Le Making-of relatif à la fabrication du studio.
Les coulisses de quelques tournages de Nawaat (années 2015/2016).
Dans un contexte économique difficile pour les médias, comment renforcer les capacités de Nawaat par l’acquisition d’un studio de production professionnel, tout en gardant son indépendance ? Et s’agissant de la presse citoyenne plus précisément, l’équation est plus difficile encore. Car comment concilier entre la nécessité d’avoir une telle presse citoyenne, vigoureuse et pertinente avec des bilans comptables ? Comment assurer la pérennité économique d’un projet citoyen dont la vocation première n’est pas de vendre, mais de produire une information libre et indépendante, quoi qu’il en coûte, disponible par ailleurs sous licence Creative Commons ?
À ce jour, nous n’avons toujours pas de solution miracle. Cependant, l’effort permanent en quête de solutions viables nous contraint, entre temps, à être inventifs pour optimiser chaque investissement ; lequel investissement, pour être rationnel, se doit d’être envisagé dans la durée avec un coût d’entretien réduit.
Le renforcement des capacités de Nawaat a été ainsi conçu pour être pérenne et surtout pas à fonds perdu. La situation économique des médias tunisiens (et pas que…) étant déjà difficile, situation qu’il convient de rappeler (I), l’approche adoptée pour la fabrication du studio va s’apparenter davantage à un « Concept Studio » (II) qui privilégie la mobilité et l’acquisition d’un savoir-faire. Ceci afin de pérenniser, à la fois, l’investissement et l’autonomie de Nawaat.
I.— Contexte : quelle place pour l’information citoyenne au regard de la situation économique difficile des médias ?
Il est utile, pour bien appréhender l’approche de Nawaat, de rappeler -ce que nous avons déjà écrit- à quel point la situation économique des médias est hasardeuse, au point de devenir malsaine.
Du contenu « frivole » pour générer de l’audience, aux manquements à la législation sociale ; des violations répétées des droits d’auteur à celles de la déontologie tout court… tout un ensemble de pratiques condamnables, entretenu principalement par une pernicieusement pression économique, a abouti à ce que tous les coups soient permis. Il ne s’agit point ici d’une justification, mais d’un constat.
– En haut, la vidéo de Nawaat : https://www.youtube.com/watch?v=gRRsdpl5WqA
(le cadre rouge indique comme la vidéo sera recadrée afin de supprimer le logo de Nawaat)
– En bas, la même vidéo volée, recadrée et diffusée avec le logo de la chaîne Ettounsia : https://youtu.be/15z7Rfj87UE?t=1h2s
En effet, et pour élargir encore notre approche, l’exiguïté du marché des médias arabe dont plus de la moitié ne dépasse guère les 10 millions d’habitants —le tiers des mêmes pays dépasse à peine les 4 millions d’habitants— pose un problème de rentabilité économique chronique. La manne publicitaire étant trop ténue pour couvrir leurs frais de fonctionnement.
Depuis quelque temps déjà, même le modèle économique de la « presse traditionnelle » des pays occidentaux montre des signes inquiétants sur le plan de la rentabilité.
À titre d’exemple, pour des raisons économiques, une institution comme le Washington Post a dû changer de mains pour une somme « dérisoire ». En janvier 2016, The Guardian annonce des coupes budgétaires drastiques face à des pertes abyssales. Dernière victime en date, The Independent, racheté en 2010 par l’homme d’affaires russe Alexander Lebedev, renonce, en mars 2016, à son édition papier.
Et nous pouvons en citer tant d’autres, comme Le Monde, Libération, The New York Times aux difficultés financières conséquentes. Les formidables mutations technologiques de ces deux dernières décennies ont littéralement chamboulé l’univers des médias. L’adaptation à ce nouvel univers s’avère plus douloureuse que prévu. Les nouveaux équilibres tardent à trouver leurs marques, malgré les nombreuses victimes laissées sur le carreau.
Idem en matière audiovisuelle. Les chaînes Radio et TV changent de mains à un rythme effréné face aux mêmes difficultés économiques.
La situation est encore pire dans la région arabe, aux marchés relativement restreints avec, de surcroît, un pouvoir d’achat limité, hormis les pays du Golfe.
Ces difficultés de rentabilité des organes de presse pèsent de plus en plus sur le devenir de leur indépendance. Le symptôme le plus visible de ces difficultés financières se révèle également à travers une paupérisation de plus en plus alarmante de la profession de journaliste, non sans impact sur la qualité de sa production.
Dans un monde idéal, l’éthique de la profession de journaliste devrait être au-dessus de toute autre considération. Mais, il faudrait se voiler la face pour ne pas réaliser que cette éthique acquière une tout autre signification lorsqu’un patron de presse se retrouve devant le choix du dépôt de bilan ou le glissement vers des pratiques condamnables consistant, entre autres, à :
— vendre à tout prix, y compris en « racolant » ;
— compresser les coûts en rognant sur les salaires de misère des journalistes, desquels on exige une éthique devant être sans faille ;
— plagier et reprendre sans vergogne les publications d’autres médias en toute méconnaissance du respect des droits d’auteurs ;
— se compromettre avec les puissants et les milieux des affaires qui finissent par devenir les patrons effectifs des rédactions.
Et c’est pour ne pas sombrer dans de telles pratiques condamnables que certains —rares qu’ils sont— ont tout bonnement préféré jeter l’éponge.
Des quotidiens naissent, engloutissent des sommes conséquentes puis disparaissent aussi rapidement. Des chaînes satellitaires se montent, changent de mains ou ferment leurs antennes. Idem pour les médias citoyens.
Que sont devenues Radio Kalima et la Chaîne du Dialogue Tunisien, initialement créées pour être des médias citoyens ? De lourds déficits financiers les ont contraints à être cédées à des hommes d’affaires, perdant au passage leur vocation citoyenne, sous le regard impuissant de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA). Celle-ci se résignant au fait accompli en validant des cessions de licences, sortant pourtant du cadre citoyen pour lesquelles lesdites licences furent initialement accordées.
Ainsi, nous assistons impuissants à cette tendance où ce sont les milieux d’affaires qui sont en train de s’emparer des médias. Et cela est d’autant plus vrai concernant des structures aux coûts de fonctionnement relativement élevés, comme celles des chaînes satellitaires. La courbe de croissance des médias financés à fonds perdu, tout support confondu, est très préoccupante.
Il ne s’agit pas ici de faire de la démagogie. L’injection de capitaux dans le monde de la presse est vitale.
Aussi, la question n’est pas de trancher s’il faut ou non injecter des capitaux ; mais dans quelles conditions, pour quelles pratiques professionnelles, avec quels garde-fous, selon quel degré de transparence et pour quel impact ? Par ailleurs, les subventions publiques reçues, sont-elles vraiment attribuées selon les efforts consentis par chaque publication ?
Par ailleurs, outre le pluralisme de l’information à considérer en tant que tel, il y a aussi le pluralisme des structures qui produisent de l’information à garantir. La prise en compte de l’émergence de la « presse citoyenne » aux contraintes différentes nous semble nécessaire.
Car, là encore, la question qui se pose n’est plus de savoir si les médias citoyens sont nécessaires à la démocratie, mais quel type d’organisation, quel modèle économique faut-il envisager pour que ces médias puissent contribuer à la consolidation de la liberté d’expression et de la démocratie. Les nombreuses reprises des publications de Nawaat sur les médias nationaux démontrent -malgré une démarche violant allègrement les droits d’auteurs- la pertinence de l’approche citoyenne de l’information.
Ce contexte économique, difficile, souvent froidement cruel, nous contraint en permanence à nous interroger, au sein de Nawaat, comment continuer à grandir et à se développer avec un coût raisonnable, qui sied au média citoyen que nous sommes, sans jamais renoncer à notre intégrité et à l’éthique journalistique.
Ce n’est pas facile tous les jours ! Et à ce titre, comment également développer notre production vidéo par l’acquisition d’un studio professionnel, mais à un coût raisonnable. Le tout par une démarche qui n’écarte pas d’autres perspectives, pourquoi pas plus ambitieuses, mais en tout état de cause via un processus sain en matière de production et de compression des coûts. Et c’est à l’aune de toutes ces préoccupations que fut pensé le nouveau studio de Nawaat.
II.— Le cheminement d’un « Concept Studio » destiné à être pérenne.
Il est, en effet, davantage question d’un « Concept Studio » au cahier des charges relativement contraignant, plutôt que d’un banal studio.
D’abord il convient de préciser ceci : il n’est peut-être pas bien compliqué de bâtir un studio lorsque l’on dispose d’un budget de 200 ou 300 miles dollars. Budget que l’on confie à une quelconque société pour faire le travail. Mais cela relèverait d’un non-sens économique pour un média citoyen avec peu de moyens, livrant au public sa production gratuitement (sous licence Creative Commons). De même, un tel investissement serait bien risqué lorsque l’on n’est pas propriétaire des locaux. Aussi, est-il crucial d’avoir une approche réfléchie avec, de surcroit, un investissement qui soit pérenne, quel que soit le/les lieux d’implantation.
Pour ce faire, le projet de Nawaat a été conçu pour satisfaire les quatre impératifs suivants :
— Une conception modulaire et adaptable.
— Des composants mobiles, indépendants du lieu et démontables sans dommage.
— Un décor servant une acoustique conforme aux standards les plus exigeants.
— Entièrement réalisé par Nawaat pour un coût prudent, renforçant ainsi l’autonomie et le savoir-faire de notre média à créer et à entretenir, sur le moyen et le long terme, ses propres espaces de production (d’où le renforcement de son indépendance par son autonomie).
L’aspect modulaire et mobile doit répondre ainsi aux difficultés qu’est susceptible de rencontrer tout média citoyen qui n’est pas assez riche pour être propriétaire des murs de ses locaux. Il est déraisonnable, en effet, d’investir dans un studio professionnel pour ensuite perdre l’essentiel de son investissement en cas de déménagement.
Le traitement acoustique doit également servir, pour des raisons de coût, de décor amovible. Étant donnée la conception modulaire, l’investissement de départ dans le traitement acoustique n’est pas perdu en cas de déménagement. Hormis quelques boulons, rien n’est physiquement lié aux murs. Tout le studio repose, via de solides rails, sur quatre barres porteuses. En cas de nécessité, il suffit de décrocher les panneaux acoustiques (absorbeurs et diffuseurs), démonter les équerres des barres porteuses, puis remonter le tout ailleurs. Les frais de remise en état des lieux se limitant à une couche de peinture et quelques trous de boulons à boucher. Même l’installation électrique du studio a été conçue pour être facilement démontable afin d’être implantée ailleurs, s’il échet.
Le traitement acoustique correctement conçu, le rajout ultérieur —si nécessaire— des fonds “chroma key” (écrans verts) ne pose plus aucun problème.
Enfin, lorsque l’on a des moyens limités, il faut y aller par soi-même pour réaliser le projet selon ses propres besoins… et acquérir au passage tout un savoir-faire.
Dès le départ, nous avons également souhaité filmer le process de fabrication pour un retour d’expérience et un partage de l’expertise acquise par Nawaat. Car, parmi nos souhaits, figurent également le fait de contribuer par ce partage à aider d’autres médias citoyens, susceptibles d’être intéressés par une telle approche.
C’est tout le but de la vidéo du « Making-of » du studio, démontrant au passage qu’il est possible de faire « beau et bien », pour peu qu’il y ait cette fibre de l’engagement citoyen.
Cependant, il faut également avoir l’humilité de reconnaître —ce que ne montre pas la vidéo du Making-of— que ça n’a pas été toujours simple. Nous avons aussi tâtonné. Nous avons fait certaines choses que nous avons ensuite dû refaire autrement. Nous avons prévu des solutions, puis nous avons dû modifier nos plans, faute de fournisseurs en mesure de livrer ce dont nous avions besoin. Entre temps nous prenions du retard.
Le résultat est enfin là : un beau studio intégralement conçu et réalisé par Nawaat, dans les locaux de Nawaat, avec des produits que l’on trouve sur le marché local. Avec, en prime, l’acquisition de ce savoir-faire que nous partageons avec ceux qui seraient intéressés par un projet similaire. Et à cet égard, il est utile de rappeler que nous demeurons à la disposition de tous ceux qui souhaiteraient visiter le studio et avoir des précisions sur n’importe quel aspect relatif au process de fabrication. Nous-mêmes, n’a-t-on pas sollicité de nombreuses personnes pour leurs expertises et leurs conseils. Personnes et amis que nous remercions infiniment pour leurs patiences… Nous songeons à Moslah Kraeïm et Khedija LemKacher, cinéastes, pour leurs conseils en matière d’isolation acoustique et de qualité de son ; à Sabri Sfaxi, architecte, pour la faisabilité technique de certaines solutions ainsi que les questions liées à la résistance des matériaux ; à Rim Attia pour sa participation à la saisie de la 3D ; à Nabil Dhaouadi, quincailler, pour ses conseils et sa patience à l’égard de nos demandes parfois si singulières et à Abdelsalem Akkad pour le partage de sa précieuse expérience relative aux pièges à éviter au niveau de la gestion de l’espace réservé au recul et à l’appareillage technique.
Enfin, nous souhaitons insister sur un aspect moins visible du soutien financier d’« International Media Support (IMS) » à cette aventure. Car au-delà des coûts matériels du studio, un autre apport de l’IMS ne relève pas vraiment de ce qui peut être quantifiable financièrement, en l’occurrence le fait d’avoir permis à Nawaat l’acquisition d’une réelle expertise, renforçant ainsi son autonomie et son indépendance.
Au regard de tout le reste, cette indépendance de Nawaat demeure toujours, pour nous, la chose la plus précieuse, passant avant toute autre considération. Au fond, pour Nawaat comme pour l’IMS, c’est là où réside le but ultime de ce partenariat. Le studio et la façon dont il a été réalisé n’en fut qu’un moyen au service de la liberté d’expression… pensé ensemble, pour être adapté à un média citoyen.
Ici-bas, encore quelques photos du studio :
Avec le soutien de l’IMS, un studio professionnel conçu et réalisé par Nawaat.
Une conception modulaire de bout en bout.
Des panneaux acoustiques, fabriqués par Nawaat, au service d’un décor et d’une exigeante qualité de son.
Les dernières mises au point précédant le clap, pour une liberté totale d’expression … avec Mme Salma Baccar,
membre de l’Assemblée constituante, cinéaste, active dans la société civile.
Interview de M. Moncef Chekhrouhou, professeur d’université (H.E.C. Paris et Berkeley),
économiste, membre de l’Assemblée constituante.
Une partie de l’équipe derrière les caméras…
Nawaat.org, le 10 mars 2017.
Approche très lucide. Bravo Nawaat pour cette magnifique réalisation et pour votre volonté de la partager. Pas étonnant de la part d’un média citoyen du calibre de Nawaat. Bonne continuation!