Ils avaient la Bible et nous la terre. Ils nous ont appris à prier les yeux fermés. Quand nous les avons ouverts, nous avions la Bible et eux la terre. Jomo Kenyatta, intellectuel, dirigeant du mouvement national et premier président du Kenya

J’espère que vous ne m’en voudrez pas mais je ne vous parlerai pas de la conférence internationale sur l’investissement qui est le sujet d’actualité aujourd’hui. J’ai envie d’aborder une autre question qui n’est hélas jamais l’objet de débats chez nous, ou alors dans des termes complètement biaisés : la modernité. Il existe, certes, face aux courants politiques qui se revendiquent d’un référentiel islamique, une vaste nébuleuse plus ou moins solidaire, qui se réclame d’un projet moderniste. Malgré les contradictions qui la traversent, cette nébuleuse n’en vient jamais cependant à interroger cette ambition qui semble pourtant – mais ce n’est qu’une apparence – nous filer entre les doigts dès qu’on s’en approche.

Le moderniste considère tout simplement la modernité comme une évidence contemporaine qu’il assimile au progrès, énumérant ses supposés bienfaits pour peu qu’ils soient justement partagés et que soient combattues certaines « dérives ». J’ajouterai que, contrairement à ce que les modernistes proclament, les courants qui affirment, de nos jours, l’islamité de leur politique sont tout aussi modernes qu’eux, peut-être pires. La modernité, sinon dans sa mythologie émancipatrice, fait en vérité l’unanimité. Et c’est bien dommage.

Vous vous demandez sans doute ce que j’entends par modernité. Pour dire ce qu’est, selon moi, la modernité et l’idéologie moderniste, il me faudrait évoquer ce qui en constitue la réalité historique concrète, c’est-à-dire l’Etat bureaucratique, démocratique ou non peu importe, le capitalisme, la colonialité, l’individualisme, les résistances que tout cela a suscité, dans la pluralité de leurs sens, et plein d’autres choses également rébarbatives.

Vous admettrez sans problème, qu’une brève chronique, quasiment un billet d’humeur, ne peut être le lieu de pareils développements. Je ne m’étendrai pas plus sur les raisons qui me font penser qu’il n’y a pas de politique qui conteste l’oppression du peuple en dehors d’une dynamique historique qui questionne pratiquement les fondements mêmes de la modernité. Je me contenterai donc de vous donner une citation et de vous raconter un souvenir que j’ai choisis, non pas parce qu’ils diraient le tout de la question mais tout simplement parce qu’ils m’ont traversé l’esprit ces jours derniers.

Tout le monde connaît la fameuse phrase de Jomo Kenyatta à propos du colonialisme : « Ils avaient la Bible et nous la terre. Ils nous ont appris à prier les yeux fermés. Quand nous les avons ouverts, nous avions la Bible et eux la terre.» Je ne crois pas abuser en affirmant que cette formule reste toujours d’actualité. La seule différence, c’est que désormais la modernité, dans sa version de gauche ou de droite, a remplacé la bible et que si nous ne sommes pas juridiquement dépossédés de nos terre, nous le sommes d’une autre manière comme de tout le reste y compris de nos âmes.

Il y a quelques mois, je devais prendre un taxi pour rentrer chez moi. C’était un vendredi. J’attendais depuis une petite dizaine de minutes sur le bord de la route lorsqu’un taxi s’arrête à quelque pas de moi pour décharger une cliente, ses trois enfants et ses dix-huit couffins. Je m’apprête à prendre sa place quand le chauffeur me rappelle que c’est l’heure de la prière et me suggère fort aimablement de l’accompagner à la mosquée avant de me conduire où je le souhaitais. J’ai refusé poliment sa proposition en prétextant un « rendez-vous important ». Le chauffeur me regarde alors d’un air mi-sévère mi-bonasse et me répond : « Un rendez-vous, c’est plus important que la prière ? » Ne sachant pas quoi lui dire, j’ai bafouillé piteusement quelque chose et je l’ai vite abandonné pour chercher un conducteur plus complaisant. Sans le savoir, le chauffeur du taxi m’avait touché à un point sensible : une société où un « rendez-vous important » est plus important que la prière est une mauvaise société (à l’exception, cela va de soi, des rendez-vous amoureux). Elle n’est pas bonne pour les hommes.