Nous sommes dans l’antiquité, sur une île habitée exclusivement par d’anciens esclaves qui s’y sont réfugiés pour échapper à la servitude. On dit d’eux qu’ils sont féroces. Qu’un maître infortuné tombe entre leurs mains, le voilà promptement massacré après avoir subi de terribles supplices que même les Chinois n’auraient pu imaginer. Sur cette terre qu’ils reconnaissent rapidement pour être l’île des esclaves échouent deux naufragés athéniens, tremblant de peur, Iphicrate et Euphrosine. Ils sont accompagnés de leurs esclaves, Arlequin et Cléanthis, deux joyeux personnages, obséquieux quand il faut, impertinents quand ils peuvent, qui jubilent à l’idée de ne plus recevoir de coups de bâton sur le dos.

C’est alors qu’apparaît Trivelin, le représentant des habitants de l’île. Il leur explique la situation :

Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s’établir ici, dans le ressentiment des outrages qu’ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu’ils y firent fut d’ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves : la vengeance avait dicté cette loi ; vingt ans après, la raison l’abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire.

Sur l’île des esclaves, il n’y a donc plus de place pour le ressentiment et la rancœur. Les esclaves fugitifs sont revenus à des sentiments plus nobles et, dans la belle république qu’ils ont fondée, règnent désormais le droit et la raison. Au lieu de couper en petits morceaux les méchants qui les ont opprimés, ils préfèrent leur enseigner la vertu. L’heure n’est plus à la vengeance mais au pardon et à la repentance. Les anciens maîtres, s’ils veulent retrouver leur liberté et bénéficier des droits de tous, doivent reconnaître leurs torts et faire amende honorable. On ne leur demande même pas de partager leurs trésors mal acquis. S’ils s’obstinent par contre à nier leurs crimes, ils devront subir les souffrances pédagogiques de la servitude tandis que leurs anciens serviteurs deviendront leurs maîtres.

On aurait pu penser qu’Iphicrate et Euphrosine, les deux maîtres athéniens rescapés du naufrage, auraient été rassurés par ces belles paroles ; mais non, il ne leur suffit pas d’avoir la vie sauve, ils ne sont vraiment pas contents, ils veulent rester les maîtres. Ils rechignent quelque peu, se font tour à tour menaçants et obséquieux, hautains et pitoyables, orgueilleux et geignards, mais, finalement, la vérité s’impose à eux : ils ont été d’odieux despotes qui méritent leur triste sort ! La honte au front, ils demandent humblement pardon et promettent de ne plus être méchants et vaniteux, mais bons et généreux.

Quant à Arlequin et Cléanthis, les deux esclaves devenus maîtres de leurs maîtres, ils sont bouleversés par tant de sincérité et de repentir. Ils en pleurent d’émotion. A leur tour, ils ont honte et s’excusent d’avoir éprouvé du ressentiment. Après tout, reconnaissent-ils, si nous étions esclaves et maltraités, c’est bien que nous le méritions quelque peu. D’ailleurs, ajoutent-ils en se jetant aux genoux de leurs oppresseurs momentanément déchus, l’habit de maître est bien trop grand pour nous, nous ne sommes pas dignes de le porter. L’honorable Trivelin, qui finira par avoir le prix Nobel de la paix, les félicitent alors pour la victoire de la raison et de la vertu et leur permet à tous de retourner à Athènes. La contre-révolution a triomphé.