Sept ans après la Révolution, le champ médiatique tunisien poursuit sa mue, difficilement. Les professionnels du secteur vivent comme beaucoup de Tunisiens et Tunisiennes une période difficile, transitoire, teintée d’opti-pessimisme. Après l’euphorie révolutionnaire, celle de la Constitution et des réformes institutionnelles et législatives historiques pour la garantie et la protection de la liberté d’informer ; le secteur des médias traverse un passage à vide, une période de stagnation, voire de régression. Celle-ci n’est profitable qu’à ceux qui au sommet de l’Etat, considèrent que la « désétatisation » de l’information, au sens où l’entend l’universitaire Larbi Chouikha, n’est absolument pas une priorité. Face aux nombreux défis que vit le secteur, il est urgent pour les défenseurs de la liberté de la presse de renforcer leur mobilisation pour que fleurisse une information plurielle, de qualité, produite de manière indépendante.
Unir nos forces !
Nombreux sont les dossiers en suspens qui promettent d’être déterminants pour l’avenir des médias tunisiens : nouvelle loi inquiétante pour la réforme du secteur de l’audiovisuel, avenir incertain de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), mise en œuvre difficile du Conseil de la presse et de la loi sur l’accès à l’information…
Les inquiétudes liées à la fragilisation des acquis pour la liberté de la presse obtenus essentiellement entre 2011 et 2014, sont donc bien réelles. Elles sont dues en grande partie au manque de volonté politique pour une réforme progressiste du secteur des médias. En effet, à observer le processus peu transparent et peu participatif dans l’élaboration des lois, le manque de soutien dont a souffert la HAICA, le retour de la culture du « coup de téléphone », cette pratique qui vise à dicter des ordres sans laisser de traces…. il est à craindre que le pouvoir exécutif actuel ait déjà enclenché la « marche-arrière », signalant un retour à des pratiques dignes des heures sombres de la dictature. À cette crainte vient se greffer celle, plus angoissante encore, de voir les défenseurs de la liberté de la presse ne pas réagir de façon forte et unie.
Pour renouveler le rapport de force avec les autorités actuelles, une confiance renouvelée entre les acteurs du secteur, une plus grande transparence dans l’échange et le partage des informations et la libération des énergies de tous devraient être une priorité. En ce sens, il est urgent de ressusciter la Coalition civile pour la défense de la liberté d’expression avec les organisations nationales concernées, en laissant la porte ouverte aux organisations internationales qui pourraient se joindre à certaines actions, de manière ponctuelle. Le sentiment d’exclusion ou de concurrence au sein même de la société civile médiatique est préjudiciable à la cause. Ce n’est donc que par l’union de ses acteurs qu’il sera possible de rester debout ensemble face aux enjeux à venir.
Réinventer le journalisme
Il faut se le répéter : après avoir été étouffé, manipulé et déstructuré pendant plusieurs décennies, on ne peut attendre du journalisme tunisien qu’il se réinvente en si peu de temps. Car sept années, ce n’est rien ou pas grand chose après des décennies de répression et de censure du champ médiatique.
Rappelons aussi que, bien qu’il soit vrai que les racines ne se mangent pas, il est néanmoins essentiel d’en comprendre les ramifications pour un développement sain. Un travail approfondi de mémoire sur l’histoire des médias en Tunisie en dehors du seul cercle académique, est nécessaire. Depuis 2011, le débat autour de cette question a été boycotté de mille façons. Sept ans après le départ de Ben Ali, l’amnésie règne en maître sur le secteur médiatique, qu’il s’agisse des exactions commises contre la liberté d’expression depuis l’indépendance du pays, du rôle répressif d’officines comme l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) ou l’Agence tunisienne d’Internet (ATI), ou plus largement du fonctionnement de l’appareil de propagande. Et pour cause ! Nombreux sont ceux, au pouvoir ou dans certains lobbys médiatiques à craindre que l’on désigne et poursuive les responsables de ces trop nombreuses contraventions aux libertés fondamentales des médias, ou que l’on dédommage les victimes et prenne des mesures pour éviter que cela ne se reproduise. En un mot, que l’on fasse courageusement face à certaines réalités dérangeantes et que l’on mette sur pied une véritable justice transitionnelle pour les médias.
Lier ce travail de mémoire à la question épineuse de la transparence sur la propriété des médias est également souhaitable. En 2016, une enquête menée par RSF et l’association tunisienne Al Khatt révélait que le risque de contrôle du politique sur les médias et leur financement était moyen. Néanmoins, il était alors difficile d’obtenir des informations précises et actualisées sur la composition des structures médiatiques. Cette recherche en lien avec le travail de mémoire mériterait d’être approfondie si l’on accepte enfin que l’avenir est un présent que nous fait le passé.
Dans l’étude précitée, la télévision reste le média le plus consommé en Tunisie. À cet égard, il apparaît clairement que la pratique journalistique souffre du nivellement par le bas des programmes télévisés. Motivées par une logique commerciale, les chaînes de télévision privée n’hésitent pas à mettre en avant des émissions qui font du voyeurisme, du buzz et des clashs un véritable fonds de commerce, dangereux pour le droit d’informer et l’évolution du journalisme.
Élever la condition du journaliste
Produire une information de qualité soustraite à la loi du marché comme aux pressions du pouvoir passe obligatoirement par l’amélioration des conditions socioéconomiques des journalistes tunisiens. Tant que ces derniers seront mal payés, tant que n’aboutit pas la révision des conventions sectorielles, l’indépendance du professionnel de l’information ne sera pas assurée.
Actuellement, le salaire moyen d’un journaliste en Tunisie est de 600 dinars bruts/mensuel. À titre de comparaison, il est d’environ 12 000 dirhams brut/mensuel au Maroc, correspondant à 3500 dinars tunisiens bruts/mensuel. Selon une étude récente, 50% des journalistes tunisiens perçoivent un salaire de moins de 400 dinars par mois. Quelques 63% de ces mêmes journalistes affirment que leur situation matérielle a un impact sur la liberté de la presse.
Comment envisager alors un journalisme qui ne soit pas un outil utilisé au service du maintien de l’ordre ? Comment atteindre l’idéal journalistique, celui qui brille par le reportage et l’investigation, si le journaliste au lieu de se consacrer à la recherche, à la vérification et au recoupement de l’information passe son temps à se demander si son salaire sera bien payé à la fin du mois, si son contrat est en règle, si les cotisations sociales qui lui sont dues sont réglées ? Cette situation est intenable.
Des négociations sont actuellement en cours entre les responsables de l’État tunisien et le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). Il est plus que souhaitable qu’en 2018, celles-ci puissent enfin aboutir. Quand on sait que le syndicat a mis ses propositions sur la table il y a de cela plusieurs mois, que le chef du gouvernement actuel a promis le 14 janvier 2017 des mesures concrètes en faveur de l’amélioration de la condition socio-économique des journalistes, on est en droit de rêver à un dénouement rapide… ou à défaut, à une revendication plus poussée dans le cadre des droits prévus par la Constitution de janvier 2014.
Unir les forces de la société civile tunisienne, engager un véritable travail de mémoire, améliorer la condition des journalistes sont autant de défis et de conditions prioritaires pour le secteur. Ce ne sont pas les seuls et il en reste – bien évidemment – de nombreux autres comme la réforme des médias publics et l’élucidation des circonstances de la disparition de Sofiane Chourabi et Nadhir Guetari…etc.
A l’ère des fakenews, de la propagande et de la désinformation, grandes sont les attentes des défenseurs du droit d’informer et d’être informé qui croient au modèle tunisien, véritable phare d’espoir dans la région. Elles sont à mon sens, loin d’être impossibles à combler.
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