C’est un bordel, la littérature. Et un bordel signé Kamel Zaghbani mérite qu’on y mette les pieds, ne serait-ce que pour les petites pilules d’ecstasy qu’il nous prodigue sans complexe. Dont acte, et avec un plaisir dont on ne rougit pas, tant sa Machina Bona Hora remet au goût du jour un appétit de littérature dévergondé. Mais cette littérature, Zaghbani ne la porte pas en brassard. Ce qui l’intéresse, c’est une chose rêvée qui paradoxalement s’offre à la réprimande. Avec En attendant la vie, c’était la vie. Et avec son deuxième roman, placé sous le signe de Spinoza, c’est une machine à illusions qui nous fait baver.
Entre le bordel et l’Océania d’Orwell
Le bordel, dans cette Machina Bona Hora, est un lieu propice aux fantasmes du bonheur. Et il va falloir apprendre à compter avec Kamel Zaghbani. Car ce roman est une grande fresque. Ici, pas plus qu’il ne laisse intacte son intrigue, l’auteur n’épargne ses personnages et les règles de son jeu romanesque. À mesure qu’il nous livre des silhouettes plutôt hirsutes, Zaghbani multiplie les rencontres et dévoile ses personnages comme des chiens savants, des fornicateurs malins ou des anges à la mine dépressive, comme on peut tous l’être dans le « système » d’une cité idéale qui, à l’image de l’Océania de 1984 chez George Orwell, nous fait simplement brasser du vent.
Mais si on secoue le prétexte de cette Machina Bona Hora, il en sort même un tableau de Brueghel l’Ancien repassé aux couleurs de l’actualité. On croise ici, accompagné de sa femme et de sa fille, le misogyne Mohamed Gharbi qui ne trouve pas d’emploi après ses études en Syrie. Il devient alors marin-pêcheur comme son père, puis chauffeur de taxi. Il y a aussi Rejab Lasswed qui passe la tête par l’embrasure. Universitaire et militant de gauche, il s’exile au Canada avant de retourner au bercail pour enseigner l’anthropologie des religions, à la demande son professeur. Mais il y a surtout Chouaïb Fatnassi, la plaque tournante du roman. Avec pour défaut de fabrication une claudication qui le fait sortir du lot, ce personnage fait ses classes d’imam en même temps qu’il endosse l’habit du proxénète. C’est le patron d’un bordel, le « Nichon d’or ». La métaphore est gourmande, car tout se joue entre deux paires de seins.
Et puis, il y a le narrateur qu’il ne faut pas confondre avec le personnage de l’écrivain raté. S’il lui endosse par autodérision l’habit d’un écrivain raté, le narrateur de Kamel Zaghbani sait tout de lui : du roman inspiré de la vie de Mohamed Gharbi qu’il peine à mettre sur pied, mais aussi de la poignée de personnages qu’il mêle dans son projet de scénario. Machina Bona Hora, fonctionne ainsi comme un récit qui s’invite dans un autre récit. Mais ce serait ignorer que la façon qu’a Zaghbani d’induire une distance au récit est celle d’un romancier qui écrit devant un miroir pour ne pas se perdre de vue.
Moins corseté que les répliques d’une pièce théâtrale, ce jeu tient d’une machine de langage passée à la vitesse du cinéma, avec ses ellipses et son style indirect libre. Avec une ironie qui ne cache pas toujours son sérieux ancien combattant, Zaghbani mène la locomotive de sa Machina Bona Hora à toute vapeur. En comportementaliste, il sait nous faire gober les effets d’un tel jeu narratif dans les dialogues en dialectal qui opèrent autant à charge qu’à décharge. Et par fesses interposées, cela ne désarçonne pas.
Entre la fiction et ses graisses
N’en doutons pas, tous les détails font ici sens. De la lettre envoyée au cheikh aux gros culs en série ; des différences données par l’anthropologue entre l’Islam et le bouddhisme, aux petites typologies sociales inventées par le racoleur ; de la « cité du bonheur » promue en objet de scénario aux coulisses nocturnes de la capitale avec sa galerie de prostituées, Dalia, Amira et Rania : tout s’orchestre sans autre morale que celle d’un bonheur promis ou volé, qui varie à chaque fois ses chimères à la manière d’un couteau suisse. En toile de fond, il y a les années du bourguibisme, l’extension de ce despotisme sous Ben Ali, et leurs effets dévastateurs. À mi-chemin, il est question de sexe, de corruption, mais aussi de l’occupation américaine de l’Irak, du Big Brother et des illusions qu’il nous vend.
Inutile d’en dire davantage, car Machina Bona Hora regorge d’histoires. S’il n’a pas besoin d’écraser deux ou trois récits pour en extraire un, Zaghbani procède ici par recoupement. Il faut d’ailleurs accepter dès les premières pages cette gymnastique pour que le narrateur dévide peu à peu la ficelle de chaque histoire en poussant au noir une zone grise, celle du corps social et politique. Et c’est un récit au montage leste et preste qui grossit alors à vue d’œil.
Cependant, la fiction s’en tient là. Et de ce que permet son jeu, il subsiste des frissons parfois lumineux, et parfois cabossés. L’effet est bien obstiné. Sauf que, par endroits, l’omniscience du narrateur et sa ruse nous exposent au risque de l’étouffement. Peut-être qu’à agiter le dard de la fiction, l’idée du « bonheur » cesse ainsi d’être un simple loisir de philosophes. Peut-être également que la capacité de l’écriture à gratter le vernis de toute machine à illusions est à ce prix-là. Faut-il pour autant pardonner à Zaghbani les graisses narratives qui font parfois bâiller le lecteur ?
Bien sûr qu’on ne lui reproche pas de tremper sa plume dans une encre impure. Car on n’est pas, avec ce roman, dans un stakhanovisme perméable à l’air du temps. Mais on aurait souhaité que son geste soit plus économe, qu’il ait plus confiance en ses personnages. Une chose en tous cas est sûre : avec sa Machina Bona Hora, Zaghbani réussit à tirer de nous un rictus allongé, en enfonçant les portes d’un bordel verrouillé. Intransigeant, son choix de détourner la fiction pour y caser sa verve est sans concession. C’est peut-être cela, aussi, le geste d’un romancier qui ne pardonne pas.
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