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Par Kamel Chaabouni,

Le discours, hésitant, déséquilibré, lexicalement pauvre, débité avec beaucoup d’hésitation et manquant de fluidité, tenu par la dame de Tataouine, dans sa forme, ne lui est pas propre. Il s’agit phénomène sociolinguistique qui envahit la Tunisie, mais aussi l’Algérie, le Maroc et le Liban depuis maintenant quatre décennies. Il s’est bien répandu parmi les citoyens tunisiens cultivés et instruits, c’est à dire ceux qui ont fréquenté une partie de l’enseignement secondaire ou entrepris des études supérieures, toute ville et régions confondues !  Les Tunisiens instruits de la capitale l’on déjà intériorisé. Il est courant parmi eux depuis les années 1970. Le phénomène, prend de  l’ampleur. Il se répand maintenant parmi les couches sociales les moins instruites et se généralise parmi les personnalités officielles telles que les ministres et les hauts fonctionnaires. Les journalistes de la radio admettent de plus en plus la présence sur les ondes de cette ratatouille ou « chakchouka » franco-arabe. Il y a quelques années les journalistes reprenaient les locuteurs quand ils disaient un  mot en français. Aujourd’hui, ils ne le font plus, ils sont devenus des acteurs majeurs de cette catastrophe linguistique. Ce phénomène est stimulé principalement par la publicité dans les médias, radios, télévisions, presse et les affiches sur la voie publique qui en retour amplifient le phénomène.

Les radios tunisiennes, censées être un vecteur majeur pour transmettre, véhiculer, propager, développer  et retransmettre le dialectal tunisien dans sa variété régionale, manquent à leur devoir et participent à la déconfiture du dialecte arabe tunisien. Elles se sont révélées en effet d’un niveau médiocre tant sur le plan du fond (les programmes) que sur la forme (la langue usitée). Malgré leur nombre élevé, elles sont une vraie pollution sonore, leur audition est une vraie torture pour une oreille cultivée et raffinée! Les meilleures ne font que diffuser de la bonne musique occidentale. Les pires colportent des programmes nuls, entrecoupés d’un matraquage publicitaire abrutissant. Personnellement, j’ai horreur de les écouter, cela me met en colère. En revanche, certaines radios françaises, à l’instar de France Culture, BFM business, Radio France Internationale, France Info procurent aux auditeurs un plaisir inouï, en raison de la qualité de leurs programmes et de la maitrise d’une langue française qui se répand de manière fluide, harmonieuse, gracieuse soutenue par un vocabulaire riche. Il est urgent de permettre la diffusion, pour le moins, de France Culture, sur la bande FM tunisienne, afin de permettre aux Tunisiens, qui le souhaitent d’accéder à un niveau supérieur de la langue française et à des programmes culturels de qualité. Les radios tunisiennes contribuent grandement à ce cheminement insupportable du dialectal tunisien vers une sorte de créole. Les Tunisiens qui, à les entendre parler, défendent farouchement leur arabité et leur islamité, se laissent aller volontiers à cette dérive, perdant paradoxalement et progressivement leur identité linguistique. Ils ne savent plus sur quel pied danser, avec quelle langue parler, ils sont tiraillés entre trois registres linguistiques, l’arabe classique, le dialectal arabe tunisien et le français. Ils perdent graduellement l’équilibre de leur pensée,  l’harmonie de leurs discours et la beauté de leur verbe. Le parler tunisien s’effiloche, part en lambeaux, c’est dramatique. Mais malheureusement, les hommes politiques, y compris ceux du parti Ennahdha, ne prennent pas la mesure de la catastrophe.

Il y a moins d’un siècle, les choses n’étaient pas ainsi. Je me souviens, que feu mon père décédé en 1995, instituteur  de son état, de 1924 à 1966, parlait parfaitement le dialectal tunisien. Quand il s’exprimait, il parlait harmonieusement, il ne saupoudrait pas son discours de mots français. Je n’avais aucune idée sur sa maitrise de la langue française, jusqu’au jour où conduisant  dans sa voiture ma belle-sœur française vers ses oliveraies, il s’était mis à parler uniquement en français avec elle et devant moi pour la première fois. J’étais impressionné par sa maitrise de la langue de Victor Hugo ! Jamais je n’avais pensé qu’il s’exprimait aussi dans cette langue. Mon père, et je suppose tous les hommes instruits de sa génération, dont Habib Bourguiba qu’il avait connu, s’exprimait aussi bien en arabe dialectal tunisien, qu’en français. Bourguiba, dans ses discours improvisés, s’exprimait parfaitement dans les deux langues. Il faisait la part des choses. Il ne mélangeait pas arabe et français ! Ses discours, bien qu’improvisés, étaient fluides, harmonieux, et le peuple tunisien prenait plaisir à écouter. Si je récuse l’émergence en Tunisie, d’un créole, à l’instar de la Guadeloupe, de la Martinique ou de la Guyane, je ne rejette nullement l’existence pacifique entre nos deux langues concurrentes. En effet, dans le bras de fer qui se joue entre l’arabe et le français, la victoire sera du coté français, en raison du complexe des Tunisiens vis à vis de la France qui s’explique par notre retard scientifique et industriel. La langue française va de plus en plus envahir le territoire de la langue arabe en Tunisie.

Toute langue est un organisme vivant, ses organes vitaux sont  le lexique, les synonymes, les expressions, les proverbes, les charades, la littérature, prose et poésie, mais aussi la grammaire, la conjugaison, l’orthographe et la phonologie. La vitalité d’une langue fait que le vocabulaire se transforme, certains termes disparaissent, d’autres naissent ou sont empruntés à d’autres langues. La Tunisie n’emprunte pas uniquement de l’argent à la France, elle lui emprunte aussi beaucoup de termes pris dans sa langue. Le peuple subit et suit sans broncher. L’Etat, sensé protéger notre patrimoine culturel, reste amorphe, ne réagit pas devant cette entreprise délibéré de destruction de notre langue nationale. Où allons-nous ? Assurément vers la créolisation de notre langue, vers la perte de notre identité ! Seul l’Etat, détenteur de la puissance publique, peut endiguer cette catastrophe annoncée. Par quels moyens ? Les mesures concrètes suivantes peuvent fournir une ébauche de solution:

1) Introduire, au niveau primaire et secondaire, l’enseignement de l’arabe dialectal accolé à l’arabe classique durant la même heure de cours et dans le même manuel scolaire:

Les Tunisiens ont développé un complexe de supériorité de la langue française par rapport  à leur propre langue parlée. Si la langue arabe classique garde sa précellence, grâce à son caractère de langue sacrée du Coran, l’arabe dialectal tunisien est méprisé par ses propres usagers. L’opinion publique lui dénie même le caractère d’une langue ayant  une syntaxe. Sa prose, ses contes et sa poésie ne sont pas élevés au  niveau d’une littérature, celle-ci est même raillée. L’enseignement  de l’arabe tunisien aidera à décomplexer les petits tunisiens vis à vis du parler  même qu’ils utilisent dans leur quotidien et d’élever à leurs yeux le dialectal tunisien au niveau d’une langue digne d’être observée, étudiée et analysée. Étudiée à coté de la langue arabe classique, le dialectal tunisien permettra aux élèves de mieux l’appréhender, l’analyser et en comparer le fonctionnement par rapport à l’arabe classique. Le corpus du dialectal tunisien existe déjà, il est constitué par la poésie populaire recueillie et consignée par écrit par feu Mohamed Marzougui dans des registres entreposés à la Bibliothèque Nationale. D’importantes publications de contes populaires tunisiens ont été réalisées. J’ai moi-même recueilli auprès de feu Mohamed el-H’sini, mais non encore consigné par écrit ni publié, de nombreux contes en dialectal bédouin. Cet enseignement doit pouvoir se perfectionner et s’approfondir à la faculté des lettres, dans la section des études arabes. Il est curieux, à cet égard, que l’Institut National des Langues et  des Civilisations Orientales (INALCO) de Paris  dispense  l’enseignement de l’arabe  tunisien le couronnant par le diplôme de la  maîtrise, alors  que  les facultés de lettres en Tunisie, excluent notre patrimoine linguistique du cursus  universitaire.

2) Légiférer afin de contraindre les publicitaires, les afficheurs, les radios  et les télévisions à un usage harmonieux des langues:

Les tunisiens aiment la langue française, il ne faut donc pas les priver d’utiliser la langue de Molière. Toutefois, il faudrait qu’ils choisissent l’usage d’une langue quand ils s’expriment dans les médias audiovisuels et ne pas mélanger arabe et français. Il faudrait donc que toutes les radios tunisiennes prévoient des programmes en langue arabe, classique et dialectal d’une part et en langue française d’autre part. Dans ces programmes, les journalistes, les intervenants et les auditeurs interviendront exclusivement dans l’une ou l’autre langue. Dans les programmes en langue arabe, ils auront la faculté de mélanger l’arabe classique et l’arabe tunisien. Les deux registres de langue peuvent, en effet, aisément s’entrelacer, se combiner et se tresser enrichissant ainsi l’une l’autre puisque il s’agit de la même langue. A cet égard, la loi doit prévoir l’emploi d’arabisants (diplômés en langue arabe) dans les médias audiovisuels, dont la mission est  d’aider journalistes, de reprendre les intervenants et les auditeurs à trouver la traduction juste du mot dit en français ou l’expression adéquate en arabe. Cela pourrait intervenir en fin d’émission en guise de récapitulatif et de leçon de perfectionnement de la langue, afin de ne pas perturber les interventions des uns et des autres. La Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) pourrait comptabiliser les mots français usités dans une émission arabe et infliger en conséquence des amendes à la radio ou la chaine de télévision contrevenante. Dans le monde de la publicité commerciale devenue vitale pour les entreprises, loin de moi, l’idée de proscrire l’usage du français.  Les publicitaires peuvent aisément annoncer leurs messages publicitaires, audiovisuels ou sur affiche en arabe ou en français. Mais les deux langues doivent être distinctes et séparées l’une de l’autre et non combinées. Ils doivent soit diviser leurs affichages en deux parties ou en deux affiches distinctes et s’il s’agit d’un message à la radio ou à la télévision, concevoir deux messages audiovisuels distincts l’un exclusivement en arabe et l’autre exclusivement en français.

3) Créer un Observatoire du dialecte arabe tunisien:

Les langues sont un patrimoine immatériel, unique, inestimable et irremplaçable de l’humanité entière. Il s’est formé tout au long de milliers d’années. Le consensus entre les linguistiques établit le nombre des langues à 9000, auxquelles s’ajoutent quelques milliers de dialectes. Malheureusement, de nombreuses langues disparaissent, mais aucune nouvelle langue ne voit le jour à l’instar des règnes animal et végétal, quand une espèce disparaît, cela représente une perte définitive d’une partie du patrimoine génétique universel. Toutefois, 0% des langues sont en danger de disparition, deux langues disparaissent par mois. A la fin du siècle, 90% des langues vont définitivement disparaître si aucune mesure n’est prise. Afin de préserver notre patrimoine linguistique arabe, dans ses deux pendants classique et dialectal, il est urgent que le gouvernement fasse voter une loi en vue de créer une Académie de l’arabe tunisien ” marsad al-llahja attounisiyya”. Sa mission serait d’observer l’évolution de l’arabe tunisien, de la préserver, de la protéger, d’étudier son histoire,  de recenser son vocabulaire, d’établir son lexique, de fixer sa grammaire et sa syntaxe, de recueillir sa littérature en prose et en poésie, et d’en assurer la publication, de décerner des prix  aux étudiants et aux enseignants qui se chargent de l’étudier, de la développer et de la préserver.

Edouard Glissant (1928-2011), écrivain, poète et essayiste français martiniquais définit la créolisation comme étant ” la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donné nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments”. L’évolution et la transformation que subit, depuis la fin des années 1960, le dialecte arabe tunisien s’inscrit dans le processus décrit par E. Glissant. Une nouvelle donnée, totalement imprévisible, en l’occurrence un nouveau parler, une langue nouvelle, se profile à l’horizon, son évolution nous échappe, sa transformation se fait sauvagement et brutalement. Devons nous nous résigner, quitte à perdre totalement notre identité culturelle ? Sommes-nous contraints d’accepter la mutation de notre identité comme nous l’avons subi suite à l’invasion arabe au VIIème siècle, qui à coups d’épées nous a contraint à changer fondamentalement de langue et de religion ?