Avec Demain dès l’aube, Lotfi Achour a fait le pari d’un film intimiste où l’intimité serait un tremplin plutôt qu’un enjeu. Le risque, dans ce film plein de conviction, est de ne convaincre qu’en pinçant la corde de l’émotion. Pour distiller à l’écran le vague à l’âme d’une jeunesse désenchantée et d’une révolution confisquée, le cinéaste a beau jeu de le montrer d’un œil saturé, sa fiction se prend les pieds dans un tapis psychologisant. Bien qu’empaqueté dans son écrin de joliesse, ce premier long-métrage peine à embrasser d’un geste tout ce qu’il convoque.
Mettre une émotion au présent
Bien des films méritent attention, et ceux de Lotfi Achour la trouvent parce qu’ils ne tiennent pas de l’art de confiseur. De grosseurs inégales, ses courts-métrages partagent la plus belle des vertus : la vertu secouante de la fiction. Certains ont la taille des amours obsessionnelles ou des légendes urbaines. En 2010, c’était Ordure. Quatre ans plus tard, on a eu droit au Père. D’autres nous estomaquent le temps d’une mésaventure en plein désert. C’est La Laine sur le dos, en 2016. Les prémisses de ce cinéma ? Saisir le minimum de choses pour obtenir le maximum d’effet.
En revanche, la tentation devrait être très forte de passer de cette vertu à sa réplique. Lotfi Achour a cédé à la tentation. Et cela nous donne Demain dès l’aube. Le scénario de ce premier long-métrage a tout pour séduire : alors que rien ne les disposait à se revoir, le destin de trois amis se renoue au gré des hasards quelques années après le fameux 14 janvier 2011. Ce qui se remet ici en fiction, c’est le genre de récit qui veut mettre une émotion à la pointe du présent. Les risques de ce geste ? Saisir le maximum de choses, pour finalement produire le minimum d’effet.
Non que tout soit mauvais dans Demain dès l’aube. Il y a certes des choses à tirer de ce film qui cherche à en imposer. Il y a une intrigue et des rebondissements. Les prémisses, au potentiel narratif riche, exorcisent les fantômes d’un drame sous l’histoire d’une amitié entre trois jeunes que tout sépare : une journaliste, une artiste et un adolescent. Mais il y a aussi une énigme et ses conséquences chez ces personnages que l’on suit sans en savoir plus qu’eux. Zaineb, Alyssa et Houcine, respectivement joués par Anissa Daoud, Dorria Achour et Achref Ben Youssef, se retranchent dans un immeuble, le temps de fuir désespérément la flicaille de Ben Ali le jour de sa fuite. On sent, pour peu qu’on y prête un peu la main, qu’il va nous être dit des choses sur la révolte. On nous les suggère et montre, à moins de déplier les non-dits. Et cela nous vaut déjà viol, paralysie et mort.
Plein de conviction
En même temps, cette fiction se veut troublée. C’est qu’à l’autre bout du spectre, Demain dès l’aube ouvre une parenthèse dans l’histoire. Nourri sur la matière même de la révolte, le récit n’évacue pas plus le filon intime qu’il ne met la politique sous l’éteignoir. Car il y a eu drame, ce soir-là de la chute du régime, avec son lot d’exactions policières. De ce drame, Houssine se trouve accusé suite à son altercation avec le tortionnaire qui a tenté de le violer. La victime devient coupable. Le déni et l’oubli suivent. Mais ce n’est pas une raison pour desserrer les poings lorsque, trois ans après ce drame, Zaineb découvre que le violeur de Houcine est le père de son amant. Ce que le film met ainsi en jeu, sur fond d’un pays en plein psychanalyse transitionnelle, c’est la possibilité de la justice.
S’il se justifie de tremper les images dans un bain de passé tout récent, cet enjeu balance Demain dès l’aube entre deux vitesses. Dans un premier mouvement, à grand renfort de flashes-back, le film nous restitue ce drame auquel nous ramènera son deuxième mouvement, consacré à l’enquête. Il faut enjamber les ellipses, pour que s’engage l’enquête à laquelle le récit semble promis quand Zaineb et Alyssa seront rattrapées par un passé qui ne passe pas. Cette vitesse est celle du montage. La seconde n’instille aucun doute : il faut une vive agilité de l’œil, une caméra suffisamment habile pour savoir rester proche des personnages. À ce jeu-là, avec les subtilités de la bande sonore, la complicité du spectateur se réchauffe en sympathie. C’est ce triple procédé qui marque le film, une forte volonté de style pour pincer la corde de l’émotion.
Pour autant, les poncifs du cinéma intimiste ne découragent pas Lotfi Achour. Là où le drame sert à autre chose qu’à se jouer de lui-même, la mise en scène est poussée par l’envie brûlante de dire un désenchantement, de pointer un accroc qui révèle une impossibilité, à la lumière d’une existence qui brutalement se précipite, ou d’un drame qui prend valeur de destin. Mais le risque, dans ce genre d’histoire pleine de convictions, est que la mise en scène pèche par excès de bonne volonté, en brassant le maximum de choses à la fois. Si Demain dès l’aube résiste au premier de ces écueils, il cède un peu trop au second.
L’intimité, un tremplin plutôt qu’un enjeu
La moitié du problème se niche là. Entre l’élan de la révolte et les incertitudes qu’elle laisse par-dessus l’épaule du temps, Lotfi Achour interpose un récit encombrant. Est-ce considérer les choses par le petit bout de la lorgnette ? L’œil reste sans doute grand ouvert. Le cœur aussi. Et un instant, on tend l’oreille. Mais s’il rappelle que l’histoire n’avance pas à la vitesse d’une vie d’homme, il faut longtemps à Demain dès l’aube pour réorganiser son puzzle. Leitmotiv du film, l’enquête des deux amies décidées à retrouver le jeune disparu à Sbeïtla, va au-devant de l’urgence, avec une patience prête à tout mais sans savoir où cela mène. Entre-temps, le film aura raconté mille autres choses, lâchant ainsi très vite les quelques sérieux fils qu’il tend.
C’est ici que vient alors loger l’autre moitié du problème. Car il n’est pas sûr que Demain dès l’aube ait trouvé la bonne forme en pariant sur les petites ivresses nocturnes du récit, même s’il évite de les dessécher par un déroulé trop logique de l’enquête. Sans contrarier les menus élans, le réalisateur multiplie les touches brèves, pour tirer de chacune d’elles le maximum d’émotion. Mais c’est de l’eau bénite, qui éteint vite son feu. Lotfi Achour fait le pari d’un film intimiste où l’intimité serait un tremplin plutôt qu’un enjeu. L’œil saturé de Demain dès l’aube a beau jeu de distiller à l’écran le vague à l’âme d’une jeunesse désenchantée ; il se prend les pieds dans un tapis psychologisant.
Il n’en fallait donc pas plus pour que s’accusent les faiblesses du film. Bien qu’il laisse planer le soupçon qu’entre récit intime et enquête quelque chose se perd en chemin, la foi en son dispositif n’empêche pas le film d’agripper tout sur son passage. C’est cela, le paradoxe de Demain dès l’aube. Joliment empaqueté dans son écrin, le film peine à embrasser d’un geste tout ce que son récit convoque. Nul doute que le jeu des comédiens, au premier rang desquels Anissa Daoued, donne à l’émotion le tremblé qu’il faut. Mais cela ne suffit pas. En cherchant plus que nécessaire à souligner son rendu, le récit intime gomme plus qu’il ne trouble l’horizon à quoi l’enquête tendait pourtant les bras. Demain dès l’aube est un film plein de conviction, mais qui ne convainc que très peu. Il est permis de le regretter.
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