Transmettre la souffrance humaine ne peut pas être, en soi, une aberration. Par contre, l’exercice devient périlleux et contestable quand cette souffrance humaine est transmise d’une manière exhibitionniste et servie au gré des appétits voyeuristes. Et c’est ce qui constitue une dissimilitude fondamentale entre la retransmission des auditions publiques de l’Instance vérité et dignité (IVD) qui se sont tenues les 18 et 19 novembre et les émissions sensationnalistes comme Al Moussameh Karim et Andi Manqollek.
Loin du divertissement, au cœur de la mémoire
D’abord, les objectifs. Les retransmissions des auditions de l’IVD rentrent dans la nécessité de respecter le caractère public des activités de l’Instance. Comme pour d’autres expériences internationales en matière de justice transitionnelle, rendre publiques les auditions des victimes et des coupables est fondamentale dans la constitution d’une mémoire collective et nationale non-étriquée. Quant aux émissions sensationnalistes, leur objectif est de faire des faits divers et des problèmes intimes un spectacle. D’ailleurs, la vocation de ce genre de programme TV est déterminée par leur genre : des émissions de divertissement. Divertir est donc lié à la mise en scène, la scénarisation du vécu et la concentration sur les aspects les plus choquants.
La mise en scène est établie de sorte à fictionnaliser les rapports (le rideau par exemple) entre les témoins au point d’en faire des personnages. L’éclairage change en fonction des émotions. Des effets sonores sont introduits pour souligner l’évolution de l’échange entre l’animateur et l’invité ou les bouleversements émotionnels de ce dernier. Les questions de l’animateur consistent à se focaliser sur les aspects les plus sordides. Ses prises de paroles cherchent souvent à dramatiser les faits. Or, dans les auditions publiques de l’IVD retransmises à la télévision, le dispositif est rudimentaire et sobre. Pas d’éclairage changeant ni effets sonores. Le témoignage ne sont ni orientés, ni découpés au gré de la production lors du montage. Le peu de questions posées par Sihem Ben Sedrine, la présidente de l’IVD, portent sur des précisions factuelles.
Casting opaque VS critères objectifs
La différence est grande quand on compare les procédés des uns et des autres. Les émissions sensationnalistes choisissent leurs invités suite à un casting où le succès est déterminé par la singularité du cas en termes de souffrance. Autre élément déterminant : La curiosité que « le cas » pourrait éveiller en fonction de la stupeur qu’il suscite. Toutefois, ces critères, si l’on puisse les appeler ainsi, sont gardés à l’ombre. Une opacité qui contraste avec la transparence de l’Instance Vérité et Dignité sur cette question. Comme l’explique Khaled Krichi, membre du conseil de cette autorité chargée du trébuchant processus de la justice transitionnelle, il y a quatre critères objectifs pour choisir les témoins. D’abord, il faut qu’ils soient victimes de violations graves parmi les 8 incluses dans la loi ou les 24 introduites par le conseil de l’IVD. Ensuite, il faut que ces violations aient eu lieu entre juillet 1955 et décembre 2013 et que les témoignages soient assez diversifiés pour couvrir toutes ces décennies. Les deux autres critères visent à garantir la diversité, à savoir une répartition géographique sur l’ensemble du territoire tunisien et l’approche genre cherchant un équilibre des témoignages d’hommes et de femmes.
Bref, il y a une grande différence entre le témoignage brut sélectionné conformément à des critères objectifs et l’interview scénarisé après un casting opaque. Les journées du 18 et du 19 novembre sont historiques. Elles marquent un des premiers pas vers la réconciliation avec des pages de notre histoire occultées et/ou falsifiées. L’heure est aux oreilles grandes ouvertes et aux têtes bien froides et non pas aux mouchoirs mouillés et aux maquillages dégoulinants. Aussi émouvants soient les témoignages des victimes de la dictature, ils demeurent des déclencheurs de réflexions et non pas des agitateurs de sensations, jetés en pâture pour assouvir la gourmandise de la société du spectacle. Toute évocation de ressemblance n’est qu’un grand leurre.
Inutile de vous contortionner pour nier l’évidence: Ce supershow télévisé ne fera rien oublier, surtout pas les causes de la pratique de la torture et de la violence dans tous les pays et sous tous les régimes? C’est pourquoi l’IVD n’invitera jamais la mère duberger égorgé par les terroristes ou un habitant de Siliana blessé par le “rach”……etc. L’IVD ninvitera jamais un seul responsable du ministère de l’intérieur qui a ordonné l’emploi de la torture sous Bourguiba ou sous Ben Ali ou sous le pouvoir des islamistes. L’IVD et tous ceux qui ont gobé ce spectacle et ceux qui en font un exploit ne doivent pas pas prendre les Tunisiens pour des imbéciles.
Les séances d’écoute des victimes, un pas vers la dignité, une mascarade médiatique ou juste un pansement sur une plaie incurable ?
En somme chaque individu pourra voir l’évènement comme lui semble, chaque courant politique aussi, l’important est où vont amener la société, ces séances d’écoute ?
De ce côté, je pense que ces séances d’écoutes aux victimes de la dictature sont en elles-mêmes une victoire de l’actuel moment historique sur les moments de la dictature et même du colonialisme direct. Mais en aucun cas ces séances d’écoute sont une victoire des victimes sur leur/leurs bourreaux. Pour la simple cause que le mal est fait, des vies perdues, d’autres brisées, des parcours professionnels anéantis, des dignités bafouées, … Impossible pour les victimes de gagner le temps perdu. Et en plus il ne faut pas penser ainsi, regagner le temps perdu, ce n’est pas comme ça que ça se passe les choses. S’il y aura des dommages pour les personnes, ils seront insignifiants par apport aux conséquences endurées et endurables encore sur les individus et sur les familles. La dictature c’est depuis 1955, et la colonisation directe c’est depuis 1881 ; la traversé en terme temps n’est pas négligeable. Nous sommes bien devant une affaire de société et d’histoire politique d’un régime et du colonialisme.
Par contre le jour où la dignité ne sera plus réduite ni pas bafouée et nous rentrerons dans une ère de société démocratique digne d’un modèle de développement qui implique tout le monde dans la participation et l’effort, dans la cueillette des fruits de l’effort et la jouissance, là on pourra parler de la victoire des victimes. Une victoire qui dépasse l’ordre de l’individu, de la personne ou la famille, touchée par les horreurs de la dictature. On parlera, plutôt de l’espace-temps des victimes et le territoire (la région, les quartiers marginalisés) sera pleinement sujet de ce procès… Le plus jamais ça sera le synonyme d’une nouvelle ère, d’un nouvel ORDRE qui reconsidéra l’humain par la dignité dans le projet politique et dans le régime politique qui va faire vivre la gouvernance ; l’état démocratique, le nouveau modèle de développement. Ainsi, s’il y a indemnisation à certaines et certains victimes (ce qui est normal), cette indemnisation ne sera pas considérée comme un égal à une chose, la torture, la vie brisée, la mise à fin à une vie, … et par conséquences nous continuons à rester dans la construction de la nouvelle ère et avec toutes les parties, tous les membres de la société. La finalité de ces séances d’écoute, sera désormais de gagner une question de gagner une psychologie collective qui nous interpellera à chaque fois que dérive commence à se présenté. Le retour à la dictature est très facile pour toute société qui se divise, qui se loupe dans sa démarche de construction historique pour le bonheur collectif. La veille démocratique et l’éveil des consciences sont et seront essentiellement nécessaires tout au long de cette construction, qui ne pourra être qu’en étapes, en mouvement, en dynamiques de transformation, le changement continuel pour le meilleur collectif.
Ces séances d’écoute aux victimes vont certes aider à écrire l’histoire, à construire l’avenir, c’est le premier sens, à mon sens, n’empêche que le droit doit dire son mot, c’est même évident, mais la politique aussi doit imposer la rupture avec les mécanismes et les outils du passé, de la dictature (la spoliation, la marginalisation, la confiscation/monopolisation des richesses par une infime partie des voleurs, des spéculateurs et sans oublier, l’outil et les mécanismes de la relation violente, répressive et/ou discriminatoire à la différence/aux différences par l’appartenance politique, sociale, par le territoire, le lieu d’habitation, l’âge, le genre,…).
Correction:
“Par contre le jour où la dignité ne sera plus réduite ni pas bafouée”
Il faut lire: Par contre le jour où la dignité ne sera plus réduite ni bafouée
Suite commentaire :
La question des crimes coloniaux, c’est un autre champ de bataille qui n’est pas isolé de chaque réalité nationale propre à chaque pays et même à la réalité onusienne (l’ordre mondial)… C’est une question qui mérite d’être abordée par des historiens, des juristes, des juges, … et autres spécialistes, mais surtout comment fabriquer/construire une opinion publique au-delà des peuples des anciennes colonies qui portent cette tendance de justice, non pas uniquement pour avoir des dédommagements/réparations et punir les colonisateurs, mais surtout pour démanteler les mécanismes de la colonisation, de la domination, et les causes de ce qui rend aliénant, est là nous pourrions prendre pied dans la construction d’une nouvelle ère universelle et être dans un tournant historique qui peut-être participera à construire un monde de paix, de solidarités, de coopérations en dehors des relations clientélistes nord/sud actuellement vécues/subies depuis les indépendances. Ça reste compliquer et même complexe et n’est pas que question de rapport des forces matériel, économiques et militaires, malgré leur poids déterminant. Impérialisme et colonialisme, peut-être les sauces sont différentes, mais les ingrédients appartiennent aux mêmes familles d’épices, c’est question de dosage aussi, ;) .