettant les corps sur des trajectoires où ils pourraient se perdre. Là est d’ailleurs la grande force du film : l’intervalle n’est jamais inerte, la caméra le gère au doigté. Les pas du poète, comme chez le dramaturge allemand Heinrich von Kleist, s’efforcent de vaincre la pesanteur sans décoller du sol. Et l’on se demande s’il reste quelque chose de cette pesanteur que la caméra ne dilue pas sous le pli de l’intervalle.
Il fallait une grande finesse pour convoquer, d’un seul mouvement de caméra, cette puissance bienveillante et démoniaque de la folie, avec la pesanteur d’une longue errance qui recouvre Lenz d’un lourd manteau neigeux. Installée dans une panvision large, soulevant l’horizon avec l’ampleur convenable, la caméra de Yosr Guesmi et Mauro Mazzocchi prend le plus souvent du large et parfois de l’altitude. D’où ces longs plans fixes qui respirent à pleins poumons, baignés d’une lumière à forte densité, décapant les pentes douces d’une colline ou nettoyant à vif les paysages de neige.
Le cadre semble d’autant plus ouvert au temps qui passe, qu’il capte ces choses de rien qui font le plein. La lente bascule de la terre qui décadre la tête de Lenz, à la manière de Dreyer dans La Passion de Jeanne d’Arc, appelle par affinité une conversion du regard, tout humide des eaux d’un lac ou d’un ciel absorbant. Comme sur une feuille passée à la craie, la rugosité du noir et blanc préserve dans Lenz des zones proches des réminiscences exténuées de la lumière. L’ombre charbonneuse rend la durée indispensable à l’apparition de vagues contours ici, ou au passage de quelques silhouettes incertaines là. Matière cristalline, le plan en ressort d’un piqué, d’une âpreté sublime.
Impersonnelle, la perception
Sous la peau de la fiction, Lenz ouvre grand les battants de la folie. Film-fleuve, il se taille une véritable aura dans la contemplation. Mais par bien des aspects, Yosr Guesmi et Mauro Mazzocchi font coïncider folie et contemplation dans un seul geste : celui d’extraire un bloc de durée pure des raccourcis propres au temps de l’action, comme pour étendre le champ de notre perception et l’ouvrir aux intensités du dehors. Ici plus qu’ailleurs, se profile une métaphysique du cinéma comme art de la durée pure, qui n’est pas sans rappeler la délicatesse du cinéaste hongrois Béla Tarr, avec ses lents travellings et ses plans-séquences hypnotiques. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que Lenz cite, en la remontant, la magnifique scène de danse de Sátántangó.
Entre percée et effondrement, où passe donc la folie de Lenz ? L’enjeu de Yosr Guesmi et Mauro Mazzocchi pourrait être celui-là : trouver, sur les pas d’un poète aux prises avec ses démons, la corde qui joint les extrémités d’une perception devenue impersonnelle, le point qui nous fait glisser du plus long au plus court chemin, où la vie s’échappe et prolonge ailleurs sa vitalité. C’est cela, la folie dans Lenz : une trouée vers le chaos. C’est cela aussi, la fureur ou la schizophrénie de son personnage : une ligne cérébrale le long de laquelle tout change de nature à mesure que la folie se dilue sous la neige.
Finesse et beauté sévères d’une cinématographie à l’état pur. Voilà ce qu’est Lenz, sous nos yeux écarquillés. Il fallait ces deux qualités pour mettre le spectateur au défi de faire un bout de chemin vers le film. Ce que souligne Lenz, de façon à la fois libre et lumineuse, c’est l’écart entre deux cinémas : un cinéma pavlovien qui se donne pour rampe de secours les subterfuges de l’image ; et un cinéma réfléchi, qui fait l’économie de toute métaphore et se met à l’épreuve de la pensée. Ce cinéma-là, tel qu’à peine sorti de la nuit, Yosr Guesmi et Mauro Mazzocchi le touchent au cœur. Le bonheur de filmer s’impose ici sans concession, avec une délicatesse qui sauve de l’art ce qui peut l’être encore.
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