Bassem Kerkeni, sa femme et ses enfants devant leur maison détruite par l’ouragan Irma

Bassem Kerkeni, 42 ans, s’est installé à Saint-Martin en 2004, du côté hollandais de l’île situé au sud des Caraïbes, à la recherche d’un futur meilleur. « C’était la dernière destination sans visa où un avenir me paraissait possible. A l’époque, j’étais gérant d’un centre d’esthétique à Tunis. J’ai voulu partir aux Etats-Unis mais on m’a refusé le visa. Un ami m’a alors conseillé Saint-Martin. Je suis parti lui rendre visite, et j’y suis resté, clandestinement », a-t-il confié à Nawaat. En 2013, il a ouvert son restaurant, Al Pasha. « Au début, ce n’était pas évident. J’ai dormi pendant des mois dans la rue. Je ne pouvais pas ramener beaucoup d’argent avec moi de Tunisie. Je suis resté sans papier pendant 5 ans. Mais j’ai travaillé d’arrache-pied. Je l’ai toujours fait. En Tunisie aussi », se souvient Bassem.

Les débuts du calvaire

Cet immigré tunisien aux Caraïbes est marié et a deux enfants. L’aîné a cinq ans, le cadet deux. Aujourd’hui, c’est pour eux qu’il a peur. « Les trois premiers jours, c’était la panique totale. Presque la totalité de l’île a été saccagée. Nous avons tout perdu: nos voitures, nos appartements, et le plus grand de notre restaurant. Tout manquait: l’eau, l’électricité, la nourriture, etc. En plus, nous sommes entourés de quartiers dangereux et il y a des rumeurs qui disent que, du côté français, des bandes ont attaqué les gendarmeries et volé des centaines d’armes. Aujourd’hui, j’ai peur de sortir chercher de l’eau potable ou de la nourriture pour ma famille. Si je les laisse seuls, ils risquent d’être attaqués. Si je ne sors pas, on risque de mourir de faim et de soif », raconte Bassem. Et d’ajouter : « La situation sanitaire est catastrophique. Les odeurs de pourriture sont insupportables. Il y a des insectes énormes qui se sont abattus sur l’île et qui sont dangereux pour la santé. Le gouvernement hollandais sur place a mis 3 jours à demander de l’aide au pouvoir central. L’armée est arrivée au bout d’une semaine. Il y a très peu de nourriture disponible. Nous mangeons du stock qui a survécu de notre restaurant. Mais la nourriture est en train de moisir. Depuis une semaine, ma femme, mes deux enfants et moi ne survivons qu’en mangeant du riz. Au bout du quatrième jour, l’un de mes fils a commencé à avoir des diarrhées et des urticaires. C’est à ce moment que j’ai paniqué et voulu quitter l’île ».

Les moyens « limités » de l’Etat tunisien

Bassem a donc contacté l’ambassade tunisienne la plus proche, celle qui se trouve à Washington. Mais l’aide du gouvernement tunisien n’a pas été au rendez-vous. « Ils nous ont dit que les moyens de l’Etat sont limités et qu’il n’a pas de budget pour nous secourir. Tous ceux qui étaient avec nous ont été évacués par leurs pays. La Jordanie, par exemple, a envoyé un avion pour évacuer la totalité des Jordaniens sur place. Ils n’avaient droit qu’à un seul bagage mais le co-pilote s’est porté volontaire pour aider ceux qui en avaient plus à les porter. Le ministère des Affaires étrangères nous a informé qu’il y a un avion hollandais qui va partir bientôt et qu’il pourrait nous accepter. Nous sommes allés sur place. La file d’attente était interminable. Il s’est par la suite avéré que l’avion était à destination d’une île voisine et que, sur place, il fallait à nouveau chercher un billet vers la Hollande, puis vers la France, pour enfin arriver en Tunisie. Tout ça, sur mes frais personnels », relate Bassem Kerkeni. Il ne pouvait pas quitter l’île. Il devait surveiller le peu de biens qui lui restait et essayer de reconstruire ce qu’il y a à reconstruire. «  Je voulais surtout évacuer ma femme et mes enfants. Imaginez-vous une maman et ses deux enfants en bas âge, dont l’un est malade, devant rester 3 ou 4 jours dans chaque ville, entre chaque vol, sachant que nous ne connaissions personne ni en France ni en Hollande, et que nous n’avions aucun moyen pour réserver en avance. Je n’avais surtout pas l’argent pour acheter autant de billets. Et je ne pouvais risquer encore plus de souffrance pour ma famille. Alors nous sommes restés. C’est tout ce que l’Etat Tunisien nous a proposé comme solution », explique Bassem.

Abandon, frustration et déception

Une quinzaine de jours après le passage de l’ouragan Irma, la situation de cette famille est toujours aussi critique. « Nous buvons aussi peu d’eau que nous pouvons. Nous avons eu de l’électricité pendant 3 jours puis l’ouragan Maria est passé non loin de nous, et l’électricité a été coupée de nouveau. Les Etats ont évacué leurs nationaux, nous sommes des laissés-pour-compte. L’aéroport est inutilisable, il n’y a aucun vol pour quitter le territoire. Nous avons vu des animaux de compagnie monter dans les avions français, hollandais, américains, et nous, on a refusé de nous embarquer. Ma famille et moi sommes à bout de nerfs », s’indigne Bassem. Et il poursuit : « Je connais une quinzaine de Tunisiens sur l’île qui sont dans la même situation. Je dois monter tous les jours des litres d’eau sur 3 étages puis redescendre pour essayer de trouver de quoi nourrir ma famille. Je n’ai reçu qu’un message du ministère des Affaires étrangères le 8 septembre me demandant comment nous allons. Ils savent très bien que nous avons du mal à survivre. Je sens que je n’existe pas pour l’Etat tunisien. Les autres gouvernements se sont démenés pour rapatrier leurs nationaux. Nous, on nous a abandonné. C’est comme si nous n’existions pas ». Pourtant, l’histoire de Bassem aurait pu être différente s’il avait choisi d’être citoyen néerlandais. « On m’a proposé le passeport hollandais, à condition que j’abandonne ma nationalité tunisienne. J’ai refusé. Toute ma vie, j’ai été fier d’être Tunisien. Je ne changerai ça pour rien au monde. Mais aujourd’hui, je suis accablé », regrette le rescapé.

« C’est beaucoup trop tard »

Jeudi soir, le ministère des Affaires étrangères a publié un communiqué promettant de rapatrier les Tunisiens présents sur l’île dans les heures qui suivent, soit 13 jours après le passage de l’ouragan. Questionné sur cela, Bassem Kerkeni a également déclaré à Nawaat : « C’est beaucoup trop tard. Ceux qui ont été forcés de rester ont dû louer des appartements et des maisons, et payé plusieurs mois à l’avance parce qu’il n’y a que très peu de biens encore habitables sur l’île. Pour ma part, j’ai commencé à reconstruire mon restaurant. Je ne pouvais pas rester sans rien faire, l’avenir de mes enfants est en jeu. Prendre cette mesure 13 jours plus tard, ça n’a pas beaucoup de sens. Nous ne pouvons même pas gagner notre vie en Tunisie. Ça fait 14 ans que je suis installé ici. Je ne connais plus personne en Tunisie qui puisse me trouver du travail et je sais que l’économie du pays est au plus mauvais ».

Malgré tout, ce Tunisien dont la vie a basculé du jour au lendemain garde espoir. « Je suis tombé et me suis relevé plusieurs fois. Depuis tout jeune, j’ai toujours été bosseur. En Tunisie, je me suis essayé à plusieurs projets, je ne suis jamais resté les bras croisés. Quand je n’ai plus vu d’issue professionnelle, je suis venu ici. Je ne le regrette pas, cette île m’a beaucoup donnée et aujourd’hui, elle a besoin d’être reconstruite. Je suis d’un naturel optimiste. Je sais que les choses s’arrangeront bientôt », dixit Bassem avec détermination. Un message d’espoir de ce Tunisien à l’image de milliers d’autres, parti pour construire un avenir meilleur, et rattrapé par la réalité d’une Tunisie qui se préoccupe plus d’amnistier ses corrompus que de sauver ses enfants.