Les anniversaires ont du bon. Comme les calendriers solaires, ils servent à se souvenir, classer, trier. S’ils imposent de tirer les bilans, le soixantième anniversaire de l’Indépendance et le cinquième anniversaire de la Révolution Tunisienne nous auront valu, dans la foulée, une exposition qui redore à la feuille d’or un pan de l’histoire précoloniale du pays. Organisée par la fondation Rambourg au palais Ksar es-Saïd, à Tunis, L’éveil d’une nation se donne les bons moyens pour rafraîchir la mémoire sans l’escamoter. Geste nécessaire, sans doute, mais qui n’est pas sans risques.
L’histoire redorée à la feuille d’or
Qu’on ne gémisse pas : voilà une exposition qui s’annonce haute en révélation. Elle a tout l’air d’une exception. La nation s’y trouvant dépouillée de ses guillemets, c’est la période des Réformes qui lui donne son angle mort, celui de la de modernisation de l’État tunisien. Du côté de l’historien, arrivant toujours quand les carottes sont cuites, la question semble déjà tranchée. Inutile dès lors de secouer la tutelle de l’histoire officielle. Initiée dès 1837 sous la monarchie Husseinite par le règne du réformateur Ahmad Bey, cette période s’achève par l’instauration du Protectorat français en 1881. Aux yeux de première fois, cette histoire du XIXème tunisien est racontable au galop, en deux temps trois mouvements. Ce qui ne déplaira pas aux bipèdes curieux.
Ce qu’apporte le recul historique, lorsque la mémoire bifurque vers les murs, c’est l’art qui nous l’offre ici en jouant le rôle de portier. Les restaurateurs faisant la pâte et les historiens la crème du gâteau mémoriel, L’éveil d’une nation ratisse large. Du point de vue curatorial, le décrassage se conjugue avec le dépoussiérage. Du point de vue artistique, le palais qui accueille l’exposition étant partiellement réhabilité, celle-ci offre tellement de choses à voir, partout, du sol au plafond. Concentrique, elle a tiré la moelle des collections disparates, publiques mais aussi privées. C’est bien là le signe d’un exploit. Et ne serait-ce que par la masse documentaire et visuelle réunie, le visiteur peut tremper l’orteil dans le bain de la grande histoire.
En deux temps trois mouvements
Nos habitudes visuelles étant ce qu’elles sont, le regard ne se passe pourtant pas de boussole. Instructif, ici, est le travelling ménagé dans le parcours de l’exposition. En cinq sections, l’éventail s’ouvre en entier. Bonne fille, la première section a la complaisance de nous avertir sans attendre : la province est ottomane sous les règnes de Husseïn II et Ahmad bey. En situant leurs règnes respectifs au centre des empires, la deuxième section se passe les plats entre l’Europe, alors en pleine expansion, et la Grande Porte, désormais en chute libre. Nous étions dans l’histoire-géo ; nous voilà en géopolitique.
Cœur battant de l’exposition, la troisième section remonte aux sources de l’État moderne, enrichissant notre appareil optique d’une autre lentille. Mais c’est plus qu’une question de sensibilité historique. Ici, la nation peut avoir du rose aux joues. Avec l’adoption du Dostour de 1861 et la nouvelle répartition du pouvoir monarchique, tout semble se jouer en complet-veston. Entre-temps, le visiteur se remontera le moral comme il peut avant de quitter le patio du palais beylical, pour suivre les dignitaires mamelouk dans la quatrième section. Là, c’est la période d’incubation qui l’attend.
Ces épisodes auraient-ils pressé la lancée réformatrice comme un citron, l’acide n’en est pas plus savoureux que le vinaigre dans la dernière section. On y voit se suspendre la Constitution avec la révolte des tribus de 1864, et apparaître le gouvernement de Mustapha Khaznadar en majorette à la cuisse légère. Mais si Kheireddine ne manque pas l’appel, les absents ne lèvent pas le doigt. Jetant quelques objets de mémoire et pièces de mobilier uniques dans la salle où fut signé le Traité du Bardo, cette section fait voir les ronds qu’ils font à la surface d’une period room. Non sans le risque d’exposer le spectateur à prendre le noyau dur pour garniture.
L’art, un réveille-matin ?
On peut applaudir L’éveil d’une nation si l’on en sort le cœur au bord des lèvres. Encore faut-il prendre garde aux illusions d’optique. L’exposition n’est pas une simple balade dans les coulisses précoloniales de l’histoire de la Tunisie moderne. Contribuant à la sauvegarde du patrimoine, elle est riche d’œuvres et d’objets de mémoire qui valent tous le déplacement. Entre les toiles historiques et les portraits en pieds du souverain, de ses ministres et de dignitaires inédits, il y a aussi place aux archives, médaillons, costumes d’époque, fauteuils de trônes et textes fondateurs de l’État. La cueillette est sans doute considérable. Néanmoins, on reste tout de même perplexe.
Car il semble qu’il y ait deux histoires qui se chevauchent dans L’éveil d’une nation, mais qui ne mobilisent pas les mêmes neurones : celle qu’il suffit d’observer, et celle qu’il est nécessaire d’écouter. L’une est faite pour la rétine. C’est une histoire culturelle du goût. L’éveil d’une nation la met en facteur à toutes les œuvres exposées, dans les domaines du mobilier, du costume, de l’architecture et des beaux-arts. Heureuse, elle se situe entre les traditions orientales et les influences de la modernité européenne et ses cours éclectiques du XIXème siècle. En revanche, l’histoire qu’il est nécessaire d’écouter est faite pour la mémoire. C’est une histoire politique des institutions, qui s’oublie dans la durée au risque de se refermer sur elle-même comme une nasse.
Que l’histoire du goût se déloge, le temps d’un décapage rétinien, est plus que louable. Mais cela ne va pas sans le risque qu’elle fasse le ménage, avec trop de soin, de l’histoire des institutions de l’État moderne. C’est le paradoxe de l’exposition. D’une part, L’éveil d’une nation s’accommode bien de la valeur d’exposition des œuvres qu’elle met en scène, pour rendre à la période des Réformes son aura perdue. Mais d’autre part, elle dote ces mêmes œuvres d’une valeur d’usage pour le moins problématique, qui ferait d’elles le vernis d’une colonialité inavouée. Cette limite, à la fois esthétique et politique, est d’autant plus sensible qu’elle risque de condamner l’art à jouer au dédommagement fictif de l’histoire. À moins qu’il ne soit déjà, à l’aube d’une Tunisie moderne, son réveille-matin.
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